La théorie économique entre Platon et Bergson

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Thierry de MONTBRIAL (63)

Le mod­èle d’Ar­row-Debreu est à juste titre con­sid­éré comme l’une des plus grandes réal­i­sa­tions de la théorie économique au XXe siè­cle. Étant don­né son impor­tance con­sid­érable dans la pen­sée économique con­tem­po­raine, j’en rap­pellerai l’essence.

On part d’un nom­bre don­né de “consommateurs“et de ” pro­duc­teurs “. Les pre­miers sont car­ac­térisés par leur classe­ment de préférence sur toutes les com­bi­naisons pos­si­bles de quan­tités d’un ensem­ble de “biens” égale­ment spé­ci­fié une fois pour toutes. Les sec­onds sont assim­ilés à des ” fonc­tions ” ou ” ensem­bles de pro­duc­tion “, lesquels pré­cisent les rela­tions pos­si­bles entre inputs et out­puts. Enfin, la “nature” donne les ressources a pri­ori disponibles de cha­cun des biens, antérieure­ment à toute activ­ité économique. Ces ressources, ain­si que les droits sur les ” pro­duc­teurs “, sont répar­ties entre les “con­som­ma­teurs”, selon des clés égale­ment exogènes. 

Équilibre et optimum

Le but est d’ex­hiber un sys­tème de prix tel que la max­imi­sa­tion de sa sat­is­fac­tion pour chaque con­som­ma­teur et de son prof­it pour chaque pro­duc­teur, compte tenu de la répar­ti­tion des revenus, con­duit au mir­a­cle de la ” main invis­i­ble “, c’est-à-dire à l’é­gal­ité de l’of­fre et de la demande simul­tané­ment pour cha­cun des biens.

L’ob­jet pre­mier de la théorie de l’équili­bre et de l’op­ti­mum est d’établir, sur la base d’hy­pothès­es math­é­ma­tiques aus­si inter­préta­bles et peu con­traig­nantes que pos­si­ble, l’ex­is­tence de sys­tèmes de prix ayant les pro­priétés précé­dentes. En dis­ant que la théorie de l’équili­bre et de l’op­ti­mum est sta­tique, on entend implicite­ment qu’elle est l’équiv­a­lent de la sta­tique en mécanique.

Resterait donc à décou­vrir l’équiv­a­lent économique des lois de New­ton. En fait, toutes les ten­ta­tives de ce genre, et il y en a beau­coup, par­ti­c­ulière­ment dans le troisième quart du vingtième siè­cle, ont con­duit à des impass­es, la plus fla­grante étant dans le domaine monétaire. 

Le mécanisme cinématographique

À ce stade, je ne saurais mieux faire que de me référ­er à l’analyse lumineuse du chapitre IV de L’Évo­lu­tion créa­trice, inti­t­ulé : ” Le mécan­isme ciné­matographique de la pen­sée et l’il­lu­sion mécan­is­tique “. Berg­son écrit : ” [La philoso­phie des Idées] part de la Forme, elle y voit l’essence même de la réal­ité. Elle n’ob­tient pas la forme par une vue prise sur le devenir ; elle se donne des formes dans l’éter­nel ; de cette éter­nité immo­bile la durée et le devenir ne seraient que la dégra­da­tion. La forme ain­si posée, indépen­dante du temps, n’est plus alors celle qui tient dans une per­cep­tion ; c’est un con­cept.”

Les Idées exis­tent donc par elles-mêmes. Berg­son voit dans cette philoso­phie “la méta­physique naturelle de l’in­tel­li­gence humaine”, à laque­lle on aboutit ” dès qu’on suit jusqu’au bout la ten­dance ciné­matographique de la per­cep­tion et de la pen­sée “. Par “ten­dance ciné­matographique “, Berg­son entend la représen­ta­tion d’un phénomène tem­porel comme une suc­ces­sion (déter­min­iste, ou aléa­toire dans le cadre d’un espace prob­a­bil­is­able bien posé, ce qui sup­pose un ensem­ble ” d’é­tats de la nature ” totale­ment iden­ti­fié a pri­ori) ” d’im­ages ” fix­es, représen­tant cha­cune une sorte d’équili­bre. La fécon­dité de cette méth­ode est écla­tante dans les sci­ences physiques, même s’il con­vient d’en recon­naître les lim­ites puisque aucun sys­tème n’est jamais ” isolé “. Sa mise en oeu­vre dans les sci­ences économiques est beau­coup plus réductrice. 

L’économie ne sera jamais une science exacte

Con­traire­ment aux rêves de cer­tains des plus grands écon­o­mistes théoriciens de l’après Sec­onde Guerre mon­di­ale, l’é­conomie n’est pas et prob­a­ble­ment ne sera jamais une sci­ence exacte com­pa­ra­ble à la mécanique clas­sique ou même à la ther­mo­dy­namique, essen­tielle­ment parce que les hommes n’agis­sent pas comme des robots.

Toutes les ten­ta­tives pour décou­vrir l’équiv­a­lent économique des lois de New­ton ont con­duit à des impass­es, la plus fla­grante étant dans le domaine monétaire

Et d’une cer­taine façon, l’ap­proche “ciné­matographique ” de la théorie économique mod­erne — y com­pris la théorie des jeux — fait penser à une sorte de robo­t­ique. En tant que sci­ence humaine, l’é­conomie poli­tique est vouée à rester une com­bi­nai­son d’art et de sci­ence, comme les ban­quiers cen­traux, ces spé­cial­istes de la durée économique, ne le savent que trop bien. 

De l’imprévisible et du nouveau

Ces con­sid­éra­tions me ramè­nent irré­sistible­ment à Berg­son. ” D’où vient, se demande l’au­teur de L’Évo­lu­tion créa­trice, que tout n’est pas don­né d’un seul coup, comme sur la bande du ciné­matographe ? Plus j’ap­pro­fondis ce point, plus il m’ap­pa­raît que, si l’avenir est con­damné à suc­céder au présent au lieu d’être à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déter­miné au moment présent, et que, si le temps occupé par cette suc­ces­sion est autre chose qu’un nom­bre, s’il a, pour la con­science qui y est instal­lée, une valeur et une réal­ité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel sys­tème arti­fi­cielle­ment isolé, comme dans un verre d’eau sucrée, mais dans le tout con­cret avec lequel ce sys­tème fait corps, de l’im­prévis­i­ble et du nouveau. ”

L’analyse de Berg­son paraît adéquate en ce qu’elle illu­mine la rai­son de l’in­ca­pac­ité de la ” méth­ode ciné­matographique ” à saisir l’essence de ques­tions comme l’évo­lu­tion économique ou le rôle de la mon­naie, cet arte­fact inven­té pour en canalis­er le cours, comme le lit d’une riv­ière en canalise le courant. 

L’incertitude pure

Mais l’in­cer­ti­tude pure affecte à des degrés divers la vie de tous les hommes. Cha­cun a sa part, fût-elle mod­este, de créa­tion et de lib­erté. C’est pourquoi aucun raison­nement prob­a­biliste ou sta­tis­tique ne pour­ra jamais enfer­mer durable­ment les com­porte­ments humains même agrégés.

Aucun raison­nement prob­a­biliste ou sta­tis­tique ne pour­ra jamais enfer­mer durable­ment les com­porte­ments humains

Si l’analyse moné­taire paraît telle­ment résis­tante à l’ap­proche ciné­matographique dont par­le Berg­son, n’est-ce pas juste­ment parce que, à côté de ses effets sta­tis­tiques au sens tech­nique du terme, la frange résidu­elle d’in­cer­ti­tude de la poli­tique moné­taire reste rad­i­cale­ment non nég­lige­able et donc rad­i­cale­ment surprenante ?

Il ne s’ag­it pas, pour autant, de min­imiser les apports de la théorie économique à l’analyse du risque au cours des dernières décen­nies, bien qu’ils reposent explicite­ment ou implicite­ment sur l’idée d’e­spaces prob­a­bil­is­ables (et de prob­a­bil­ités sub­jec­tives), où les ” états de la nature ” sont par déf­i­ni­tion don­nés à l’avance. 

Perspective et idéologie

Deux con­clu­sions inter­dépen­dantes émer­gent. Pre­mière­ment, il est fon­da­men­tal de se situer dans une per­spec­tive his­torique à long terme si l’on veut éviter l’éter­nelle répéti­tion de crises finan­cières et économiques plus ou moins graves.

L’ou­bli des erreurs passées entraîne leur repro­duc­tion dans une suite sans fin. Deux­ième­ment, on ne doit pas pren­dre la sci­ence économique trop au sérieux, c’est-à-dire jusqu’au point de méta­mor­phoser des mod­èles théoriques — sou­vent inspirés par une actu­al­ité trop proche et dont la nature même évac­ue l’homme dans sa capac­ité créa­trice et dans sa lib­erté — en dogmes ou en idéolo­gies, ce qui est man­i­feste­ment une ten­ta­tion pour cer­tains sci­en­tifiques en mal de notoriété. Et d’ailleurs, les idéolo­gies, elles aus­si, se con­for­ment à des sché­mas cycliques.

BIBLIOGRAPHIE

• Hen­ri Berg­son. Œuvres, Édi­tion du Cen­te­naire, Quadrige, PUF, 2007.
• Dou­glas C. North. Under­stand­ing the Process of Eco­nom­ic Change. Prince­ton Uni­ver­si­ty Press, 2005.
• Stephen A. Ross. Neo­clas­si­cal Finance. Prince­ton Uni­ver­si­ty Press, 2005.
• F. H. Knight. Risk, Uncer­tain­ty and Prof­it. New York, Houghton Mif­flin, 1921.

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