Les modèles mathématiques des activités financières

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par André LÉVY-LANG (56)

REPÈRES

REPÈRES
Il est intéres­sant de rap­pel­er que c’est un math­é­mati­cien français qui est générale­ment con­sid­éré comme le précurseur de la mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique en finance. Louis Bache­li­er a fait en 1900 une thèse inti­t­ulée Théorie de la spécu­la­tion, sous la direc­tion de notre grand ancien Hen­ri Poin­caré. Cette thèse jetait les bases d’un mod­èle des marchés financiers, par analo­gie au mou­ve­ment brown­ien des physi­ciens, mod­èle que Bache­li­er a été le pre­mier à exprimer sous forme prob­a­biliste. Louis Bache­li­er dévelop­pa ses mod­èles dans ses travaux ultérieurs, qui furent très peu appré­ciés à l’époque, et il mou­rut dans l’ob­scu­rité en 1946. C’est pour lui ren­dre hom­mage que son nom a été don­né à l’In­sti­tut créé en 2008 dans le cadre du Pôle de com­péti­tiv­ité “Inno­va­tion-Finance” pour soutenir la recherche et l’en­seigne­ment en finance.

Les pre­miers travaux de mod­éli­sa­tion en matière de finance datent du début du xxe siè­cle, mais ce n’est que dans les années soix­ante et soix­ante-dix qu’ils furent redé­cou­verts. En 1973, Fis­ch­er Black et Myron Scholes ont pub­lié un papi­er don­nant une for­mule de cal­cul de la valeur d’une option en fonc­tion de dif­férents paramètres, notam­ment de la volatil­ité de l’ac­t­if ” sous-jacent ” (celui dont la valeur sert de référence à l’op­tion). Leur for­mule (sou­vent citée comme ” Black et Scholes ”) repose sur des hypothès­es très fortes, notam­ment le mou­ve­ment brown­ien de la valeur du sous-jacent, hypothès­es peu réal­istes dans beau­coup de cas. Mais l’idée que la valeur d’une option peut être cal­culée à par­tir d’hy­pothès­es sur le com­porte­ment du sous-jacent a ouvert un champ nou­veau de travaux théoriques et d’applications. 

La finance des marchés

D’autres méth­odes de cal­cul ont été pro­posées, de même que des raf­fine­ments de la for­mule de Black et Scholes. Les financiers ont décou­vert que le cal­cul des prob­a­bil­ités ne s’ap­pli­quait pas seule­ment à l’as­sur­ance mais aus­si à la finance de marchés. Les trente années suiv­antes ont été des années de développe­ment rapi­de, théorique et pra­tique, des math­é­ma­tiques financières. 

Une approche révolutionnaire

Options 
“Option” est un con­trat entre un acheteur et un vendeur, qui fixe un paiement futur du vendeur à l’a­cheteur suiv­ant la valeur atteinte par un act­if, appelé le “sous-jacent”. Celui qui achète une option cou­vre un risque, celui qui la vend accepte de pren­dre le risque. L’of­fre de prise de risque est lim­itée par le cap­i­tal de l’a­cheteur, sauf si celui-ci peut à son tour se cou­vrir sur un marché. De nom­breuses vari­antes exis­tent, suiv­ant les ter­mes du contrat.

Avant de revenir sur les forces et faib­less­es des mod­èles, il faut com­pren­dre com­ment la val­ori­sa­tion théorique des options a révo­lu­tion­né la finance et les marchés. Les con­trats option­nels ou de futurs exis­taient de longue date pour cer­taines matières pre­mières et, en finance, pour les taux d’in­térêt, les taux de change et cer­taines actions.

Un con­trat option­nel per­met la cou­ver­ture d’un risque, risque de prix pour une récolte, risque de change pour un expor­ta­teur, risque de prix pour un investis­seur en actions.

La mod­éli­sa­tion a per­mis d’élargir l’of­fre et la demande de pro­duits dérivés

Il exis­tait déjà des marchés du risque, les marchés de futurs, mais ces marchés étaient lim­ités en ter­mes de vol­ume, de liq­uid­ité et de var­iété des pro­duits traités. Le développe­ment de marchés du risque était donc freiné non par la demande de cou­ver­ture, liée à l’ac­tiv­ité économique, mais par l’of­fre d’achat de risque, lim­itée par le cap­i­tal dis­posé à pren­dre et garder le risque. La mod­éli­sa­tion de la valeur d’une option a per­mis d’élargir l’of­fre et la demande de ce que l’on a appelé les pro­duits dérivés, c’est-à-dire l’ensem­ble des con­trats dont la valeur dépend de celle d’un act­if don­né, le ” sous-jacent “.

Des produits dérivés sur mesure

En effet, à par­tir du moment où des sociétés finan­cières, notam­ment les ban­ques d’in­vestisse­ment, ont pu mod­élis­er la valeur des options, elles ont pu con­cevoir des méth­odes de cou­ver­ture du risque et aug­menter leur offre pour le même niveau de cap­i­tal. Les marchés organ­isés de pro­duits dérivés, par exem­ple le marché des futurs sur les indices bour­siers, ont dès lors con­nu un développe­ment rapi­de (le MATIF en France par exem­ple). En même temps, la mod­éli­sa­tion a per­mis aux ban­ques d’in­vestisse­ment de pro­pos­er à leurs clients, entre­pris­es et investis­seurs, des pro­duits dérivés com­plex­es, traités de gré à gré, pour répon­dre à des besoins spé­ci­fiques. Le risque de ces dérivés “sur mesure” pou­vait être lim­ité, sinon com­plète­ment cou­vert, par des séries d’opéra­tions sur les marchés régle­men­tés, suiv­ant un pro­gramme de cou­ver­ture défi­ni à par­tir des mod­èles de val­ori­sa­tion. Résumons : en don­nant une base théorique à la val­ori­sa­tion des options, la mod­éli­sa­tion a per­mis le développe­ment par­al­lèle de marchés organ­isés et d’opéra­tions de gré à gré, les pre­miers per­me­t­tant de cou­vrir en par­tie le risque des seconds. 

Mieux couvrir les risques

L’ensem­ble de l’é­conomie y a trou­vé la pos­si­bil­ité de cou­vrir mieux les risques de l’ac­tiv­ité “réelle ” sans que soit immo­bil­isée pour cela une masse impor­tante de capitaux.

Ces mod­èles très impar­faits ont per­mis de créer beau­coup de richesses

La finance a rem­pli sa fonc­tion, qui est d’op­ti­miser l’u­til­i­sa­tion du cap­i­tal pour un vol­ume don­né d’ac­tiv­ité économique, et donc de per­me­t­tre plus de développe­ment économique avec un vol­ume don­né de cap­i­tal. Les marchés du risque sont un moyen d’aug­menter la pro­duc­tiv­ité du cap­i­tal comme out­il de cou­ver­ture des risques. 

Prendre en compte le comportement des acteurs

Les lim­ites des mod­èles actuels sont nom­breuses et bien con­nues des math­é­mati­ciens et des écon­o­mistes. La for­mule de Black et Scholes, comme beau­coup des mod­èles de val­ori­sa­tion des options, repose sur des hypothès­es fortes dont on sait qu’elles lais­sent échap­per une part impor­tante de la réal­ité. De même, l’hy­pothèse d’ab­sence de pos­si­bil­ité d’ar­bi­trages sur le marché auquel se réfèrent les mod­èles n’est évidem­ment pas réal­iste. La cor­réla­tion entre marchés (de taux, des changes, d’ac­tions), et notam­ment leur cor­réla­tion en cas de sur­ve­nance d’un événe­ment extrême mais peu prob­a­ble, a été démon­trée par la crise de 2008, la prise en compte par les mod­èles de cette cor­réla­tion n’est pas tou­jours faite et n’est pas aisée quand elle l’est. 

Prendre en compte les comportements

Utilis­er les fractales
Dans la for­mule de Black et Scholes, la représen­ta­tion du com­porte­ment d’un marché par un mou­ve­ment brown­ien ne rend pas compte des grandes vari­a­tions très peu fréquentes mais bru­tales que l’on sait pos­si­bles. Les travaux de Benoît Man­del­brot sur les frac­tales ont large­ment dévelop­pé ce sujet.

Enfin, et c’est sans doute la faib­lesse la plus grave des pre­miers mod­èles util­isés par les financiers, ils ne pren­nent pas en compte les com­porte­ments des acteurs des marchés, investis­seurs et ban­quiers, cha­cun antic­i­pant les déci­sions des autres pour se cou­vrir ou pren­dre des posi­tions spécu­la­tives. C’est ce qui explique l’ac­céléra­tion des mou­ve­ments de baisse, la dis­pari­tion qua­si instan­ta­née de la liq­uid­ité observée en 2007 et 2008 et plus générale­ment la sur­v­enue des sit­u­a­tions extrêmes que les mod­èles basés sur des sta­tis­tiques his­toriques ne prévoient pas. Et pour­tant, avec ces mod­èles très impar­faits, voire faux, les marchés de dérivés se sont dévelop­pés et ils ont per­mis, en trente ans, de créer beau­coup de richess­es, non seule­ment pour les financiers mais pour l’ensem­ble des économies mondiales.

Un solde largement positif

Même si une par­tie de ces richess­es a été détru­ite depuis 2007, le sol­de reste large­ment posi­tif pour l’é­conomie mon­di­ale. C’est que la plu­part du temps, ces mod­èles don­naient une représen­ta­tion accept­able de la réal­ité. Mais aus­si, il faut en être con­scient, parce que les marchés financiers ont été portés par une hausse générale des valeurs bour­sières, par la baisse des taux d’in­térêt et par le gon­fle­ment des liq­uid­ités. La dérive de la finance qui a con­duit à la crise a été large­ment analysée, il n’est pas utile d’y revenir ici. Il est vrai que les mod­èles math­é­ma­tiques ont été un des instru­ments de cette dérive, car ils ont été util­isés par des financiers soit peu scrupuleux (la titri­sa­tion des crédits sub­prime, le mon­tage des CDO et leur nota­tion), soit incom­pé­tents, ban­quiers et régu­la­teurs vic­times de ” l’hubris ” con­sis­tant à croire que le risque, une fois mod­élisé, était con­trôlé voire supprimé. 

Développer et exploiter les travaux académiques

La mod­éli­sa­tion de la réal­ité physique est à la base même de la démarche de l’ingénieur, et il y a une longue expéri­ence de son util­i­sa­tion en mécanique, en ther­mo­dy­namique, et plus générale­ment dans les appli­ca­tions de la physique, de la chimie et même des sci­ences de la vie. Dans tous ces domaines, l’ex­péri­ence a per­mis de met­tre au point de bonnes pra­tiques dans l’u­til­i­sa­tion des mod­èles. La mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique de la finance est beau­coup plus récente. Alors que les lim­ites et les faib­less­es de la mod­éli­sa­tion finan­cière sont bien con­nues des chercheurs académiques en finance, de nom­breuses pub­li­ca­tions sci­en­tifiques en témoignent, elles ne l’ont vis­i­ble­ment pas été de tous les opéra­teurs pro­fes­sion­nels. La recherche académique va con­tin­uer d’analyser la crise et d’en tir­er des propo­si­tions d’amélio­ra­tions des méth­odes d’analyse des risques. 

Compléter les approches classiques

Mod­èles mal utilisés
Un exem­ple du mau­vais emploi des mod­èles a été l’u­til­i­sa­tion abu­sive du con­cept de Val­ue at risk, en abrégé “VAR”. La VAR est la perte max­i­male pos­si­ble sur un porte­feuille financier si une sit­u­a­tion de marché très défa­vor­able se pro­duit et dure un cer­tain temps. Le dou­ble piège est dans la déf­i­ni­tion de la “sit­u­a­tion très défa­vor­able “, quand elle est faite par référence au passé, et dans la déf­i­ni­tion de “max­i­mum pos­si­ble”, qui est exprimée en prob­a­bil­ité, par exem­ple : il n’y a pas plus d’une chance sur 100 que cette perte soit dépassée. On voit bien que ce cas sur cent est juste­ment celui qui s’est pro­duit et que le mod­èle ne prévoy­ait pas.

Les pro­fes­sion­nels, ban­quiers ou investis­seurs, qui ont le mieux tra­ver­sé la crise sont ceux qui ont le mieux util­isé les travaux académiques. Ces pro­fes­sion­nels ont été aver­tis des lim­ites des mod­èles, et ont de ce fait eu la sagesse de com­pléter leur util­i­sa­tion en s’ap­puyant sur les autres approches de ges­tion et de suivi du risque, plus clas­siques et qui restent indis­pens­ables : analyse macroé­conomique, divi­sion des risques, divi­sion des respon­s­abil­ités entre opéra­teurs et con­trôleurs, sur­veil­lance de la liquidité.

On a cru que le risque, une fois mod­élisé, était con­trôlé voire supprimé

La mod­éli­sa­tion finan­cière ne pré­tend pas rem­plac­er les approches clas­siques du risque, mais les com­pléter en don­nant un out­il quan­ti­tatif de val­ori­sa­tion et de cou­ver­ture de ces risques. Il y a donc encore beau­coup à faire dans ce domaine, en recherche appliquée aus­si bien que dans les math­é­ma­tiques en amont de la modélisation.

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