Marcel FROISSARD

Marcel FROISSART (53), un physicien dans son siècle

Dossier : TrajectoiresMagazine N°716 Juin/Juillet 2016
Par Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Une grande fig­ure de la physique con­tem­po­raine, impliqué dans l’évolution du nucléaire civ­il en France. 

Marcel Frois­sart, pro­fesseur de physique cor­pus­cu­laire au Col­lège de France, est né en décem­bre 1934. J’ai fait sa con­nais­sance à la ren­trée de 1952 chez le Fred (Pons, prof de maths en taupe au baz Grand). 

La répu­ta­tion tant du Fred que du Froiss m’avait attiré pour faire une 5/2, n’ayant pu entr­er à l’X en 3/2 chez le Jar (Jardil­li­er, pro­fesseur de maths en taupe à Hen­ri-IV) faute d’avoir l’âge minimum. 

J’ai com­pris tout de suite à qui j’avais affaire quand, à la fin d’un exo d’ana, il m’a péremp­toire­ment dit que j’avais faux car il avait trou­vé autre chose. Je l’ai néan­moins dou­blé au poteau en entrant major (et p’tit nange) avec 15,5 points d’avance sur lui (sur plus de 2 000), l’épaisseur du trait, moins que le repêchage d’un X au fond de la piscine, matière qu’il avait négligée. 

Bien que major à Gnouf où nos rangs étaient inver­sés, il a choisi l’X comme ses frères aînés Daniel (41), père de Patrice (73) et Charles (51, mort en 1993) et il a pris rapi­de­ment le dessus, étant major tant à la fin de la pre­mière année qu’à la sortie. 

De là le surnom de « p’tit maj » dont mes cocons m’ont gen­ti­ment affublé. Une ques­tion me taraude depuis lors : n’aurait-il pas mieux valu pour nous – et pour la France – que nous entri­ons à Gnouf où nous avions devancé Claude Cohen-Tan­noud­ji, prix Nobel de physique 1997, qui avait été reçu à l’X en 52 et avait préféré faire 5/2 pour pou­voir inté­gr­er Gnouf ? 

Après que notre ser­vice mil­i­taire eut été pro­longé de quelques mois pour cause de guerre d’Algérie, nous nous sommes retrou­vés un semes­tre à l’École des mines de Paris avant d’être envoyés en Algérie à titre civ­il dans le cadre du plan de Constantine. 

Nos chemins se sont alors séparés car j’ai choisi l’économie alors qu’il choi­sis­sait la recherche, ce qui n’était pas très facile au corps des Mines à cette époque mal­gré un décret d’août 1939 dit « décret Suquet », et je ne l’ai plus beau­coup revu, même à nos réu­nions de pro­mo aux­quelles il n’avait pas le temps – ou le goût ? – de participer. 

LA BORNE DE FROISSART

Détaché au CEA, il va suc­ces­sive­ment au CERN à Genève où il tra­vaille avec Glaser et Pauli, à Berke­ley où il explore les résul­tats que l’on peut tir­er des pro­priétés ana­ly­tiques de la matrice S et à Prince­ton où son sens cri­tique acéré lui vaut le surnom de « Mr Guillotine ». 

“ J’ai compris à qui j’avais affaire quand il m’a dit que j’avais faux car il avait trouvé autre chose ”

La Société française de physique lui décerne le prix Paul-Langevin en 1964 pour sa démon­stra­tion présen­tée à la con­férence de La Jol­la en 1961, que la sec­tion effi­cace (c’est-à-dire la prob­a­bil­ité d’interaction) totale de col­li­sion de deux par­tic­ules à haute énergie ne peut pas aug­menter plus vite que le car­ré du log­a­rithme de l’énergie de la collision. 

La borne de Froissart

Selon Gilles Cohen-Tan­noud­ji (58), frère de Claude et physi­cien au CEA, la « borne de Frois­sart » traduit une pro­priété fon­da­men­tale de l’interaction forte, insoupçon­née à l’époque mais véri­fiée depuis lors grâce aux derniers accéléra­teurs comme le LHC. 

LA PHYSIQUE DANS LA RUE

Gilles ajoute : « Mar­cel Frois­sart a dirigé avec Mau­rice Jacob la ses­sion de 1965 de l’école de physique théorique des Houch­es, dont je garde un sou­venir éblouis­sant. En 1973, il a présidé, avec une énergie et une effi­cac­ité excep­tion­nelles, le comité d’organisation de la con­férence inter­na­tionale de physique des par­tic­ules à Aix-en-Provence. 

Cette con­férence, qui a été mar­quée par un des événe­ments majeurs de la dis­ci­pline, la décou­verte des réac­tions de courants neu­tres en inter­ac­tion faible, a été aus­si, grâce à lui, l’occasion d’une ini­tia­tive orig­i­nale qui s’est ensuite général­isée dans toutes les con­férences inter­na­tionales, de pop­u­lar­i­sa­tion de la physique dans la rue (Aix-Pop) via le Groupe de liai­son pour l’action cul­turelle sci­en­tifique (GLACS) qu’il crée avec Michel Crozon. » 

Au CERN
Au CERN à Genève, Mar­cel Frois­sart tra­vaille avec Glaser et Pauli. © CERN

LA CONTROVERSE DU RUBBIATRON

En 1993, Marcel est au centre d’une controverse sur le Rubbiatron, réacteur nucléaire sous-critique proposé par Carlo Rubbia, physicien nucléaire italien, prix Nobel de physique et ancien directeur du CERN. Le Rubbiatron comprend un synchrotron qui accélère des protons entre 800 MeV et 1 GeV et les envoie sur une cible de thorium refroidie au plomb.
EDF et le CNRS sont pour car il s’agit d’un concept simple, voire rustique, il brûle du thorium qui est très abondant et il ne repose pas sur une réaction en chaîne dont on sait qu’elle risque de devenir incontrôlable.
Le CEA est contre, mais est-ce parce que le plomb fondu risque de se solidifier ou pour des raisons moins avouables ? On sait qu’il était également contre le remplacement du graphite-gaz français par le PWR américain, dont dérivent, après une francisation réussie, la plupart de nos centrales actuelles.

DOCET OMNIA

Mar­cel est nom­mé en 1973, en même temps que Claude Cohen-Tan­noud­ji, pro­fesseur de physique cor­pus­cu­laire au Col­lège de France, où il enseign­era plus de trente ans et dont il fait sienne la devise Docet omnia.

“ À Princeton, son sens critique acéré lui vaut le surnom de Mr Guillotine ”

Une de ses tâch­es con­siste à uni­fi­er les lab­o­ra­toires de Fran­cis Per­rin et de Louis Lep­rince- Ringuet sous le nom de « Lab­o­ra­toire de physique cor­pus­cu­laire et cos­molo­gie » (LPC) et à en réduire la taille, tout en main­tenant une activ­ité d’importance sur la scène inter­na­tionale dans son domaine de prédilec­tion : l’astro-particule.

Cette opéra­tion de restruc­tura­tion, clas­sique dans le secteur privé, n’a pas man­qué de sus­citer de vives réac­tions de la part de cer­tains chercheurs mis sur la touche, dont la presse s’est fait l’é­cho à l’époque.

L’AVENIR DU NUCLÉAIRE CIVIL

“ Diversifier les efforts en vue d’un meilleur approvisionnement énergétique ”

En 1975, Mar­cel s’implique dans le débat sur l’avenir du nucléaire civ­il à la suite de la pub­li­ca­tion par un groupe de tra­vail CEA-CNRS d’un rap­port dis­ant : « La France est un des pays indus­triels les plus dépourvus en ressources énergé­tiques fos­siles. Son développe­ment économique depuis deux décen­nies a reposé – dans une mesure sans cesse crois­sante – sur des impor­ta­tions de pét­role extrait loin de son territoire. 

L’année 1974 mar­que à cet égard un tour­nant his­torique avec la déci­sion gou­verne­men­tale d’accélérer le développe­ment de l’énergie nucléaire. Il est désor­mais cer­tain qu’à moyen terme une part essen­tielle de l’énergie pro­duite dans ce pays provien­dra de la fis­sion nucléaire. » 

VERS LES ÉNERGIES NOUVELLES

Centrale nucléaire
Mar­cel Frois­sart s’implique dans le Groupe­ment des sci­en­tifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) et est nom­mé par le CNRS prési­dent d’un groupe de tra­vail sur le nucléaire. © JERÔME BONO / FOTOLIA.COM

À la suite de cette pub­li­ca­tion, à un moment où je par­ticipe, en tant que représen­tant de la direc­tion de la prévi­sion aux travaux de la com­mis­sion Peon pour la pro­duc­tion d’électricité d’origine nucléaire, qui prône une accéléra­tion du pro­gramme nucléaire, Mar­cel s’implique dans le Groupe­ment des sci­en­tifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) et est nom­mé par le CNRS prési­dent d’un groupe de tra­vail sur le nucléaire qui con­clut : « Un développe­ment mas­sif du pro­gramme créerait tout au long de la chaîne indus­trielle des points d’engorgement (prospec­tion des ressources, enrichisse­ment, retraitement). 

L’effort impor­tant néces­saire pour sup­primer ces points noirs ne devrait en aucun cas faire pass­er au sec­ond plan les ques­tions rel­a­tives à la pro­tec­tion des per­son­nes et de l’environnement (pol­lu­tion ther­mique, efflu­ents radioac­t­ifs, con­trôles de fab­ri­ca­tion, prob­lèmes posés par les déchets). 

Devant toutes ces dif­fi­cultés, qui peu­vent entraîn­er une mod­i­fi­ca­tion sub­stantielle et mal maîtris­able de notre société, il paraît souhaitable de diver­si­fi­er les efforts en vue d’un meilleur appro­vi­sion­nement énergétique. 

Des crédits équiv­a­lents d’une frac­tion, même faible, de ceux con­sacrés au développe­ment du pro­gramme nucléaire devraient être affec­tés aux recherch­es pour le développe­ment d’énergies nouvelles. 

Le poten­tiel sci­en­tifique du CNRS pour­rait utile­ment con­tribuer à ce type de recherches. » 

UNE CONSCIENCE PRÉMONITOIRE

À côté de ces con­clu­sions, somme toute mod­érées et même pré­moni­toires à quar­ante ans de dis­tance, Mar­cel prend la tête d’un appel des sci­en­tifiques, dont deux cents physi­ciens nucléaires, dit « Appel des 400 », qu’il présente au cours d’une con­férence de presse, en même temps qu’un dossier « Pour un arrêt immé­di­at du développe­ment mas­sif de l’électronucléaire » et pub­lie sous le titre « À pro­pos du pro­gramme nucléaire français » dans Le Monde du 11 févri­er 1975, avec la con­clu­sion suivante : 

“ Quand on dit « Tout est dans tout et réciproquement », c’est la réciproque qui est importante ”

« Nous pen­sons que la poli­tique actuelle­ment menée ne tient compte ni des vrais intérêts de la pop­u­la­tion ni de ceux des généra­tions futures, et qu’elle qual­i­fie de sci­en­tifique un choix politique. 

Il faut qu’un vrai débat s’instaure et non ce sem­blant de con­sul­ta­tion fait dans la pré­cip­i­ta­tion. Nous appelons la pop­u­la­tion à refuser l’installation de ces cen­trales tant qu’elle n’aura pas une claire con­science des risques et des conséquences. 

Nous appelons les sci­en­tifiques (chercheurs, ingénieurs, médecins, pro­fesseurs, tech­ni­ciens) à soutenir cet appel et à con­tribuer, par tous les moyens, à éclair­er l’opinion. »

UN TÉMOIGNAGE SOUS FORME D’ESQUISSE

Sur le journal Midi libre, j’avais vu deux photos de Marcel Froissart, lauréat du concours général de mathématiques, puis de physique. Sur l’une d’elles, il mimait un air plutôt surpris par la difficulté d’une figure de géométrie, sur l’autre il saluait du monde, d’une main amicale, place de la Sorbonne.
l avait l’allure d’un être modeste et joyeux, insouciant de ses dons, et dégageant une présence très fortement incarnée. Bien plus tard, je suivis ses cours de physique corpusculaire au Collège de France, eus la chance de partager avec lui quelques repas : même impression de modestie et, avec les ans, de sobriété heureuse, faisant avec son légendaire noeud papillon une minime concession aux mondanités.
À dix-huit ans, major de sortie de sa promotion, il rayonnait déjà la même force de présence et d’humanité. Au delà des universités prestigieuses où il enseignait, de sa fécondité scientifique et comme dans un timbre exposé à contre-jour, je voyais en filigrane sa grandeur et sa fraîcheur d’âme.

Jean-Claude GODARD (56)

On sait ce qu’il en est advenu : nos cen­trales nucléaires n’ont jamais eu d’accident nota­bles, l’ASN vient d’autoriser leur pro­lon­ga­tion sur soix­ante ans et l’industrie nucléaire est, mal­gré les avatars de l’EPR et les erreurs d’Areva, une de nos rares indus­tries exportatrices. 

Mar­cel donne sa dernière leçon au Col­lège de France en 2004 tout en pour­suiv­ant sa tâche de vul­gar­i­sa­tion, par exem­ple en four­nissant à Wikipé­dia des cen­taines d’articles sur des sujets inat­ten­dus, de l’ultimatum de Khrouchtchev à la Rose blanche de Ham­bourg (con­tre le régime, en Alle­magne, des années 1940) en pas­sant par le can­cer du poumon ou l’enluminure car­olingi­en­ne1 ou en expli­quant avec son sens de l’humour tout par­ti­c­uli­er que « quand on dit “ Tout est dans tout et récipro­que­ment ”, c’est la réciproque qui est importante ». 

Son épouse Chris­tine, sym­bole de la réc­on­cil­i­a­tion fran­co-alle­mande, ses cinq enfants et ses dix petits-enfants ain­si que ses nom­breux amis l’ont pleuré le 27 octo­bre 2015, à la veille de ses 81 ans, dans l’église Saint-Jacques-du- Haut-Pas, non loin de la rue du Val-de-Grâce où il a passé presque toute sa vie. 

Il repose main­tenant à Mont­par­nasse, où je le rejoindrai un de ces jours. 

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1. Voir l’œu­vre du wikipé­di­en Mar­cel Froissard

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