Les X, l'uniforme militaire et la mode

L’uniforme militaire et la mode, une attraction paradoxale

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Isabelle CRAMPES
Par Éric LABAYE (80)
Par Odile ROYNETTE
Par Adrian KAMMARTI

L’uniforme mili­taire et le vête­ment de mode semblent répondre à deux logiques contra­dic­toires. C’est qu’ils se construisent à pre­mière vue sur des pôles d’opposition très mar­qués. L’uniforme pen­che­rait en faveur de la per­ma­nence tem­po­relle, de la fixi­té du signe et de la cohé­sion, quand le vête­ment de mode se carac­té­ri­se­rait au contraire par sa varia­bi­li­té, son insta­bi­li­té et encou­ra­ge­rait l’affirmation indi­vi­duelle. Mais est-il réel­le­ment pos­sible de les confron­ter si net­te­ment ? Sous quelle tem­po­ra­li­té s’inscrit l’uniforme ? Est-il si contraire à l’affirmation de l’individu ? Quelle est encore la nature de ses échanges avec le vête­ment de mode ?

Adrian Kammarti : Adopté pour la première fois en 1796, l’uniforme de Polytechnique a depuis lors connu de nombreuses évolutions. Éric Labaye, en tant que président de l’École polytechnique, comment définiriez-vous la fonction actuelle de l’uniforme ?

Éric Labaye : À Poly­tech­nique, l’uniforme rem­plit plu­sieurs fonc­tions. Puisque nous sommes dans une école mili­taire, il carac­té­rise en pre­mier lieu l’engagement des élèves au ser­vice de la Nation. Le deuxième point est la recon­nais­sance. L’uniforme ren­voie à un ac­complis­sement, au fait d’avoir atteint quelque chose. Le troi­sième élé­ment est la cohé­sion. Nous étions par exemple hier à la PAD-PDD (pré­sen­ta­tion au dra­peau, pas­sa­tion du dra­peau) où mille poly­tech­ni­ciens étaient pré­sents en uni­forme pour signi­fier pré­ci­sé­ment cet esprit de corps. Enfin, le der­nier aspect est le pres­tige, fonc­tion visible notam­ment lors du bal de l’X. Nous avons donc ces quatre élé­ments pré­sents dans l’uniforme, que chaque étu­diant est d’ailleurs libre de hié­rar­chi­ser dif­fé­rem­ment : le mili­taire, la recon­nais­sance, la cohé­sion et le prestige.

AK : Nous connaissons votre engagement pour la mixité. Le port du pantalon chez la femme n’est en place que depuis la promotion 2020. Quel est le rapport entretenu par la femme à l’uniforme aujourd’hui à Polytechnique ? 

EL : Les femmes sont des élèves de l’École poly­tech­nique et portent donc logi­que­ment un uni­forme. Elles sont d’abord pas­sées du tri­corne au bicorne au milieu des années 1990. Ce fut ensuite au tour de la jupe d’être rem­pla­cée par le pan­ta­lon. Cette année, nous avions d’ailleurs pour la pre­mière fois la coha­bi­ta­tion de deux uni­formes de pro­mo­tions : la pro­mo­tion 2019 était en jupe, celle de 2020 por­tait le pan­ta­lon. Il y a donc une évo­lu­tion. Je vou­drais atti­rer votre atten­tion sur un point impor­tant. Cette déci­sion de rem­pla­cer la jupe par le pan­ta­lon n’était pas une déci­sion de la direc­tion. Il y a quelques années, avant mon arri­vée, des élèves ont fait part à mes pré­dé­ces­seurs de leur volon­té de faire évo­luer leur uni­forme. C’est ce qui les a pous­sées à envi­sa­ger ce chan­ge­ment. Ce nou­vel uni­forme est très bien per­çu au sein de la pro­mo 2020. Il sem­ble­rait que quelques voix ques­tionnent cette évo­lu­tion au sein de pro­mos plus anciennes.

Odile Roy­nette : Ces enjeux pour­raient sem­bler super­fi­ciels, alors qu’ils sont au contraire essen­tiels. Cette trans­for­ma­tion vient d’une demande de la socié­té, d’une demande d’égalité entre hommes et femmes, bien qu’on soit encore loin de la pari­té à Poly­tech­nique. Ce choix du pan­ta­lon est un choix sym­bo­li­que­ment impor­tant pour les femmes, de même que le pas­sage du tri­corne au bicorne, ou encore celui de leur auto­ri­ser le port de l’épée. Pen­dant un cer­tain temps, les poly­tech­ni­ciennes ne dis­po­saient pas de ce droit de por­ter l’arme, qui était pour­tant le véri­table signe d’intégration dans un monde où seuls les hommes ser­vaient dans l’armée et combattaient.

EL : Je vou­drais sim­ple­ment ajou­ter un point très impor­tant, car je m’intéresse beau­coup à la diver­si­té sociale et de genre. Il est dif­fi­cile d’atteindre la pari­té gen­rée en rai­son du nombre de can­di­dates. Nous n’avons pas assez de can­di­dates filles, alors qu’elles réus­sissent aus­si bien que les gar­çons. Puisque nous avons envi­ron 20 % de filles admises pour 20 % de can­di­dates, notre défi est de par­ve­nir à avoir plus de can­di­da­tures fémi­nines, grâce notam­ment à la mise en place d’actions d’incitation dans les lycées. La pro­blé­ma­tique des bour­siers est très dif­fé­rente. Les bour­siers repré­sentent 25 % des can­di­dats mais seule­ment 12 % des admis. Il nous faut donc agir auprès des lycées ou des classes pré­pa­ra­toires qu’ils ont fré­quen­tés. Le remède est tout à fait différent.

OR : Les his­to­riens et socio­logues de l’éducation s’accordent à dire que le genre est une construc­tion sociale et cultu­relle, ce qui sup­pose un tra­vail consi­dé­rable à accom­plir auprès des filles dès le col­lège pour évi­ter deux formes de cen­sure : la cen­sure plus ou moins incons­ciente opé­rée par les pro­fes­seurs de mathé­ma­tiques ou de phy­sique, sou­vent mas­cu­lins ; mais aus­si l’autocensure des jeunes filles elles-mêmes qui, par modes­tie, une qua­li­té his­to­ri­que­ment construite comme fémi­nine, consi­dèrent que ce type de par­cours n’est de toute façon pas fait pour elles.

Isa­belle Crampes : Dans les autres corps mili­taires, cette ques­tion de port de la jupe et du pan­ta­lon chez les filles se pose-t-elle également ?

OR : Depuis leur créa­tion, Poly­tech­nique et Saint-Cyr sont des écoles par­ti­cu­liè­re­ment mises en valeur dans l’exposition publique des armées. Je pense que Saint-Cyr n’a pas encore fait cette réforme. Il faut remar­quer d’autre part que les filles de cette école éprouvent de grandes dif­fi­cul­tés pour y exis­ter, pour ne pas faire l’objet de la risée de leurs cama­rades mas­cu­lins. Le mili­taire se construit depuis très long­temps en oppo­si­tion au fémi­nin et il existe, dans l’armée, une culture du mépris des femmes qui par­ti­cipe de la construc­tion de la mas­cu­li­ni­té. Par consé­quent, cette coha­bi­ta­tion entre hommes et femmes, notam­ment à Saint-Cyr, qui est une école for­mant des offi­ciers, se révèle déli­cate. Nous avons des témoi­gnages de jeunes femmes qui pré­fèrent aban­don­ner Saint-Cyr et une future car­rière d’officier parce qu’elles se retrouvent vic­times d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion plus ou moins affichée.

AK : Si l’on omet cet aspect genré, l’uniforme fait-il l’objet d’autres formes de contestation ? Certains étudiants souhaitent-ils l’abolir ?

EL : Actuel­le­ment, nous consta­tons plu­tôt un regain de mili­ta­ri­té chez les élèves, du moins si l’on com­pare aux années 1980 lorsque j’étais encore à l’École. L’aspect mili­taire est impor­tant pour les valeurs qu’il véhi­cule. Si l’histoire de Poly­tech­nique montre que les étu­diants ont pro­gres­si­ve­ment migré vers le « ser­vice éco­no­mique », il n’en demeure pas moins que sept élèves poly­tech­ni­ciens ont récem­ment rejoint l’armée de terre. Il n’y en avait aucun dans ma pro­mo­tion. Et, sur cette ques­tion de l’uniforme, nous ne notons aucune contes­ta­tion. Au contraire, l’année der­nière, en rai­son du contexte sani­taire, seuls cin­quante élèves ont pu défi­ler sur les Champs-Ély­sées, ce qui fut un véri­table drame pour ceux qui ne pou­vaient pas les rejoindre. Il faut com­prendre que défi­ler en uni­forme le 14 Juillet est un abou­tis­se­ment, une recon­nais­sance du mérite de l’engagement.

IC : Sur cette thé­ma­tique de la contes­ta­tion de l’uniforme, l’on note la pré­sence sur le mar­ché d’énormément de stocks de vête­ments mili­taires au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale. La jeu­nesse, alors anti­mi­li­ta­riste, se jette sur ces stocks. La plu­part des vête­ments por­tés par la contre-culture sont des vête­ments mili­taires, comme la veste M‑65 aux États-Unis. C’est sou­vent par la contre-culture que revient dans la mode le mili­taire. Aujourd’hui, je dirais que la situa­tion est un peu dif­fé­rente, même s’il y a tou­jours autant de per­sonnes anti­mi­li­ta­ristes. Je remarque l’émergence d’un cer­tain pre­mier degré dans le port du vête­ment mili­taire. Le pres­tige de l’uniforme, de la bonne coupe, fait un retour qui me semble très dif­fé­rent de celui de la contre-culture. Comme sou­vent, dans les périodes de crise, le vête­ment se restruc­ture. Rap­pe­lons l’intervention de la Garde répu­bli­caine pour le pre­mier défi­lé prin­temps-été 2019 d’Hedi Sli­mane chez Celine, sa série pho­to­gra­phique Libe­ra­tion réa­li­sée à Saint-Cyr en 2009 et plus géné­ra­le­ment son goût pour la struc­ture dans ses créations.

“Actuellement, nous constatons plutôt
un regain de militarité chez les élèves,
du moins si l’on compare aux années 1980.”
Éric Labaye

AK : L’un des autres aspects importants lorsqu’on évoque la question de l’uniforme est sans doute la manière dont il vient délimiter l’identité de son porteur. Est-il juste de défendre l’idée que l’uniforme étouffe toute affirmation individuelle ?

IC : Il est en fait tout à fait pos­sible d’améliorer l’ordinaire en fai­sant des com­mandes spé­ciales, tout en res­tant dans un cadre nor­mé. Je dis­tri­bue par exemple des vête­ments litur­giques pour notre sélec­tion mini­ma­liste et nous nous four­nis­sons chez le four­nis­seur du Pape et du cler­gé, la mai­son Bian­chet­ti, qui pro­pose effec­ti­ve­ment des modèles de base pour les car­di­naux et les évêques, mais aus­si des varia­tions plus onéreuses.

OR : Il y avait en effet cette recherche de dis­tinc­tion per­ma­nente, notam­ment dans l’armée fran­çaise, que cela soit chez les offi­ciers ou chez les sous-offi­ciers. Il exis­tait des tailleurs régi­men­taires chez qui il était pos­sible d’aller se faire fabri­quer un uni­forme, mais aus­si des tailleurs civils dans les villes de gar­ni­son. J’ai par exemple tra­vaillé sur l’écrivain Céline. Après sa nomi­na­tion en tant que sous-offi­cier avant la Pre­mière Guerre mon­diale, il com­mande une tenue de satin chez un tailleur civil dans le but de se faire prendre en pho­to­gra­phie pour mon­trer à ses parents sa réus­site, bien qu’il demeure plu­tôt dis­tant à l’égard de l’institution elle-même. C’est inté­res­sant, car cela prouve que cer­tains mili­taires se font alors faire des tenues qui les mettent en valeur. D’ailleurs, durant la Pre­mière Guerre mon­diale, Céline demande à l’un de ses cama­rades de régi­ment de venir récu­pé­rer sa tenue à la caserne de Ram­bouillet afin qu’elle ne soit pas per­due ou volée. En pleine guerre, il pense à ce qui nous semble n’être qu’un détail.

AK : Isabelle, vous citiez l’un des nombreux designers à s’inspirer du vêtement militaire. Comment expliquer plus généralement cet intérêt ? Peut-on mettre cela simplement sur le compte de cette période de crise dont vous parliez ? 

IC : Je pense en effet que cela s’explique par cette perte de repères mon­diaux. Glo­ba­le­ment, nous sommes obli­gés de consta­ter ce mou­ve­ment, assez grave d’ailleurs. Dans ce contexte, le mili­taire, en ce qu’il ren­voie à cette idée de soli­di­té et de sta­bi­li­té, fait office de der­nier rempart.

OR : Les mondes mili­taires consti­tuent mal­gré tout une forme de modèle pour le civil. L’armée pro­meut, expé­ri­mente, se fait le labo­ra­toire du pro­grès, et ce dans dif­fé­rents domaines comme le vête­ment ou la méde­cine. Il est d’ailleurs néces­saire de remar­quer l’existence de plu­sieurs types d’uniforme. L’uniforme de parade vise à magni­fier et à glo­ri­fier le corps du sol­dat lors des défi­lés mili­taires. D’où cette fonc­tion de pres­tige rele­vée par Éric Labaye tout à l’heure. Dans ce cas, il est ques­tion moins de l’adaptation de l’uniforme au corps que de celle du corps à l’uniforme. Les méde­cins mili­taires et civils ont de leur côté beau­coup tra­vaillé sur la trans­for­ma­tion de cer­taines par­ties de l’uniforme ordi­naire ou de com­bat. L’évolution des cou­leurs et la recherche du confort ne suivent pas les mêmes logiques que celles qui pré­sident à l’exposition du corps parade, à ce « corps redres­sé » qui défile sur les Champs-Ély­sées. Le corps com­bat­tant a lui la néces­si­té d’être cou­ché, d’évoluer dans une tran­chée et de tendre par consé­quent plu­tôt vers l’horizontalité exi­gée par l’apparition de nou­velles formes de com­bat à par­tir de la fin du xixe siècle.

IC : J’aimerais à cet égard reve­nir sur le cas de la M‑65, réa­li­sée par Alpha Indus­tries aux États-Unis. Au moment de sa concep­tion, elle apporte un nou­veau maté­riau face au pro­blème de l’humidité au Viêt­nam. De la manière de fer­mer les manches, à la façon de pro­té­ger les reins, tout y est tech­no­lo­gie. Autre exemple, nous ven­dons des che­mises beige désert du stock de l’armée fran­çaise, dont la par­ti­cu­la­ri­té est de sécher très rapi­de­ment et de ne pas néces­si­ter de repassage.

AK : Nous parlons de la manière dont le vêtement militaire influence le vêtement civil dans ses aspects techniques et esthétiques. À l’heure des revendications écologiques, pensez-vous que le vêtement d’avenir puisse se penser sur le modèle de l’uniforme, que cela soit sur le plan de la technique ou sur celui de la durabilité ? 

IC : C’est tout le pro­pos de ma sélec­tion et de mon tra­vail. Dans la manière dont il est conçu, le vête­ment mili­taire est fait pour être conser­vé une vie, autant en façon qu’en style ou qu’en dési­ra­bi­li­té. Mais, pour cela, il est néces­saire que l’uniforme conserve un ima­gi­naire fort et c’est aux mains de votre école.

EL : Abso­lu­ment. C’est à nous d’œuvrer pour la conser­va­tion de ses fonc­tions de pres­tige et de cohé­sion, tou­jours liées aux valeurs men­tion­nées précédemment.

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