Aymeric Voisin est un polytechnicien reconverti dans l'artisanat, d’une mode textile durable chez Tekyn

Quand la mode apporte du sens, deux polytechniciens dans l’artisanat

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Aymeric VOISIN (2001)
Par Hugues LYS (2012)
Par Lucas DELATTRE

Après un début de car­rière clas­sique pour des polytech­niciens, Aymer­ic Voisin (2001) et Hugues Lys (2012) ont cha­cun osé se recon­ver­tir, dans la pro­duc­tion d’une mode tex­tile durable pour Aymer­ic chez Tekyn, et dans l’artisanat d’art comme bijouti­er joail­li­er indépen­dant pour Hugues, tous les deux en quête de sens et de pas­sion. Lucas Delat­tre, pro­fesseur à l’Institut français de la mode et ancien jour­nal­iste au Monde les a rencontrés.

Lucas Delattre : Pourquoi avoir choisi la mode et la création après l’X ?

Hugues Lys : J’étais un poly­tech­ni­cien un peu bizarre. Je me pas­sion­nais pour le dessin, la pein­ture et la gravure. J’ai vécu ma fibre artis­tique comme un hob­by à côté de mes études mais je ne me voy­ais pas en vivre. J’ai com­mencé ma car­rière dans le génie civ­il puis dans l’intelligence arti­fi­cielle. Mais je n’étais sat­is­fait ni par la manière de tra­vailler ni par le fond des choses. Je me posais des ques­tions sur l’intérêt et l’impact de ce que je fai­sais et j’étais en révolte. J’ai pris une année sab­ba­tique au cours de laque­lle j’ai tout remis à plat, et je me suis mis à la créa­tion un peu par hasard, en retrou­vant d’anciens bijoux dans un tiroir. Ce qui me plaît dans le bijou, c’est qu’il s’agit d’un pro­duit et d’une œuvre d’art tout à la fois, c’est donc plus facile d’en faire un busi­ness. J’ai vite con­staté qu’il était rel­a­tive­ment acces­si­ble de fab­ri­quer des choses soi-même. Fin 2019, je me suis lancé. Mon affaire a très bien démar­ré, j’ai bien ven­du, je ne m’y attendais pas. Au bout du troisième mois, je gag­nais autant que mon ancien salaire d’ingénieur. Puis est sur­v­enue la Covid et mon activ­ité a bais­sé. Ayant besoin de tra­vailler pour pou­voir inve­stir dans des machines, j’ai pris un mi-temps dans une start-up spé­cial­isée dans l’intelligence arti­fi­cielle et en par­ti­c­uli­er dans le traite­ment du lan­gage automa­tisé. Je reste un ingénieur avec une for­ma­tion com­plé­men­taire en man­age­ment (j’ai fait un MBA à la sor­tie de l’X). J’ai soigné toutes les étapes : com­mu­ni­ca­tion et pack­ag­ing, pho­tos de qual­ité pro­fes­sion­nelle, cam­pagnes Insta­gram, ges­tion des clients en direct, prise de con­tact avec un dis­trib­u­teur. J’ai souhaité con­serv­er une tré­sorerie disponible pour financer ma pro­duc­tion. L’inconvénient du statut d’indépendant, c’est qu’il y a des clients impos­si­bles à touch­er en direct quand on n’est pas con­nu. Sur le plan des com­pé­tences tech­niques, j’ai énor­mé­ment de choses à gér­er, c’est plus dur à faire que ce que je fai­sais avant, qui était pour­tant mieux val­orisé et mieux payé. 

Aymer­ic Voisin : Je baigne dans l’univers tex­tile depuis longtemps, j’ai appris à coudre quand j’étais petit. J’ai fait de la finance et du con­seil après l’X et, à chaque étape de ma vie, j’ai cher­ché à faire d’autres choses comme du con­seil en Afrique et puis j’ai eu envie de retourn­er à l’ingénierie. Au Séné­gal, j’ai mon­té des fablabs et des techshops (pro­to­ty­page, découpe numérique, fraiseuses numériques pour pan­neaux pub­lic­i­taires, imp­ri­mantes 3D…). Par ce biais, j’ai ren­con­tré Dona­tien Mour­mant et Pierre de Chanville, cofon­da­teurs en novem­bre 2017 de Tekyn. J’ai aimé l’aspect créatif de l’entreprise mais aus­si les machines et la dimen­sion écologique. J’ai rejoint l’entreprise en 2018. Chez Tekyn, il y a une organ­i­sa­tion sociale intéres­sante, il s’agit d’une entre­prise dite « libérée ».

LD : De quoi parle-t-on quand on évoque une mode raisonnable et raisonnée ? 

AV : L’idée de Tekyn c’est d’arrêter de gaspiller des vête­ments, sachant que 30 % des vête­ments pro­duits sont brûlés avant d’être ven­dus et que, par­mi les vête­ments ven­dus, 40 % ne sont jamais portés. L’industrie pro­duit donc beau­coup de vête­ments qui ne ser­vent à rien, ce qui n’est pas très malin ni d’un point de vue économique ni d’un point de vue écologique. Tekyn s’inscrit dans une nou­velle logique à l’œuvre dans le secteur, qui con­siste à essay­er de pro­duire plus près et mieux, sachant que la Chine est dev­enue plus chère. Il s’agit égale­ment de pass­er à la fab­ri­ca­tion à la demande. L’industrie tex­tile de demain per­me­t­tra de tester en direct la pro­duc­tion de nou­veaux vête­ments : s’il n’y en a que dix qui se vendent, on n’en pro­duira que dix. Si nous avons choisi le secteur de la mode, c’est parce qu’il s’agit d’un gros secteur économique, avec un fort impact écologique, c’est cela qui nous intéresse.

LD : Comment les technologies numériques permettent-elles d’améliorer les processus de fabrication ? 

AV : Avec Tekyn, notre pro­jet est de dig­i­talis­er la chaîne de pro­duc­tion afin de pro­duire juste ce qu’il faut. Nous avons dévelop­pé un out­il tech­nique (découpe du tis­su) mais surtout une plate­forme numérique qui per­met de con­necter tous les acteurs d’une chaîne de valeur. C’est une plate­forme numérique de mise en rela­tion, un peu comme Uber dans le trans­port ou Spo­ti­fy dans la musique. Réduire le cycle de pro­duc­tion, met­tre du bon sens dans les proces­sus, rem­plac­er du « temps de choses stu­pides à faire », sim­pli­fi­er la vie des gens… voilà notre ambi­tion. Nous ne sommes pas ici dans l’intelligence arti­fi­cielle mais dans l’optimisation et la ges­tion automa­tisée de toutes les étapes, de la fab­ri­ca­tion à la livrai­son des pro­duits. L’outil numérique per­met d’aller plus vite. Or la valeur ajoutée d’une mar­que, c’est l’identité et le mar­ket­ing : les mar­ques dig­i­tales (DNVB ou Dig­i­tal Native Ver­ti­cal Brands) comme Le Slip français l’ont bien com­pris. Tekyn leur per­met de se con­cen­tr­er sur le cœur de leurs objec­tifs tout en prenant en charge la com­plex­ité de la fab­ri­ca­tion. Pro­pos­er, tester, réa­gir… Tels sont les ingré­di­ents de l’économie numérique. Nous pro­posons des out­ils d’optimisation et de ratio­nal­i­sa­tion pour aider nos clients à gér­er une organ­i­sa­tion com­plexe qui lim­ite leur développe­ment. Nous con­nec­tons l’atelier de fab­ri­ca­tion avec la logis­tique en automa­ti­sant les process. On teste les méth­odes d’assemblage et on améliore les méth­odes de pro­duc­tion, sachant qu’on peut pro­duire dif­férem­ment un vête­ment avec le même cahi­er des charges. En out­re, un ate­lier de con­fec­tion pour­ra trou­ver, grâce à une plate­forme comme la nôtre, de nou­veaux clients et un vol­ume d’affaires sup­plé­men­taire. Notre marché, pour l’instant, est celui de la « re-com­mande » automa­tisée : nous facili­tons les opéra­tions de réas­sort en cours de sai­son. On rem­place d’une cer­taine façon l’industrie du Sen­tier qui a dis­paru parce qu’elle était trop chère. Le Sen­tier savait réalis­er des vête­ments en une semaine.

“Quand on cherche à tout automatiser,
on se prive d’un certain nombre de techniques qui risquent de disparaître.”
Hugues Lys

LD : L’artisanat peut-il travailler main dans la main avec le numérique ?

HL : Quand j’ai com­mencé dans la joail­lerie, j’avais l’impression que rien n’avait changé depuis les années 1950, avec beau­coup trop de temps per­du entre les déplace­ments, les rap­ports clients, les livraisons… J’ai iden­ti­fié quelques four­nisseurs à la page pour me per­me­t­tre de gag­n­er du temps. Si j’automatise tout ce que je peux, c’est pré­cisé­ment parce que je veux pou­voir tra­vailler comme un arti­san, sachant que ma valeur ajoutée, c’est la créa­tion de nou­veaux mod­èles. Les pertes de temps et d’argent font qu’on doit finale­ment ven­dre plus pour financer des tâch­es sec­ondaires… c’est un cer­cle vicieux. Un bon out­il numérique sig­ni­fie pour moi : « Même qual­ité, plus vite, moins cher. » Je des­sine mes bijoux sur ordi­na­teur, je ne suis pas un extrémiste du fait main, mais je ne con­fonds pas con­cep­tion dig­i­tale et pro­duc­tion dig­i­tal­isée. L’impression 3D, par exem­ple, peut avoir ten­dance à dégrad­er la qual­ité des pro­duits. Les bijoux vont se dégrad­er, se ray­er, per­dre leur polis­sage beau­coup plus vite. Je refuse une logique d’augmentation de ren­de­ment qui s’accompagnerait d’une baisse de qual­ité. Tout ce que je peux fab­ri­quer tra­di­tion­nelle­ment, je le fais à l’ancienne : mod­èles en cire sculp­tés à la main puis moulage. En fonc­tion de la tâche à accom­plir, je choi­sis la tech­nique la plus effi­cace sans dégrad­er la qual­ité. Quand on cherche à tout automa­tis­er, on se prive d’un cer­tain nom­bre de tech­niques qui risquent de dis­paraître (gravure, incrus­ta­tions, ser­tis­sage…). Il ne suf­fit pas de rem­plac­er des gens par des robots, ce qui compte c’est l’efficacité. Ce qui a changé la vie de petits arti­sans comme moi, c’est le fait de pou­voir ven­dre en e‑commerce partout dans le monde. Et, grâce aux out­ils numériques, j’ai pu appren­dre tout ce que je sais sur des forums en ligne, des tuto­riels, des pod­casts… gra­tu­ite­ment.

LD : Quelle est votre place dans vos écosystèmes respectifs (mode-joaillerie) ? Qui sont vos clients ?

AV : Dans cette indus­trie, ce sont les mar­ques qui déci­dent, ce sont elles les don­neurs d’ordre. Nos pre­miers clients sont des mar­ques comme La Red­oute, Cache Cache, Le Slip français, 1083… Nous met­tons les mar­ques en rela­tion avec ceux qui font le tis­su, avec les ate­liers. Nous per­me­t­tons aux mar­ques d’améliorer et de ren­dre plus rentable leur envi­ron­nement de pro­duc­tion. La con­fec­tion ne se fait pas chez nous, même si nous instal­lons des machines comme des out­ils de découpe Tekyn chez cer­tains de nos clients. Toutes les mar­ques sont intéressées par notre démarche car toutes ont com­pris que le mod­èle qui con­siste à com­man­der de plus en plus et de plus en plus loin ne marche plus. Elles y ont petit à petit per­du leur iden­tité, leurs valeurs. Cer­tains clients nous don­nent des vol­umes sig­ni­fi­cat­ifs, voire une majorité de leur pro­duc­tion. Il s’agit plutôt de petits clients. Nos gros clients, eux, cherchent encore à décou­vrir ce qu’on peut faire pour eux et avec eux. Nous visons de notre côté des clients qui ont de gros vol­umes pour avoir un impact écologique. Par nature, un petit créa­teur sera plus atten­tif au gâchis. Mais il est plus sim­ple d’avoir des clients plus gros pour inté­gr­er tous les paramètres de manière rentable. Nous esti­mons que les mar­ques pour­ront gag­n­er 30 % de plus avec nous, elles ne fer­ont pas de sol­des. Notre objec­tif à dix ans est de pro­duire un max­i­mum de vête­ments, même si nous sommes encore dans la phase de développe­ment de l’outil. Cer­taines mar­ques ont envie de nous con­fi­er de gros vol­umes, et nous pen­sons que ces vol­umes pour­ront être fab­riqués en Europe de l’Est, peut-être en Afrique du Nord. 

HL : J’ai des clients indi­vidu­els et je fais des petites séries pour d’autres mar­ques, qui auraient pu faire fab­ri­quer leurs bijoux en Asie. C’est plus rentable pour elles de faire appel à moi car je suis plus rapi­de, il n’y a pas de délais de trans­port aérien ou mar­itime… C’est sat­is­faisant de voir qu’une cer­taine logique revient au goût du jour.

LD : Revenir au made in France, est-ce possible ? Est-il possible de fabriquer en France pour un prix de revient accessible ? 

HL : La con­cur­rence entre les ate­liers pousse les prix à la baisse. Si on arrive à pro­duire moins cher, le trans­fert doit-il se faire sur le salaire des employés ou sur le prix de vente ? C’est un sujet qui se pose dans la mode comme dans l’agriculture. La plu­part des ate­liers ont les mêmes capac­ités de pro­duc­tion et les mêmes délais, le coût devient donc la seule vari­able, ce qui fait qu’on rogne les marges.

AV : Toy­ota sait pro­duire des Yaris en France. Renault pro­duit ses mod­èles Twingo en Turquie, ce qui sig­ni­fie qu’une bonne organ­i­sa­tion per­met par­fois de pro­duire mieux en payant les gens cor­recte­ment. Notre objec­tif est de pay­er moins d’intermédiaires et de ramen­er de la valeur vers les gens, redis­tribuer la valeur, libér­er du temps. Si on ne gaspille pas et qu’on n’accumule pas de stocks d’invendus, il y a de quoi récupér­er une marge sup­plé­men­taire sur le prix de vente. Si on regarde le coût de l’assemblage d’un jean dans un ate­lier vos­gien, on est à 17 ou 18 euros, ce qui est très en dessous du prix de vente même si on ajoute 15 euros de tis­su bio en plus. On a une marge de manœu­vre à exploiter. Si on com­pare les coûts entre un jean français fait à la main et un jean fait à la machine en Turquie, il n’est pas facile de trou­ver un équili­bre per­me­t­tant de fab­ri­quer en France sans faire plus cher. Chez 1083 (une mar­que de jeans made in France, fab­riqués « à moins de 1083 kilo­mètres de chez vous »), ils automa­tisent un peu plus. L’important, c’est de garder la main‑d’œuvre sur ce qui pos­sède une vraie valeur ajoutée, car sou­vent la main reste per­for­mante par rap­port à l’outil dans la mode. Chez Tekyn, nous pous­sons la pro­duc­tion à revenir plus près, que ce soit en France, en Europe de l’Est ou au Por­tu­gal. Nous avons des machines en France, mais deux d’entre elles par­tent en Roumanie et en Bul­gar­ie cet été.

“Notre objectif est de payer moins
d’intermédiaires et de ramener
de la valeur vers les gens.”
Aymeric Voisin

LD : Comment vous positionnez-vous par rapport à vos concurrents ? Une question en particulier à Aymeric Voisin : une entreprise comme Lectra (entreprise spécialisée dans les logiciels et systèmes de découpe automatique de cuir ou textile) peut-elle et veut-elle vous racheter ?

AV : Lec­tra regarde ce que nous faisons, nous les aigu­il­lon­nons, mais nous sommes plus petits, nous avons moins de moyens… Notre force est de dis­pos­er d’un ate­lier interne. Il s’agit d’un atout stratégique, car nous gérons beau­coup de détails au quo­ti­di­en… Nous devons en tout cas créer un out­il qui per­me­tte de main­tenir de la com­plex­ité et de la sub­til­ité dans la con­fec­tion des vête­ments. La con­cur­rence dans ce secteur nous y oblige.

LD : Le secteur économique de la mode possède-t-il des contraintes spécifiques qui rendent votre métier complexe ?

AV : Dans ce secteur, on doit aider les mar­ques à se dif­férenci­er. Si on automa­tise la fab­ri­ca­tion d’un t‑shirt, on aura des lignes indus­tri­al­isées mais une var­iété restreinte de pro­duits. On a donc fait le choix de dig­i­talis­er la chaîne sans trop con­train­dre la pro­duc­tion, pour éviter de per­dre des pos­si­bil­ités en cours de route.

LD : Les métiers de la main ont-ils de l’avenir ? Peut-on bien gagner sa vie dans l’artisanat ?

HL : Dans l’artisanat et les métiers d’art, la ques­tion du recrute­ment est fon­da­men­tale. Je suis passé par l’École Boulle, j’y ai suivi une for­ma­tion dif­fi­cile débouchant sur des métiers aux salaires peu élevés. Beau­coup de gens sont dégoûtés. Aujourd’hui, il n’est pas rentable pour un ate­lier de pay­er cor­recte­ment un joail­li­er. Mon objec­tif n’est pas d’avoir un cor­ner partout dans le monde ni de sous-traiter ma pro­duc­tion. J’ai envie de pro­gress­er comme créa­teur, de devenir plus con­nu, de rester petit tout en vivant cor­recte­ment. Je ne veux pas chang­er de méti­er et je ne veux pas devenir patron d’entreprise.


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