Mode IA et Low tech

Intelligence artificielle ou low-tech : quelles tendances pour la mode ?

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Guillaume DECLAIR
Par Axel de GOURSAC (2002)
Par Paul MOUGINOT
Par Thérèse BOON FALLEUR

Selon un rap­port de Mar­ket­sand­Mar­kets, le marché de l’intelligence arti­fi­cielle dédié à la mode va pass­er de 228 mil­lions à 1,260 mil­liard de dol­lars entre 2019 et 2024. Pour exam­in­er ses champs d’application, Thérèse Boon Fall­eur a ren­con­tré Guil­laume Declair, cofon­da­teur de la mar­que Loom, qui se définit comme une mar­que de mode low-tech et engagée, Paul Moug­inot, artiste ingénieur, créa­teur de l’entreprise daco.io qui pro­pose aux mar­ques une don­née basée sur l’IA pour affin­er leur offre, aujourd’hui reven­due à l’entreprise e‑commerce Veepee, et Axel de Gour­sac (2002), head of data sci­ence chez LVMH. Ensem­ble ils évo­quent com­ment les algo­rithmes et l’IA impactent les busi­ness mod­èles de la mode, mais aus­si le rap­port à la créa­tion et l’environnement. L’occasion de se pencher sur le débat qui con­fronte de plus en plus le recours à la tech­nolo­gie à la sobriété d’une approche low-tech.

Pour Paul Moug­inot, on peut répar­tir les usages de l’IA en trois caté­gories : la seg­men­ta­tion des prob­lèmes com­plex­es pour créer des groupes et des caté­gories (objets, per­son­nes, com­porte­ments… cela per­met par exem­ple de créer des caté­gories de com­porte­ments d’achat sur la base de critères non triv­i­aux) ; la pré­dic­tion par l’analyse d’événements passés pour établir une direc­tion future ; et enfin usage le plus intéres­sant à explor­er désor­mais dans la mode, la créa­tion grâce à des algo­rithmes génératifs.

Suivi des best-sellers chez Veepee

Chaque semaine chez Veepee, des algo­rithmes de seg­men­ta­tion per­me­t­tent d’extraire des don­nées sur des listes de pro­duits de mil­liers de sites inter­net (du mod­èle à la couleur et la matière, en pas­sant par la taille). Une fois ces don­nées agrégées, les équipes iden­ti­fient des best-sell­ers et com­par­ent les his­toriques de prix des mar­ques analysées. Évide­ment seul le prix est affiché en ligne, pas le stock des pro­duits ni le vol­ume des ventes, mais, comme l’explique Ilan Ben­haim, cofon­da­teur de Veepee, il est pos­si­ble de se faire une idée plutôt pré­cise de l’attractivité d’un pro­duit. Par exem­ple, si un pro­duit est sol­dé mais qu’il est réas­sor­ti chaque semaine, ou indiqué comme étant sold out mais disponible à nou­veau quelque temps après, cela sig­ni­fie en général que ce sont de faux best-sell­ers et qu’il s’agit d’une stratégie pour les écouler. 

Le choix de l’expérience client chez Loom

Loom tra­vaille beau­coup sur le retour de ses clients. Leur objec­tif est d’informer le con­som­ma­teur et de lui pro­pos­er un pro­duit de qual­ité : ils utilisent la don­née des avis clients qu’ils récoltent sur la qual­ité et la dura­bil­ité de leur pro­duit. Par exem­ple, ils ont décidé d’arrêter de faire des t‑shirts 100 % coton de couleur fon­cée, car c’était impos­si­ble de faire des tein­tures cer­ti­fiées GOTS (Glob­al Organ­ic Tex­tile Stan­dard) qui ne décol­orent pas. Ils font aus­si cir­culer des con­seils d’entretien et de répa­ra­tion qu’ils ont entière­ment testés au préal­able. Mais ils n’utilisent pas d’outils d’IA pour recueil­lir et dif­fuser ces infor­ma­tions, ils veu­lent laiss­er à leurs clients le choix de partager un avis ou de récolter des ren­seigne­ments sans faire de push grâce à un out­il mar­ket­ing. La mar­que ne mesure pas son ambi­tion en ter­mes de chiffre d’affaires, la crois­sance actuelle suf­fit à ses action­naires. L’absence de pub­lic­ité leur per­met de con­trôler les coûts et de se posi­tion­ner adroite­ment en ter­mes de rap­port qualité-prix. 

L’IA comme levier de croissance et d’optimisation chez LVMH

Chez LVMH, l’IA est avant tout un moyen d’amélioration de leur rela­tion client et de leurs proces­sus internes. Elle est perçue comme un out­il de crois­sance et d’optimisation. Les pre­mières fonc­tions con­cernées par son appli­ca­tion sont celles du CRM (Cus­tomer Rela­tion­ship Man­age­ment ou ges­tion de la rela­tion client). Le groupe utilise notam­ment des algo­rithmes pour fournir aux con­seillers clients des moyens d’être encore plus per­ti­nents dans leurs recom­man­da­tions de pro­duits. Tout l’enjeu de LVMH est d’offrir une expéri­ence seam­less (sans cou­ture), ou trans­par­ente, pour que le client ait une rela­tion unique avec les maisons du groupe. Son inter­ac­tion avec une mar­que de luxe doit demeur­er sub­tile et ne pas s’apparenter à une expéri­ence de mass mar­ket. LVMH a aus­si débuté un parte­nar­i­at avec l’École poly­tech­nique au mois de juin 2021 pour créer une col­lab­o­ra­tion de recherche d’innovation de pointe en IA sur les Graph Neur­al Net­works (GNN), une nou­velle forme de réseaux de neu­rones arti­fi­ciels qui per­me­t­tent d’identifier et d’analyser les rela­tions qui peu­vent exis­ter entre dif­férents objets (on par­le de points dans le vocab­u­laire sci­en­tifique). Leur but est de mod­élis­er les inter­ac­tions indi­rectes qui exis­tent entre cer­tains pro­duits pour analyser avec plus de pré­ci­sion com­ment l’achat d’un pro­duit peut en influ­encer un autre.

L’IA comme intelligence créatrice

La capac­ité de l’IA à créer de nou­veaux résul­tats à par­tir de mod­èles exis­tants, qu’il s’agisse d’images ou d’éléments textuels, ouvre encore le champ des pos­si­bles. Paul Moug­inot teste régulière­ment cette pos­si­bil­ité dans son stu­dio Aurèce Vet­ti­er : en 2019 il a généré toute une série d’images d’herbiers en util­isant le poten­tiel génératif des GAN (Gen­er­a­tive Adver­sar­i­al Net­works) appliqué à une base de don­nées d’images récoltées en ligne par un out­il de scrap­ing (grattage en français), mélangée avec ses pro­pres her­biers numérisés. Il a égale­ment col­laboré régulière­ment avec l’agence Nel­ly Rodi, qui a pro­duit des tex­tiles générés par IA pour son cahi­er de ten­dances 2023. En jan­vi­er 2020, Acne Stu­dios, en col­lab­o­ra­tion avec l’artiste Rob­bie Bar­rat, con­nu pour manip­uler des réseaux de neu­rones arti­fi­ciels, a sor­ti une col­lec­tion générée par ordi­na­teur. L’accompagnement par la tech­nolo­gie dans le proces­sus de créa­tion sem­ble être la prochaine étape, notam­ment pour aider les styl­istes à adapter les sil­hou­ettes des défilés à un cat­a­logue plus com­mer­cial. D’ici trois ans, il est prob­a­ble que toutes les mar­ques de mode utilis­eront des out­ils comme Retviews, un out­il de veille con­cur­ren­tielle. La pré­dic­tion des ten­dances est de plus en plus inté­grée par les départe­ments marketing. 

Personnalisation du produit par l’IA

L’IA a aus­si un rôle à jouer dans la per­son­nal­i­sa­tion des pro­duits, qui représente un levi­er de désir­abil­ité et de crois­sance phénomé­nal pour les mar­ques depuis quelques années. La per­son­nal­i­sa­tion at scale, expres­sion con­sacrée dans le milieu depuis 2020, con­siste à pren­dre en compte les goûts du client pour créer des nou­veaux pro­duits. L’expert de la data en la matière pour Paul Moug­inot est Nike. En décem­bre 2020, Busi­ness of Fash­ion a pub­lié un rap­port sur la stratégie direct to con­sumer du géant améri­cain et com­ment cette stratégie con­stru­ite autour du brand con­tent (créer un con­tenu pour met­tre en valeur une entre­prise et sa mar­que), de la com­mu­nauté et de la per­son­nal­i­sa­tion a forte­ment soutenu le cours de son action pen­dant la crise sanitaire. 

L’IA et la plume

Pour Paul Moug­inot, l’IA a aus­si un grand rôle à jouer dans la créa­tion de tous les textes qui accom­pa­g­nent la vente de pro­duits de mode (présen­ta­tions des col­lec­tions, descrip­tion de pro­duits…) et qui par­ticipent à attir­er le client, à lui don­ner con­fi­ance et envie d’acheter. C’est le cas notam­ment pour la vente de pro­duits de sec­onde main uniques – un seul mod­èle dans une seule taille disponible – avec peu de références sim­i­laires, donc une offre très large mais peu pro­fonde. Pour avoir une belle page pro­duit pour la vente en ligne, l’IA est capa­ble de créer du con­tenu écrit avec une struc­ture de lan­gage digne d’un texte rédigé par un humain, en ayant recours à des mod­èles comme GPT‑3 (une intel­li­gence arti­fi­cielle dévelop­pée par Ope­nAI, l’entreprise de recherche en IA cofondée par Elon Musk).

“L’IA est capable de créer du contenu écrit avec une structure de langage digne d’un texte rédigé par un humain.”

L’IA et la question de la gouvernance

L’usage de l’IA appelle aus­si à une gou­ver­nance de son util­i­sa­tion et des don­nées qu’elle exploite. Le respect des don­nées per­son­nelles est un sujet qui a été large­ment pris en charge par le RGPD européen. Sujet pri­or­i­taire pour le groupe, LVMH procède à une véri­fi­ca­tion et à une val­i­da­tion sys­té­ma­tique du respect des régle­men­ta­tions qui s’appliquent – le RGPD mais égale­ment les règle­ments des autres zones géo­graphiques. Com­ment ne pas être intrusif, quelle don­née peut-on utilis­er dans le respect du con­sen­te­ment du client… ? On s’interroge aus­si sur le risque des biais qui peu­vent être dévelop­pés par ces IA lorsqu’elles sont nour­ries par des don­nées qui ne sont pas suff­isam­ment diver­si­fiées. La gou­ver­nance des don­nées implique donc de s’assurer de la col­lecte d’une don­née de qual­ité. Aujourd’hui encore, les mod­èles de recon­nais­sance faciale sont plus per­for­mants sur les hommes blancs que sur les femmes noires parce que ces mod­èles se basent sur des trans­fer learn­ing ou appren­tis­sage par trans­fert suc­ces­sif de mod­èles qui ont été créés de manière impar­faite. Ce biais est en train d’être cor­rigé, et il est impor­tant de not­er qu’il n’y a pas tou­jours d’intentionnalité à l’origine de ces décalages. Il s’agit par­fois de biais con­jonc­turels (par exem­ple dans la Sil­i­con Val­ley où il y avait une majorité d’hommes blancs au début de ces mod­èles). Il est donc néces­saire de véri­fi­er que les don­nées trait­ent bien de l’intégralité du prob­lème. Une expres­sion résume bien cette prob­lé­ma­tique : garbage in / garbage out. L’IA n’exonère pas de faire des choix poli­tiques, selon Guil­laume Declair. Une tech­nolo­gie n’est pas bonne par essence mais dépend de la manière dont on la manie. 

L’IA et la question de l’empreinte écologique

Dans le débat qui oppose les high-tech aux adhérents low-tech, la ques­tion de la gou­ver­nance de la don­née va sou­vent de pair avec la con­tro­verse sus­citée par son impact sur l’environnement. La dis­cus­sion porte sur l’impact des pro­duits de mode et l’augmentation de la con­som­ma­tion générée par l’efficacité des tech­niques de push qui sont démul­ti­pliées par l’IA. Mais l’enjeu repose aus­si sur la tech­nolo­gie qui est elle-même con­som­ma­trice d’énergie. L’impact du numérique sur l’environnement est de plus en plus passé à la loupe, notam­ment par des organ­ismes comme The Shift Project. Inter­rogé dans Libéra­tion le 6 avril dernier, Cédric Vil­lani rap­pelait la forte crois­sance de l’empreinte environ­nementale du numérique et le fait qu’au rythme de crois­sance actuel la con­som­ma­tion d’énergie, de sili­ci­um et d’indium req­uis par l’informatique excéderait la pro­duc­tion mon­di­ale totale d’aujourd’hui dès 2040. Avant de con­clure que « l’informatique durable n’existe pas encore ». 

LVMH revendique pour­tant que la préser­va­tion de l’environnement est un sujet cap­i­tal pour le groupe, à la fois comme impératif et comme moteur de com­péti­tiv­ité. Le design des algo­rithmes d’IA s’accompagne d’un proces­sus d’optimisation du code et du hard­ware util­isé pour réduire les temps de cal­cul, leur coût et leur empreinte énergé­tique. D’autre part, l’IA est égale­ment util­isée dans plusieurs maisons du groupe pour mieux prédire la demande des pro­duits en fin de cycle de vie afin d’adapter leur pro­duc­tion de la manière la plus juste, et donc leur empreinte environnementale.

L’effet rebond, grand oublié des prédictions

Pour Guil­laume Declair, l’effet rebond est le grand oublié dans la réflex­ion de toutes les poli­tiques économiques. Selon lui, il est véri­fié sci­en­tifique­ment sur le long terme que toute amélio­ra­tion de la vie opéra­tionnelle est par­tielle­ment, voire totale­ment, com­pen­sée par l’augmentation des usages. Un des pre­miers exem­ples est le moteur à com­bus­tion, de plus en plus effi­cace, qui a con­duit à par­courir de plus en plus de kilo­mètres. Dans le secteur du bâti­ment, il a été prou­vé que l’amélioration de l’isolation con­duit les gens à aug­menter la tem­péra­ture chez eux. Dans le tex­tile, les machines de plus en plus per­for­mantes favorisent la baisse du prix de pro­duc­tion et donc l’augmentation de la con­som­ma­tion. Pour la sec­onde main ou les vête­ments recy­clés, il faut aus­si pren­dre en compte l’effet rebond. L’exemple de Vint­ed, un site com­mu­nau­taire de vente d’articles de mode d’occasion, prou­ve que le marché sec­ondaire ne réduit pas le nom­bre de vête­ments achetés en pre­mière main, puisqu’on sait main­tenant qu’on pour­ra les écouler plus facile­ment. Pour lui, l’effet rebond est aus­si favorisé par le fait que la mesure des exter­nal­ités néga­tives se fait tou­jours en ter­mes de ratios et non pas de valeurs absolues, comme dans l’EP&L dévelop­pé par Ker­ing, ce qui nous décon­necte de la réal­ité des enjeux. L’efficacité n’est bonne que si elle est cou­plée à une réflex­ion pour s’assurer que les usages n’explosent pas. Beau­coup de solu­tions peu­vent être envis­agées, aux­quelles Guil­laume Declair réflé­chit via son activ­ité de lob­by­iste. On pour­rait par exem­ple imag­in­er que plus on utilise d’électricité chez soi, plus elle est taxée. L’IA pour­rait alors peut-être jouer un rôle pour opti­miser la réduc­tion de la con­som­ma­tion et amélior­er l’impact écologique des pro­duits de mode. Paul Moug­inot envis­age de revers­er 70 % de son revenu Ebit­da pour trou­ver des solu­tions con­crètes pour les prochaines entre­pris­es qu’il veut créer. Ces solu­tions passent par l’enfouissement du car­bone pour com­penser les exter­nal­ités néga­tives, mais elles doivent se dévelop­per bien au-delà.


Ressources

AI in Fash­ion Mar­ket, rap­port télécharge­able sur le site inter­net www.marketsandmarkets.com

Inter­view d’Ilan Ben­haim, cofon­da­teur de Veepee, don­née pour Cen­trale-Supélec : « Il n’y a pas de mau­vais pro­duit, il n’y a que de mau­vais prix ». https://www.youtube.com/watch?v=AGxAoTvAVKU&ab_channel=CentraleSup%C3%A9lec

Enquête sur la stratégie direct to con­sumer de Nike https://www.businessoffashion.com/

Nou­velle étude sur l’impact envi­ron­nemen­tal du numérique et le déploiement de la 5G, pub­liée sur le site du Shift Project le 30 mars 2021 : https://theshiftproject.org/

Tri­bune de Cédric Vil­lani, Libéra­tion, 6 avril 2021 : https://www.liberation.fr/forums/cedric-villani-linformatique-durable-nexiste-pas-encore-20210406_NJAGNFEJ2RFCVMDNYNW6LXRZDY/


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