Couleurs et modes

Les couleurs et leurs modes, sens et alchimie d’un miracle

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Pierre LASZLO
Par Stéphanie OVIDE
Par Cécile ROSENSTRAUCH
Par Simona PIZZUTI

Quelle est la place des couleurs dans nos vies ? Quel est leur rôle dans la con­struc­tion de nos iden­tités à tra­vers la mode ? Pierre Las­z­lo, Stéphanie Ovide, Cécile Rosen­strauch, per­son­nal­ités issues de secteurs aus­si dif­férents que com­plé­men­taires, nous livrent leur vision mise en plume par Simona Piz­zu­ti, jour­nal­iste indépen­dante, spé­cial­isée dans la vul­gar­i­sa­tion sci­en­tifique et tech­nique. Regards croisés.

Du sang. Dans le lab­o­ra­toire de biolo­gie de son père, en Guade­loupe, Stéphanie décou­vre, très éton­née, les dif­férentes nuances de rouge du sang. Du rouge, en total look. C’est ce que souhaite porter Cécile à 9 ans. Et la sai­son suiv­ante le rouge est ten­dance, s’étonne sa mère. Du mauve. Celui de la veste que Pierre ado­rait porter en cours. Celle-là même qui a mar­qué ses étu­di­ants de chimie à l’université de Liège. Car un pro­fesseur se doit bien d’attirer l’attention !

Et moi ? Encore du rouge. Celui de la lave du Vésuve. Celui du sang qui passe de l’état solide au stade liq­uide lors du mir­a­cle du patron de ma Naples natale. Si, si, le miracle. 

His­toire de se racon­ter, en couleurs. His­toire de partager ce que les couleurs nous évo­quent. Com­ment, dans la mode, inter­ro­gent-elles et façon­nent-elles nos iden­tités, indi­vidu­elles ou col­lec­tives ? C’est autour d’un café, chez Nel­ly Rodi, agence de con­seil spé­cial­isée en stratégie busi­ness et créa­tiv­ité, que la dis­cus­sion s’anime ce lun­di 14 juin 2021.

Et au début il y eut la couleur

Nom­mer, c’est met­tre un nom sur quelqu’un ou quelque chose, c’est le recon­naître. Ain­si, com­ment nomme-t-on une couleur, com­ment l’identifie-t-on ?

Pour le chimiste Pierre Las­z­lo, qui est écrivain et pro­fesseur hon­o­raire de chimie à l’École poly­tech­nique, une couleur est d’abord « une réponse com­plexe de notre cerveau à une plage de longueurs d’ondes ». Les neu­ro­sciences cherchent d’ailleurs à iden­ti­fi­er quelles par­ties du cor­tex visuel sont sol­lic­itées par les dif­férentes couleurs du spec­tre visible.

Mais l’écrivain qui est en lui l’amène à citer Paul Klee pour qui « la couleur, c’est [aus­si] la qualité ».

Quant à Stéphanie Ovide, restau­ra­trice du pat­ri­moine tex­tile et spé­cial­iste des plantes tinc­to­ri­ales, « une couleur est un lan­gage, où les nuances seraient les let­tres de l’alphabet. En tant que restau­ra­trice, quand j’ai entre les mains un objet de plus de 300 ans, ses couleurs m’évoquent des rap­ports soci­aux : le rouge des rois, le vert des marchands… elles racon­tent une histoire. »

« Bien sûr qu’elles racon­tent une his­toire ! réplique Cécile Rosen­strauch, direc­trice de créa­tion chez Nel­ly Rodi. La couleur est vec­trice d’un sto­ry­telling très pré­cis pour les mar­ques tout comme pour les indi­vidus. Ce n’est pas un hasard si je voulais porter du rouge toute petite. J’avais cer­taine­ment des choses à dire. »

“Pour une couleur de qualité. La couleur, c’est d’abord la qualité. Ensuite, elle est densité, car elle n’a pas seulement une intensité, mais aussi un degré de clarté. Troisièmement, elle est encore mesure, car elle a, en dehors des valeurs précédentes, ses limites, son amplitude, son extension. Le clair-obscur est d’abord densité, il est aussi mesure dans son extension ou ses limites. Mais la ligne n’est que mesure.”
Pierre Laszlo cite Paul Klee 

Entre technologies et tendances

Qu’en est-il du lien entre les tech­niques de tein­ture et la dif­fu­sion de cer­taines couleurs ? J’ai envie d’en savoir plus. Est-ce la tech­nique qui dicte la ten­dance ou est-ce plutôt à elle de trou­ver la bonne réponse aux envies des consommateurs ?

« Les tech­niques de tein­ture sont étroite­ment liées à la dif­fu­sion de la couleur, explique Stéphanie. Je pense par exem­ple au vio­let, extrait d’un coquil­lage : le pour­pre (ou murex). C’était un proces­sus com­plexe et très coû­teux qui en fai­sait une couleur réservée à l’élite sociale. »

« C’est vrai que dans l’histoire les neu­tres ont été plutôt asso­ciés aux pau­vres. Aujourd’hui, les choses se sont presque inver­sées, réag­it Cécile : nous assis­tons à une vague de min­i­mal­isme selon laque­lle les neu­tres sont plus sophis­tiqués et plus chics que la couleur. »

Aujourd’hui, la dif­fu­sion de ces teintes, dites intem­porelles, répon­dent-elles à des enjeux de développe­ment durable dans la mode ? Peut-on obtenir un noir ou un bleu très bril­lant tout en renonçant aux tein­tures issues de la pétrochimie ?

L’écologie des couleurs

« Cer­taine­ment, il y a un réel désir d’écologie et de développe­ment durable de la part des maisons de mode, con­state Stéphanie. Je pense au cuir par exem­ple. La tein­ture du cuir est des plus pol­lu­antes, puisqu’elle utilise des métaux très tox­iques. Or on ne veut plus de tein­tures à base de métaux. Et cela va for­cé­ment restrein­dre le choix des couleurs. Les grandes ten­dances qui se dessi­nent vont plutôt vers le rem­place­ment du cuir clas­sique par des cuirs végé­taux. Il y a donc à mon avis une demande du marché et une réponse de l’industrie. Et on ver­ra ce qu’il sera pos­si­ble de faire. » 

« Ces enjeux écologiques ont égale­ment un impact sur les cal­en­dri­ers des col­lec­tions, souligne Cécile. Quel sera le taux de renou­velle­ment des pro­duits, leur dura­bil­ité, leur intem­po­ral­ité ? Per­son­nelle­ment je suis favor­able à une pièce qui dure douze ou treize ans… mais tous les con­som­ma­teurs ne sont pas encore prêts. » 

« Cela va aus­si impacter la notion du luxe : est-ce quelque chose qui dure dans le temps ? La réflex­ion est trans­ver­sale dans la mode et la couleur en fait par­tie », réag­it Stéphanie.

« Il est clair que l’on ne peut pas renon­cer à la pétrochimie pour obtenir du fluo », con­state Pierre. « Mais ce n’est pas un grand prob­lème, nous sommes tout de même très loin de la tox­i­c­ité du xixe siè­cle. » « Il existe déjà des couleurs com­plète­ment naturelles ; le prob­lème, c’est leur repro­ductibil­ité, affirme Stéphanie. Ce qui n’est pas repro­ductible dans l’art est intéres­sant et l’est cer­taine­ment pour des créa­teurs de mode. Cela dit, nous avons encore et tou­jours besoin de repro­duire dans la mode. »

Qu’en pens­es-tu Cécile ?

« Si le mot clé est slow, ralen­tisse­ment, cela amène une réflex­ion de fond sur le développe­ment de couleurs moins éphémères, moins fast. Il y a, à mon avis, un besoin de con­cevoir des couleurs d’une dimen­sion plus intem­porelle. » Ain­si, 80 % des col­lec­tions seront con­sacrées aux best-sell­ers pour laiss­er un 20 % de carte blanche aux équipes de style.

« Ce ne sont pas les 20 % d’aujourd’hui qui imposent les 80 % de demain ? », demande Stéphanie. « Cela peut arriv­er, il y a en effet une dimen­sion irra­tionnelle dans l’adoption d’une couleur. Ce qui est sûr, c’est que ces 20 % con­tribuent forte­ment à l’image de la mar­que et à l’histoire qu’elle racon­te. Et il faut en per­ma­nence trou­ver un équili­bre entre couleurs ras­sur­antes et couleurs images », con­clut Cécile.

“La couleur génère aussi des bénéfices : elle peut apaiser, vivifier, stimuler. Je suis toujours très impressionnée par le travail que certains architectes imaginent pour aménager les centres d’accueil des personnes âgées ou à mobilité réduite. Leur réflexion sur la couleur est très fonctionnelle, rationnelle et pas uniquement émotionnelle.”
Cécile Rosenstrauch

Les couleurs comme jeu identitaire

Pour cha­cun d’entre nous, autour de cette table, la couleur évoque des sou­venirs d’enfance, mar­que des choix pro­fes­sion­nels, des­sine les oppor­tu­nités d’avenir. Tel est donc le pou­voir des couleurs ? Nous inspir­er, tout en nous imposant des façons d’être, des identités.

Cha­cun d’entre nous a sa pro­pre palette, remar­que très juste­ment Pierre. Lui qui a appris à écrire au pinceau et qui, en cours de physique-chimie, dépo­sait des solvants sur du papi­er absorbant et obte­nait ain­si des chimiogrammes, écri­t­ure chim­ique en formes et en couleurs.

« L’approche de la couleur est très par­ti­c­ulière dans la restau­ra­tion tex­tile. Il faut trou­ver exacte­ment la même couleur, la même teinte que l’étoffe d’origine. C’est un proces­sus extrême­ment maîtrisé. Nous avons tous d’ailleurs, les restau­ra­teurs tex­tiles, nos recettes de couleurs. C’est à la vil­la Médi­cis, où j’ai passé un an en rési­dence pour tra­vailler sur une chape brodée de la Renais­sance, que j’ai com­mencé à tra­vailler des tein­tures à par­tir de cer­taines plantes de la vil­la. C’est pour moi l’exact opposé de ce que je fais en restauration :
c’est-à-dire ne pas par­tir de la couleur mais de la matière. »

Cécile, qui met sa créa­tiv­ité au ser­vice de dans son tra­vail, prof­ite de l’espace de com­plète liber­té que lui offre la pho­to. « Mon approche de la couleur dans ma vie per­son­nelle est très émo­tion­nelle. Mon compte Insta­gram évolue autour de la recherche de la beauté. Dans les pho­tos, je tra­vaille la couleur et les effets de la lumière sur celle-ci. »

Chez Nel­ly Rodi, en revanche, Cécile tra­vaille aus­si la sin­gu­lar­ité : « Quelle couleur, pour qui, pour quel marché, pour quel con­som­ma­teur ? Aujourd’hui, il y a un vrai besoin de spé­ci­ficité. Nous tra­vail­lons à par­tir des insights con­som­ma­teurs afin de décrypter les envies de la société pour définir, avec le fil­tre de la mar­que, quelles sont les couleurs que l’on a besoin de tra­vailler pour notre client. Ce tra­vail se fait en fonc­tion de son ADN, de son fonc­tion­nement, mais aus­si du marché qu’il vise. Dès que l’on change de cul­ture, les codes ne sont plus les mêmes. Et peu importe le produit. »

Nous sommes tous imbibés de couleurs

Des codes couleurs qui reflè­tent donc des codes cul­turels. Nous en sommes tous imbibés. Au point que la blouse noire, portée par son den­tiste, choque Stéphanie. « C’est comme un uni­forme, les pro­fes­sion­nels de san­té sont tous en blouse blanche », sourit-elle en se sur­prenant elle-même de sa réac­tion. Mais voilà… « cela a été perturbant ».

Quelle est, encore aujourd’hui, la place des couleurs dans les codes ves­ti­men­taires du milieu professionnel ?

« Il y a encore des caté­gories de métiers où les codes liés aux couleurs sont impor­tants, affirme Cécile. On peut repenser et même twister cer­taines couleurs, mais il y a des incon­tourn­ables au vu de ce que véhicu­lent cer­taines couleurs. » Pierre, quant à lui, est con­va­in­cu que ces codes demeurent « pérennes et vigoureux. Le mou­ve­ment des Gilets jaunes, qui fut une jacquerie, reflète une dimen­sion impor­tante de la société française : son organ­i­sa­tion en castes. Les Gilets jaunes ont été, et demeurent aus­si, la caste des exclus, les intouch­ables de la société française. Le jaune est ain­si devenu la couleur des exclus. Quelle est la couleur de la caste voi­sine, celle du pro­lé­tari­at petit-bour­geois ? Je crois que c’est le bleu, la couleur de l’uniforme de l’équipe de France de foot­ball. Allez les Bleus est un signe de ral­liement, autant qu’une iden­ti­fi­ca­tion collective. »

“Les teinturiers avaient beaucoup de mal à faire le vert jusqu’à l’arrivée du bleu d’indigo jauni avec la plante de Reseda. Et finalement au XIXe siècle le vert est arrivé grâce aux colorants synthétiques. Nous avons découvert par la suite que l’on mourait de ce vert, car cette teinture contenait un poison : l’arsenic.”
Stéphanie Ovide

Quel futur pour la couleur dans la mode

Peut-on inven­ter de nou­velles couleurs ? Peut-on en brevet­er ? La réponse est unanime : absolument !

Bien avant la créa­tion du Vantablack, ce noir intense façon­né à par­tir de la même tech­nolo­gie que celle des nan­otubes, dont Anish Kapoor s’est acca­paré les droits d’exploitation dans la pro­duc­tion artis­tique, il y a eu le Bleu Klein ou le Orange Hermès.

« Créer une couleur, une nuance, c’est un savoir-faire bien pré­cis, et telle­ment com­plexe, que le brevet­er me sem­ble com­plète­ment logique, affirme Stéphanie. En Inde ou au Japon le tra­vail de l’indigo est un art à part entière, tout comme l’est le tra­vail du pas­tel. Cela a d’ailleurs per­mis à Napoléon de créer une indus­trie dans le sud de la France pour la tein­ture des uni­formes de ses sol­dats. Il voulait ce bleu, et unique­ment ce bleu. »

« Et puis, ajoute Cécile, nous pou­vons manip­uler les couleurs : on peut les faire pétiller, grin­cer… Chaque com­bi­nai­son crée une har­monie dif­férente qui donne un sens nou­veau, un nou­veau souffle ».

Nous feuil­letons les cahiers de ten­dances qui annon­cent les couleurs pour l’été 2023. « C’est le vert qui revient, avec plein de béné­fices dif­férents : un vert pousse, nature, qui nous amène vers une nou­velle ère, nous explique Cécile. Com­ment est-ce que le vert peut être manip­ulé, à quoi ren­voie-t-il : sport, nature ou couture ? »

Et puis le dig­i­tal et l’intelligence arti­fi­cielle s’en mêlent. Est-ce que ces out­ils vont rem­plac­er le tra­vail des arti­sans de la couleur et de la matière ?

« C’est com­plé­men­taire, assure Cécile, tout sim­ple­ment parce qu’à l’écran le ren­du n’est pas le même et nos clients sont très attachés à la matière. » « Le sup­port est comme le tim­bre d’un instru­ment de musique, n’est-ce pas ? », souf­fle Pierre. « Absol­u­ment, con­firme Cécile. Le sup­port rend l’effet dif­férent. Imag­i­nons un jaune moutarde. Cela sera ray­on­nant et lumineux sur une soierie. Mais le même moutarde avec le même numéro de Pan­tone peut vite devenir plat sur un coton basique. »

« Ce que l’on voit à l’écran n’a rien à voir avec le ren­du sur la matière. C’est ras­sur­ant, relance Stéphanie. Mais on ne saurait se pass­er d’outils aus­si puis­sants qui per­me­t­tent de génér­er de nou­velles couleurs : un nou­veau langage. »

La couleur, on ne peut donc pas la maîtris­er ? Elle nous échappe ?

« Je dirais qu’elle nous sur­prend. J’ai fait une tein­ture avec des écorces de pin de la vil­la Médi­cis. Cela m’a don­né un vert sub­lime auquel je ne m’attendais pas, mais la couleur était là », racon­te Stéphanie.

Et Cécile de rebondir : « Il y a la couleur qu’on décide, que l’on veut. Et puis il y a la couleur qui se révèle. » « Celle que j’avais dans mes chimiogrammes », se remé­more Pierre.

“Il y a un concept philosophique que j’apprécie beaucoup : le Zeitgeist, littéralement l’esprit du temps. Selon ce courant philosophique allemand, Zeitgeist est une même découverte faite simultanément par des gens qui travaillent de manière indépendante. Et donc pourquoi telle forme et pourquoi telle couleur ? Il y a de l’art et de la science dans tout cela, mais il y a aussi quelque chose d’impalpable, qui s’impose naturellement.” 
Stéphanie Ovide


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