La femme, le corps, le genre : la mode vue par une polytechnicienne

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Sophie BROCART (90)
Par Anne-Gaël LADRIÈRE

Sophie Bro­cart (90) est une poly­tech­ni­cienne qui a orien­té très tôt sa car­rière dans l’univers de la mode avant de prendre la tête de la nou­velle mai­son Patou au sein du groupe LVMH. Inter­viewée par Anne-Gaël Ladrière, spé­cia­liste de la stra­té­gie des marques que le sujet des femmes et du genre pas­sionne depuis tou­jours, elle nous offre son regard de femme diri­geante et d’experte sur la mode comme reflet de la repré­sen­ta­tion de la femme, du corps et du genre dans la société.

Anne-Gaël Ladrière : Vous êtes pas­sée de Poly­tech­nique, un uni­vers scien­ti­fique et mas­cu­lin à celui de la mode, plu­tôt créa­tif et fémi­nin ? Pour­quoi ce choix ?

Sophie Bro­cart : J’avais envie d’un métier concret, maté­riel, sen­suel, en lien avec l’esthétique et la créa­tion. J’ai hési­té avec l’architecture, mais le luxe et la mode, loin d’être aus­si déve­lop­pés qu’ils le sont deve­nus aujourd’hui, m’apparaissaient comme une indus­trie pleine d’avenir pour l’économie fran­çaise. J’aime l’idée que la mode soit une indus­trie : on y fabrique des pro­duits, on allie busi­ness et création.

J’aurais pu trou­ver la créa­ti­vi­té dans les sciences, les deux sont loin d’être anti­no­miques : les grands scien­ti­fiques sont sou­vent de très grands créatifs.
À l’heure où il s’agit de coder le monde, je crois que l’idéal est d’être les deux.

Quant au pas­sage d’un uni­vers mas­cu­lin à un uni­vers fémi­nin, ce qui me paraît pro­blé­ma­tique est l’absence d’équilibre qui per­siste dans cer­tains milieux. Où sont les hommes dans la mode ? Où sont les femmes dans l’informatique ?

L’ouverture de Poly­tech­nique aux femmes remonte à 1972. C’était com­ment d’être une fille à Poly­tech­nique, dix-huit ans après ? 

La pre­mière femme admise avait fait une entrée fra­cas­sante en entrant major, mais alors qu’on s’apprête à célé­brer les 50 ans de l’ouverture, les femmes res­tent très mino­ri­taires. Nous étions 8 % en 1990, elles sont 20 % aujourd’hui…

J’ai plu­tôt aimé être une femme à l’X, mais il faut avouer que peu de femmes y affir­maient leur fémi­ni­té. Là comme dans les autres grandes écoles, la dif­fé­rence n’était pas for­cé­ment bien venue. Être une femme n’était pas simple pour toutes, être homo­sexuel l’était encore moins. Ces milieux au fond assez conser­va­teurs avaient ten­dance à reje­ter les per­son­na­li­tés ori­gi­nales. La mode a tou­jours plu­tôt ten­du, au contraire, à saluer et célé­brer l’affirmation de la différence.

Même si la mode est une indus­trie majo­ri­tai­re­ment fémi­nine, il y a encore peu de femmes comme vous à la tête de mai­sons, et ce mal­gré les pro­grammes mis en place, notam­ment au sein du groupe LVMH, pour lut­ter contre les sté­réo­types de genre et pro­mou­voir les femmes. Com­ment l’expliquer ?

On reste dans une socié­té où le pou­voir appar­tient davan­tage aux hommes, le chan­ge­ment prend for­cé­ment du temps. On voit de plus en plus de femmes aux postes de direc­tion dans la mode, la logique sta­tis­tique serait évi­dem­ment qu’elles deviennent majoritaires.

La repré­sen­ta­tion du corps des femmes a évo­lué plus vite me semble-t-il. On est pas­sé du « corps glo­rieux de la top-modèle » à une ima­ge­rie plus inclu­sive, la mode res­tant là un « labo­ra­toire des muta­tions sociales »…

C’est ce qui la rend pas­sion­nante : comme l’art contem­po­rain, mais de manière beau­coup plus acces­sible puisque tout le monde porte des vête­ments, elle reflète de manière très visuelle les évo­lu­tions de la socié­té. J’ai un avant-poste exal­tant sur ces évo­lu­tions en tra­vaillant depuis 2014 sur le prix LVMH.

Je constate que le cycle pro­fond de la mode va vers un corps idéal de plus en plus mus­clé, avec des formes certes, mais très tonique : un corps plus Athé­na que Vénus,
le corps d’une guer­rière, qui illustre bien la place que prennent les femmes aujourd’hui. Il me semble que les bons créa­teurs ne créent pas le désir, mais anti­cipent un désir qui est là.

En ce qui concerne l’inclusivité, Jean-Paul Gaul­tier fai­sait déjà défi­ler des corps dif­fé­rents dans les années 2000, les médias de mode y sont venus beau­coup plus tard que les créa­teurs. Ils y ont été for­te­ment pous­sés par la socié­té à tra­vers les médias sociaux qui se sont insur­gés contre les corps trop par­faits ou exclu­si­ve­ment blancs des maga­zines, en pré­sen­tant les corps dans toute leur diver­si­té. La mode par­ti­cipe plu­tôt à la célé­bra­tion de la beau­té plu­rielle et alter­na­tive, aidant en cela à se libé­rer de l’image de mode et de l’image qu’on peut se faire de la mode.

N’y a‑t-il pas néan­moins une ten­sion entre la dimen­sion éman­ci­pa­trice que vous évo­quez et une dimen­sion plus nor­ma­tive, ne serait-ce que dans le champ social de la mode ? 

Je pense que la mode est un ins­tru­ment, l’émancipation vient de soi, c’est une démarche per­son­nelle. Pour moi la mode n’est pas nor­ma­tive, elle offre toutes les pos­si­bi­li­tés : choi­sir un uni­forme ou ne pas être uni­forme. Elle per­met d’exprimer qui l’on est et ce qu’on a à l’intérieur, c’est ce qui est fantastique.

“La mode participe plutôt à la célébration de la beauté plurielle et alternative, aidant en cela à se libérer de l’image de mode et de l’image qu’on peut se faire de la mode.”

« Le paraître redouble l’être », dit la phi­lo­sophe Camille Froi­de­vaux-Met­te­rie dont l’apport me semble une clé pour com­prendre la vague fémi­niste née dans les années 2010 et ampli­fiée par #MeToo, qui est cen­trée non plus sur la reven­di­ca­tion de droits, mais sur la spé­ci­fi­ci­té de l’expérience incar­née. Là où on sem­blait avoir oublié le corps des femmes et un peu rapi­de­ment ren­voyé le sou­ci de l’apparence à une inté­rio­ri­sa­tion de l’aliénation et de la domi­na­tion mas­cu­line, elle démontre qu’au contraire il « témoigne d’une libre appro­pria­tion de soi qui est aus­si pro­jet de coïn­ci­dence à soi ».

Effec­ti­ve­ment le vête­ment, comme le maquillage, est un allié pour expri­mer qui l’on est, se révé­ler à soi, pour se plaire et non seule­ment pour plaire aux autres. Dans la palette infi­nie de la mode, il y a une mode pour soi plus que pour la séduc­tion exté­rieure. D’ailleurs, ce qui est inté­res­sant est que ce type de créa­tion n’est pas gen­ré, cela peut venir d’un homme comme d’une femme, c’est une ques­tion d’attention à la femme réelle plu­tôt que fantasmée.

Vous tra­vaillez dans le cadre du prix LVMH avec la nou­velle géné­ra­tion de créa­teurs, que diriez-vous de leur rap­port au genre ou à la flui­di­té des genres par rap­port aux géné­ra­tions précédentes ?

Au départ, quand on a lan­cé le prix LVMH en 2014, la ques­tion de la flui­di­té des genres était assez cen­trale, il faut dire que c’était le début du street­wear, qui est uni­sexe par excel­lence en cachant le corps.

Aujourd’hui, c’est gagné, femmes et hommes peuvent por­ter les mêmes vête­ments. Beau­coup de can­di­dats au prix LVMH déclarent faire une mode gen­der­less. Dire qu’un vête­ment est fémi­nin ou mas­cu­lin aura bien­tôt beau­coup moins de sens.

La rapi­di­té avec laquelle les caté­go­ries de mode fémi­nine ou mas­cu­line s’évaporent est d’ailleurs frap­pante ! Elle illustre la conver­gence des genres mise en lumière par Camille Froi­de­vaux-Met­te­rie, qui donne à chaque per­sonne une liber­té d’expression tota­le­ment inédite.

C’est une vraie libé­ra­tion, autant pour les hommes que pour les femmes. On sort d’une phase où tout le monde s’habille pareil en street­wear pour aller vers une nou­velle ère où cha­cun s’habille selon qui il est au fond.

Les ten­dances de la mode pré­fi­gurent et accé­lèrent des mou­ve­ments de fond dans la socié­té. Les fron­tières se brouillent de plus en plus entre mode mas­cu­line et fémi­nine : dès le début des années 2010, Jona­than Ander­son pré­sen­tait des vête­ments rela­ti­ve­ment fémi­nins sur des hommes, Ales­san­dro Michele l’a fait ensuite cou­ram­ment chez Guc­ci. Ce mou­ve­ment de fond n’est évi­dem­ment pas encore per­cep­tible dans la rue, mais il l’est chez les stars que les jeunes cherchent à imi­ter, comme Har­ry Styles ou les chan­teurs de K‑Pop.

D’ailleurs, quand on com­mence à défi­nir vingt genres, il n’y a plus de genre, il va peut-être fal­loir inven­ter une autre terminologie.

La mode vir­tuelle est l’extrême de ça, on se libère de son corps réel pour s’inventer un autre corps, une autre personnalité.

Quel regard por­tez-vous sur cette mode virtuelle ?

La créa­tion vir­tuelle est appe­lée à se déve­lop­per dans la mode comme dans l’art contem­po­rain, tout sim­ple­ment parce que le monde se vir­tua­lise. Aujourd’hui, les jeunes achètent des tenues vir­tuelles pour leurs ava­tars dans les jeux vidéo, demain nous aurons tous nos vête­ments digi­taux pour nos réunions en ligne.

La digi­ta­li­sa­tion du monde a de mul­tiples facettes, c’est aus­si elle qui a ren­du la mode beau­coup plus inclu­sive en per­met­tant à des créa­teurs de tous les conti­nents d’émerger grâce aux réseaux sociaux. La mode n’est plus domi­née seule­ment par Paris, New York, Londres ou Tokyo, elle vient de par­tout. Un Sud-Afri­cain, Thebe Magu­gu, a été lau­réat du prix LVMH en 2019 ; cette année, nous avions deux marques afri­caines en demi-finale et pour la pre­mière fois en finale une marque sud-amé­ri­caine et une marque chinoise.

L’inclusivité est aus­si très pré­sente sur les réseaux sociaux à tra­vers la ten­dance body posi­tive, la voyez-vous aus­si émerger ?

Oui clai­re­ment, je pense notam­ment à Rui, une marque chi­noise proche de la lin­ge­rie, fina­liste du prix LVMH cette année, qui est incar­née par des corps très éloi­gnés des canons de beau­té clas­siques, reve­nant à Vénus plu­tôt qu’à Athé­na. Alors que la mode et la lin­ge­rie res­taient sou­vent pré­sen­tées sur des corps « par­faits », la créa­trice montre qu’une femme peut être sexy en assu­mant son corps, quelle que soit sa morphologie.

Le corps est-il encore au cœur des pré­oc­cu­pa­tions de la nou­velle géné­ra­tion de créateurs ?

Moins qu’avant, parce que cette géné­ra­tion est avant tout très enga­gée sur la pro­tec­tion de la pla­nète, la crise de la Covid ayant encore accé­lé­ré ce phé­no­mène. Leur pré­oc­cu­pa­tion est de réus­sir à pro­po­ser une mode plus éco­lo­gique et plus res­pon­sable. Dans le même sens, on voit se déve­lop­per de nou­veaux modes de consom­ma­tion, notam­ment la loca­tion ou la revente qui per­mettent de conti­nuer à chan­ger de vête­ments, le chan­ge­ment étant au cœur de la mode, en limi­tant l’impact sur l’environnement.

À pro­pos de la Covid, le prix LVMH a aidé ces jeunes marques à faire face.

Oui, nous avons choi­si cette année de don­ner le prix LVMH aux huit demi-fina­listes plu­tôt que d’en sélec­tion­ner un seul, et nous avons créé un fonds pour sou­te­nir tous les lau­réats précédents.

Pour finir, com­ment jugez-vous la réac­tion du monde de la mode au mou­ve­ment #MeToo ?

Pour appré­hen­der ce mou­ve­ment dans la mode, il faut com­prendre qu’elle est consti­tuée de deux milieux qui tra­vaillent ensemble mais sont struc­tu­rés très dif­fé­rem­ment : le milieu qui crée et vend le pro­duit de mode et celui qui crée et vend l’image de mode. 

Le pre­mier est essen­tiel­le­ment com­po­sé d’entreprises, indus­trielles ou arti­sa­nales, et com­prend les marques de mode mais aus­si les fabri­cants et les dis­tri­bu­teurs. Le second est consti­tué des médias de mode et de nom­breux indé­pen­dants – pho­to­graphes, man­ne­quins, agents, sty­listes, coif­feurs… C’est dans ce milieu, moins struc­tu­ré, que l’essentiel des scan­dales #MeToo ont écla­té. Logi­que­ment d’ailleurs, puisque l’industrie de la créa­tion d’image de mode res­semble beau­coup à celle du ciné­ma. Les man­ne­quins, qui par nature ont un fort pou­voir d’attraction tout en étant sou­vent jeunes et iso­lés, y sont donc par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés, comme les actrices, aux abus de pou­voir. C’est sur­tout eux qu’il faut pro­té­ger. LVMH et Kering ne s’y sont pas trom­pés, qui dès 2017 ont éta­bli une charte sur les rela­tions de tra­vail avec les man­ne­quins, appli­quée à l’ensemble de leurs marques. 


Références

Véro­nique Ber­gen, Le corps glo­rieux de la top-modèle, Lignes, 2013.

Camille Froi­de­vaux-Met­te­rie, Le corps des femmes : la bataille de l’intime, Phi­lo­so­phie Maga­zine Édi­teur, 2018, Points 2021 ; Un corps à soi, Seuil, 2021.

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