Manœuvre de mise à l’eau du Triomphant dans l'ouvrage Cachan, le 13 juillet 1993.

L’ouvrage Cachin à Cherbourg dispositif innovant de mise à l’eau des sous-marins

Dossier : Les ports en FranceMagazine N°764 Avril 2021
Par Georges DEBIESSE (68)

Le principe d’Archimède est cher au cœur de tous les marins. Même, peut-être surtout, à celui des sous-mariniers, à qui il per­met d’évoluer dans la troisième dimen­sion, la ver­ti­cale. Depuis 1993, il per­met aus­si de procéder à la mise à l’eau, dans l’arsenal de Cher­bourg, des sous-marins con­stru­its à l’horizontale dans les grandios­es nefs du chantier Laubeuf, et non plus sur les cales inclinées datant du Sec­ond Empire.

Le nou­veau mode de con­struc­tion, qui a été adop­té pour la réal­i­sa­tion des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) du type Tri­om­phant, posait a pri­ori deux prob­lèmes de manu­ten­tion. Pour la manu­ten­tion hor­i­zon­tale, la DCN, direc­tion des con­struc­tions navales, ancêtre de Naval Group, a fait appel à un sys­tème de marcheurs hydrauliques. Pour la manu­ten­tion ver­ti­cale, c’est-à-dire la mise à l’eau, elle avait envis­agé deux options : celle d’un ouvrage com­posé d’une forme clas­sique mais munie d’une plate­forme intérieure bal­lastable et immerge­able, per­me­t­tant la mise à l’eau par usage répété du principe d’Archimède ; et celle du sys­tème breveté Syn­chro­lift, où l’ouvrage est con­sti­tué d’une darse en libre com­mu­ni­ca­tion avec la mer, encadrée par deux séries de treuils sup­por­t­ant une plate­forme métallique sur laque­lle est posé le navire. Le pre­mier sys­tème avait été choisi (et inven­té) par le chantier Gen­er­al Dynam­ics de Gro­ton aux États-Unis, pour les SNLE du type Ohio. Le sec­ond sys­tème, large­ment répan­du pour tous types de navires, avait été retenu par la Roy­al Navy pour sa base de SNLE de Faslane, en Écosse.

Sol­lic­itée pour avis, la direc­tion des travaux mar­itimes, chargée de la réal­i­sa­tion des infra­struc­tures du port mil­i­taire de Cher­bourg, avait sug­géré que le lance­ment d’un con­cours pour un ouvrage Archimède ne man­querait pas de sus­citer l’intérêt des grandes entre­pris­es français­es du génie civ­il et de l’offshore – un peu sin­istrées par une crise économique dou­blée d’un effon­drement du prix du pét­role et de la demande de plate­formes de for­age – et par là même une saine com­péti­tion, garante d’un meilleur prix que l’achat du brevet Syn­chro­lift. La DCN voulut bien enten­dre cet argu­ment et autoris­er le lance­ment du con­cours. Ce fut finale­ment le groupe­ment Spie Batig­nolles GTM qui l’emporta, avec l’entreprise Paim­boeuf pour la plate­forme métallique.


REPÈRES

Napoléon avait « résolu de renou­vel­er à Cher­bourg les mer­veilles de l’Égypte » et il choisit pour maître d’œuvre de ces travaux Joseph Cachin, natif de Cas­tres (en 1757), ingénieur des Ponts et Chaussées, qui, appelé à Cher­bourg en 1792 pour faire le point des travaux de la grande digue com­mencée en 1783 par Louis XVI, y conçut l’audacieux pro­jet d’un port « creusé dans le roc pour les plus grands vais­seaux de guerre » et n’eut de cesse qu’il eût con­va­in­cu le Pre­mier con­sul, devenu empereur, d’en ordon­ner la réal­i­sa­tion par un décret du 15 mars 1805. C’est à l’emplacement même de la pre­mière forme de radoub de l’arsenal, la forme Cachin, qu’a été con­stru­it le dis­posi­tif de mise à l’eau du Tri­om­phant. C’est donc tout naturelle­ment que le nom de Cachin lui a été réat­tribué, un peu comme un nom de navire de guerre relevé de généra­tion en génération. 


Un principe de fonctionnement très simple

Mais il con­vient d’abord de revenir sur le principe de fonc­tion­nement de l’ouvrage. Il est com­posé, d’une part, d’une forme de radoub clas­sique, mais très pro­fonde (près de trente mètres) et dotée, con­tre ses bajoy­ers, d’une dou­ble rangée de poteaux de béton, et d’autre part d’une plate­forme métallique de grandes dimen­sions (106,0 x 30,0 x 7,6 m) sus­cep­ti­ble d’être placée en appui sur les sus­dits poteaux et de sup­port­er, dans cette con­fig­u­ra­tion, le poids du sous-marin mis en place au moyen des marcheurs. La plate­forme est alors une sorte de pont, très large (106,0 m) mais de faible portée (30 m). Elle peut aus­si être mise en flot­tai­son, tout en sup­por­t­ant la charge, par rem­plis­sage de la forme, devenant ain­si un bateau qui peut, d’une sim­ple et courte trans­la­tion lon­gi­tu­di­nale, plac­er au droit des poteaux des bajoy­ers les échan­crures ménagées dans ses parois latérales. L’ensemble peut alors descen­dre majestueuse­ment, par vidan­ge de la forme. La plate­forme peut enfin être immergée en fond de forme par sim­ple ouver­ture de vannes pen­dant que la forme est remise en eau. Il suf­fit alors d’attendre l’égalité des niveaux d’eau à l’extérieur et à l’intérieur de la forme pour ouvrir le bateau-porte et livr­er pas­sage au sous-marin mis en flottaison.

Une réalisation plus complexe

Restait quand même à réalis­er l’ouvrage. Ce principe très sim­ple requérait en effet le creuse­ment de la forme dans un rocher com­pact, au beau milieu d’un site indus­triel en activ­ité et à quelques dizaines de mètres de machines-out­ils de pré­ci­sion, ain­si que la garantie de la sta­bil­ité des parois et le pro­longe­ment de la forme par une enclave sur la mer : il man­quait vingt mètres à la longueur de terre-plein disponible devant le chantier Laubeuf. Il y a peu à dire sur le ter­rasse­ment : aucun inci­dent ne vint émailler cette phase où, pen­dant un an, on tirait chaque soir des volées de 350 kg d’explosif. La pré­fab­ri­ca­tion des deux cais­sons en béton armé assur­ant le pro­longe­ment de l’ouvrage côté mer et du bateau-porte en béton pré­con­traint se déroulait pen­dant ce temps dans une autre forme de l’arsenal, sans grande dif­fi­culté. On insis­tera un peu en revanche sur la sta­bil­ité des parois. On avait bien vite renon­cé aux maçon­ner­ies de gran­it, qui auraient été du plus bel effet, et même au béton : il aurait fal­lu neuf mètres d’épaisseur. Le soutène­ment est alors assuré par des ancrages pas­sifs, con­sti­tués de bar­res d’acier scel­lées dans le rocher sur des longueurs de 7 à 16 mètres.

Galerie souterraine ouvrage Cachin Cherbourg
Galerie souter­raine.

Un parti audacieux, mûrement réfléchi

C’était assez auda­cieux. Cela aurait même été déraisonnable si l’on n’avait su pou­voir compter tout à la fois sur un excel­lent bureau d’études et sur l’assistance des meilleurs spé­cial­istes de la mécanique des roches au sein du réseau sci­en­tifique du min­istère de l’Équipement. Le cal­cul des ancrages, effec­tué sous leur haute super­vi­sion, était fondé sur une mod­éli­sa­tion fine du mas­sif rocheux, analysé lors du creuse­ment de l’ouvrage, et sur des marges de pré­cau­tion liées aux risques de cor­ro­sion. Ces mêmes spé­cial­istes ont pro­posé l’instrumentation de l’ouvrage, doté ain­si de cap­teurs per­me­t­tant de suiv­re ses défor­ma­tions lors d’une manœu­vre, et de dis­posi­tifs de mesure des pro­grès de la cor­ro­sion. Il y a une grande den­sité de clous, un par 1,5 m2 de paroi, con­duisant à une longueur totale de soix­ante kilo­mètres. L’ouvrage Cachin est ain­si la seule forme en rocher armé du monde.

Des précautions méticuleuses

D’autres pré­cau­tions avaient été pris­es lors de la mise au point du marché, por­tant notam­ment sur l’élimination des pres­sions d’eau. Le mas­sif rocheux est très peu per­méable, mais l’eau en faible quan­tité peut être dotée d’une grande force si elle est mise en pres­sion par une dénivel­la­tion impor­tante : c’est le phénomène du crève-ton­neau jadis analysé par Blaise Pas­cal. Ici, la présence d’une exca­va­tion pro­fonde pour­rait mobilis­er des poussées capa­bles de met­tre en péril le soutène­ment. C’est pourquoi il a été prévu d’adopter la solu­tion pro­posée par un autre con­cur­rent du con­cours (avec bien sûr son con­sen­te­ment rémunéré) : celle de cein­tur­er l’ouvrage, sur ses trois rives ter­restres, par une galerie souter­raine en forme de U, creusée dans le rocher à 30 m de pro­fondeur. Y débouchent des drains creusés « en baleine de para­pluie », ain­si que l’eau cap­tée par les drains sub­hor­i­zon­taux creusés depuis l’intérieur de la forme, et enfin les eaux de drainage de la sous-face du bateau-porte. (La com­mu­ni­ca­tion ain­si créée entre la galerie souter­raine et la sous-face du bateau-porte place celle-ci à la pres­sion atmo­sphérique, ce qui fait échap­per le bateau-porte au principe d’Archimède, puisqu’il n’est plus plongé dans un liq­uide. La sta­bil­ité du bateau-porte est ain­si mul­ti­pliée.) Toutes les eaux ain­si recueil­lies se rassem­blent en une fraîche et musi­cale riv­ière souter­raine, dont le faible débit est dirigé vers une sta­tion de pom­page et rejeté dans l’avant-port.

Enfin on s’efforça de tester l’ouvrage, avant même l’épreuve suprême que con­sti­tu­ait la manœu­vre du Tri­om­phant, le 13 juil­let 1993, sous une pluie bat­tante, en présence des plus hautes autorités et des mil­liers d’acteurs du pro­gramme SNLE-NG : un jour on empi­la, sur une des rives de l’ouvrage et sur une dizaine de mètres de hau­teur, des blocs de béton emprun­tés au chantier voisin du port de Fla­manville ; une autre fois, on prof­i­ta de la présence du Red­outable, venu à Cher­bourg en vue d’y achev­er sa bril­lante car­rière au sein de la Cité de la mer implan­tée dans la gare mar­itime, pour tester le com­porte­ment de la plate­forme, sous une charge toute­fois deux fois plus faible que celle du Tri­om­phant.

La direc­tion des travaux de l’ouvrage Cachin a été assurée par Bernard Sal­ha (81) qui est aujourd’hui directeur tech­nique du groupe EDF et directeur de la recherche et du développement.

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