Cherbourg, l’arsenal et sa ceinture de bastions d’une agréable couleur verte.

Arsenaux de la Marine : les travaux d’Hercule

Dossier : Les ports en FranceMagazine N°764 Avril 2021
Par Georges DEBIESSE (68)

Per­son­ne n’est obligé de croire que le pre­mier arse­nal aurait été con­stru­it par les fils d’Hercule. Mais qui pour­rait de bonne foi con­tester la qual­i­fi­ca­tion de travaux d’Hercule à ceux qui ont per­mis, au cours des qua­tre derniers siè­cles, la créa­tion puis la patiente adap­ta­tion des arse­naux de la Marine ?

Sig­nalons d’ores et déjà que le terme d’arsenal, qui nous vient de l’arabe, paraît voué à une cer­taine désué­tude, au prof­it de base navale ou de port mil­i­taire, du fait d’évolutions ayant atténué l’unicité juridique de cet étab­lisse­ment, et com­mençons par un peu d’histoire.


REPÈRES

Il est d’usage de con­sid­ér­er le Clos des galées (terme désig­nant un navire, qui don­nera ensuite celui de galère), à Rouen dès la fin du XIIIe siè­cle, dont il ne sub­siste sem­ble-t-il aucun ves­tige, comme le pre­mier arse­nal per­ma­nent. Plus vis­i­ble est aujourd’hui la Vieille Darse de Toulon, qui remonte à Hen­ri IV. Mais c’est Riche­lieu puis Col­bert assisté de Vauban qui don­neront au siè­cle suiv­ant les prin­ci­pales impul­sions et fixe­ront aux ingénieurs les plus grands défis. 


Rochefort, ou la vase

Com­mencé en 1666, l’arsenal de Rochefort est en 1698, selon l’intendant Bégon qui don­na son nom au bégo­nia, « le plus mag­nifique du roy­aume, com­posé du plus beau chantier de con­struc­tion qui soit dans l’univers, de trois grands bassins qu’on appelle des formes pour le radoub des bateaux, de tous les mag­a­sins généraux et par­ti­c­uliers néces­saires, des corderies, des forges et autres ate­liers ». La Corderie royale, de fait, longue de 374 mètres, récem­ment restau­rée (mag­nifique­ment) par ses nou­veaux pro­prié­taires civils, avait req­uis le tra­vail de 2 000 ouvri­ers pen­dant qua­tre ans et repo­sait sur un quadrillage de 14 000 m3 de madri­ers de chêne, sorte de radeau flot­tant sur la vase. 

Brest, ou le roc breton

Voulu par Riche­lieu, l’arsenal de Brest est à ses débuts flu­vial, comme Rochefort, et instal­lé à par­tir de 1630 sur les deux rives de la Pen­feld, où il cohab­it­era avec le port de com­merce jusqu’en 1865 ; la pre­mière forme est achevée en 1687 ; les formes de Pon­tan­iou datent quant à elles du XVIIIe siè­cle ; à la fin du XIXe siè­cle, la créa­tion de la rade-abri pro­tégée par une digue per­met celle de l’avant-port de Lani­non, qui reçoit bien­tôt quais et grandes formes de con­struc­tion (les bassins 8 et 9, où seront notam­ment con­stru­its le cuirassé Jean-Bart et le Charles-de-Gaulle).

Toulon, ou la dramatique absence de marées

Au début du règne de Louis XIV, le développe­ment de la marine du Lev­ant et les qual­ités nau­tiques de la rade con­duisent Col­bert à agrandir l’arsenal de Toulon. Après dix années de con­tro­ver­s­es, il retient en 1679 le pro­jet pré­paré en trois semaines par Vauban, que son expéri­ence de Dunkerque avait ini­tié au monde mar­itime et aux travaux hydrauliques. Suiv­ent quinze années de grands travaux, com­por­tant le détourne­ment des deux fleuves côtiers, le creuse­ment d’une nou­velle darse et la con­struc­tion de nom­breux bâti­ments, dont une corderie plus longue encore que celle de Rochefort. En revanche, l’absence de marée en Méditer­ranée retardera d’un siè­cle la réal­i­sa­tion de la forme de radoub, prévue d’emblée par Vauban, con­stru­ite de 1774 à 1778 grâce au procédé inspiré à Groignard, ingénieur des con­struc­tions navales, par la con­fec­tion des piles de pont : une caisse en bois de cent mètres de long est con­stru­ite à flot, sur un radeau fait de mâts et de futailles, puis immergée ; c’est à l’abri de cette enceinte que la forme est con­stru­ite, par plusieurs cen­taines de forçats qui s’emploient aus­si à pom­per. C’est par un procédé ana­logue, mais avec une caisse métallique, et sans l’emploi de forçats, que les grands bassins Vauban seront réal­isés à par­tir de 1911. À leur achève­ment, en 1930, ils sont de fait les plus longs du monde, avec 440 mètres. Cha­cun des deux bassins est ouvert aux deux extrémités et séca­ble en deux par­ties par bateaux-portes, per­me­t­tant le caré­nage indépen­dant de qua­tre grands navires. Entre-temps l’arsenal avait été doté de l’annexe du Mouril­lon et con­sid­érable­ment éten­du vers l’ouest, avec les nou­velles dars­es de Cas­tigneau et de Missiessy.

Lorient, ou l’indestructible citadelle de l’amiral Dönitz

À la dif­férence des ports précé­dents, réal­isés sous maîtrise d’ouvrage des rois, Lori­ent est acquis qua­si-clés en main en 1770, acheté à la Com­pag­nie des Indes ori­en­tales. C’est surtout un port de con­struc­tion, qui four­nit à la Marine sa pre­mière fré­gate à hélice, mais dont les faibles pro­fondeurs entra­vent les capac­ités opéra­tionnelles. Il ne pren­dra pas moins un rôle stratégique con­sid­érable pen­dant la dernière guerre mon­di­ale, avec la con­struc­tion par les Alle­mands – et quelque 15 000 ouvri­ers ou pris­on­niers – de la gigan­tesque base pro­tégée de Kero­man pour les sous-marins. 

Cherbourg, ou les merveilles de l’Égypte

Vauban bien sûr avait pressen­ti l’importance stratégique de Cher­bourg ; mais sa rade trop ouverte ne per­me­t­tait pas le déploiement ni la mise à l’abri d’une escadre sous voiles. En 1781, l’ambitieux pro­jet du cap­i­taine de vais­seau La Bre­ton­nière, con­sis­tant à créer une rade-abri arti­fi­cielle par la con­struc­tion d’une digue insu­laire de trois kilo­mètres, est adop­té par Louis XVI. Il fau­dra soix­ante-dix ans pour le men­er à bien. Dans l’intervalle, le Pre­mier con­sul aura pre­scrit de « creuser dans le roc de Cher­bourg un port pour les plus grands vais­seaux de guerre », entre­prise qu’il qual­i­fi­ait de « renou­velle­ment des mer­veilles de l’Égypte » et qui requit à nou­veau quelques mil­liers de tra­vailleurs plus ou moins volon­taires (dont 300 périrent sur la digue lors de l’effroyable tem­pête de févri­er 1808) puis, sous le Sec­ond Empire, de gigan­tesques quan­tités de poudre noire. 

Après la digue du Large, le grand large

On ne saurait clore ce bref his­torique sans dire un mot de l’outre-mer, où la créa­tion de bases navales a accom­pa­g­né l’expansion colo­niale, avant de jouer un rôle stratégique non nég­lige­able pen­dant les deux guer­res mon­di­ales. De grandes infra­struc­tures sont ain­si créées à Saï­gon, Dakar, Biz­erte, Diego-Suarez, Mers el-Kébir, offrant au pas­sage aux entre­pris­es français­es de travaux publics (Hersent, Bous­s­iron, Camp­enon-Bernard, GTM, Fougerolle…) de belles occa­sions d’innovations et de développement. 

Les ports militaires aujourd’hui sont moins nombreux

En métro­pole, l’arsenal de Rochefort, con­damné par les méan­dres de la Char­ente, avait fer­mé dès 1927. Lori­ent a vu par­tir ses derniers sous-marins en 1993 et n’a plus aucune activ­ité opéra­tionnelle. Demeurent trois grands pôles spé­cial­isés. Toulon est le prin­ci­pal port de la Force d’action navale, regroupant l’ensemble des bâti­ments de sur­face. Il héberge notam­ment le groupe aéron­aval con­sti­tué autour du porte-avions. Y sont égale­ment basés les sous-marins nucléaires d’attaque. Toulon n’est plus depuis longtemps un port con­struc­teur, mais reste le prin­ci­pal pôle de MCO (main­tien en con­di­tion opéra­tionnelle) de la Marine, ain­si qu’un site de pro­jec­tion de forces. Brest abrite le reste de la Force d’action navale, mais est surtout dédié aux forces sous-marines depuis la créa­tion, à la fin des années soix­ante, de la base opéra­tionnelle de l’île Longue vouée aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Ce fut encore un chantier assez intense, réal­isé en moins de qua­tre ans. L’arsenal de Brest est aus­si le site de grand caré­nage des SNLE, avec le bassin 10, dernier bassin brestois, réal­isé en 1971–1973 par assem­blage à flot puis échouage de trois cais­sons en béton pré­con­traint con­stru­its à sec dans une autre forme de l’arsenal. Cher­bourg est spé­cial­isé depuis la fin du XIXe siè­cle dans la con­struc­tion de sous-marins, clas­siques puis nucléaires. Au mode ances­tral de con­struc­tion sur cale inclinée, util­isé jusqu’au Red­outable, s’est sub­sti­tué l’assemblage hor­i­zon­tal de sec­tions prééquipées, inau­guré pour Le Tri­om­phant. Cela a req­uis la con­struc­tion de deux très grands bâti­ments, dont un par gain sur la mer, puis d’un ouvrage très orig­i­nal : l’ouvrage Cachin. Sub­sis­tent donc trois ports dotés cha­cun d’installations nucléaires. Cha­cun est aus­si le siège d’une pré­fec­ture mar­itime, vouée à la coor­di­na­tion de l’action civile de l’État en mer : un quart de l’activité de la Marine nationale est con­sacré à la sauve­g­arde des approches maritimes.

“Demeurent trois grands pôles
spécialisés, Brest, Toulon et Cherbourg.”

Ils sont petits mais denses

L’emprise des ports mil­i­taires, con­traire­ment à une con­vic­tion répan­due, n’est pas con­sid­érable, avec un total de l’ordre de 1 000 hectares de sur­faces ter­restres. L’arsenal de Brest cou­vre 115 ha, con­tre 3 354 pour le plus petit des grands ports mar­itimes, celui de Rouen. Enser­rés dans leurs lignes de bas­tions et plus encore dans le tis­su urbain qu’ils ont eux-mêmes sus­cité, ils ne dis­posent d’aucune réserve fon­cière et présen­tent donc une forte den­sité, de bâti mais aus­si d’emplois, de l’ordre de cent par hectare. 

Leur statut juridique se modernise

Les ports mil­i­taires ont per­du la struc­ture juridique un peu mas­sive qu’ils avaient au temps de Col­bert, où marins, ingénieurs, ouvri­ers et forçats rel­e­vaient d’une même autorité. L’évolution la plus notable est récente, avec le change­ment de statut de DCN, leur com­posante indus­trielle, au 1er juin 2003. Certes, les Con­struc­tions navales n’étaient plus, depuis les années soix­ante, un ser­vice de la Marine et rel­e­vaient de la délé­ga­tion générale pour l’armement. Mais, au 31 mai 2003, elles étaient encore une régie d’État. Depuis le 1er juin 2003, DCN, aujourd’hui Naval Group, est une société privée au cap­i­tal détenu majori­taire­ment par l’État. Cela a impliqué d’assez con­sid­érables change­ments, qu’il est aus­si ten­tant de qual­i­fi­er de travaux d’Hercule. Notam­ment sur le plan doma­nial : dans les ports voués aux con­struc­tions neuves, Lori­ent et Cher­bourg, de vastes empris­es ont été apportées à l’actif de la nou­velle société ; dans les ports de répa­ra­tion, Brest et Toulon, DCN n’est qu’une sorte de con­ces­sion­naire des out­il­lages indus­tri­a­lo-por­tu­aires ou, dans d’autres zones, un occu­pant au statut plus pré­caire, au titre d’autorisations d’occupation tem­po­raire. Le reste des empris­es et instal­la­tions autre­fois gérées par DCN a inté­gré le pat­ri­moine de la Marine ou été recon­ver­ti à des usages civils. C’est encore là un tra­vail déli­cat, de longue haleine, qui incombe à la Mis­sion pour la réal­i­sa­tion des act­ifs immo­biliers du min­istère des Armées. Sig­nalons ici qu’une frac­tion de la base de Kero­man cherche encore un investis­seur imaginatif… 

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