L’insertion des jeunes : une ardente obligation

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Hervé SERIEYX

Aujour­d’hui, le taux de chô­mage des jeunes “act­ifs” européens, âgés de 16 à 25 ans est, à l’Alle­magne près, deux fois plus élevé que celui des adultes âgés de 25 à 55 ans. En out­re le chô­mage de longue durée (plus d’un an) se développe dans cette tranche d’âge créant dés­espérance (élé­va­tion des taux de sui­cides) ou accou­tu­mance (dif­fi­culté accrue pour se réin­sér­er dans la vie de tra­vail). Face à ce fléau européen, les poli­tiques se mul­ti­plient en se sédi­men­tant les unes sur les autres sans résul­tats visibles.

Nous devons d’abord crev­er quelques bau­druch­es, quelques idées reçues. La plus per­ni­cieuse, c’est la croy­ance en une reprise qui réduirait mécanique­ment le chô­mage et per­me­t­trait aux plus diplômés d’en­tre les jeunes d’être recrutés au niveau de leur diplôme. C’est oubli­er que, doré­na­vant, toute reprise accélère la course à la pro­duc­tiv­ité dans un bon nom­bre de secteurs : cela néces­site de nou­velles organ­i­sa­tions, plus con­cen­trées, plus intel­li­gentes, aux antipodes du sym­pa­thique sché­ma tay­lo­rien des organ­i­sa­tions — moteur à ren­de­ment pau­vre mais qui per­me­t­tait d’employer en nom­bre un per­son­nel peu qualifié.

Compter sur le seul jeu de la crois­sance pour réduire le taux de chô­mage des jeunes act­ifs, c’est ris­quer de se réveiller demain, en pleine reprise, avec un taux plus élevé.

Autre bau­druche à percer : cette affir­ma­tion, ren­due encore plus dan­gereuse par son apparence de bon sens, selon laque­lle l’emploi des jeunes ne con­sti­tu­ant qu’un sous-détail du prob­lème de l’emploi, il ne requer­rait aucun traite­ment par­ti­c­uli­er. C’est oubli­er que dans une économie mon­di­al­isée aux rup­tures et aux évo­lu­tions de plus en plus fréquentes et bru­tales, l’employeur est naturelle­ment ten­té de rechercher en pri­or­ité des per­son­nels expéri­men­tés et aguer­ris alors que les jeunes n’ont pas d’expérience.

Les jeunes et l’emploi :un divorce qui résulte des évolutions du travail

Dans toutes les économies dévelop­pées, le tra­vail change de nature par suite d’une com­péti­tion accrue par la mon­di­al­i­sa­tion. Le pas­sage de l’en­tre­prise bloc à l’en­tre­prise éclatée, qui exter­nalise de plus en plus ses activ­ités, tend à dimin­uer le nom­bre de CDI1 au prof­it des emplois atyp­iques que sont les CDD2, l’in­térim et le tra­vail indépen­dant. Il en résulte que, pour les jeunes, le CDD devient la forme habituelle du pre­mier emploi, les CDI se trou­vant réservés aux pro­fes­sion­nels confirmés.

La néces­sité d’une com­péti­tiv­ité accrue boule­verse l’or­gan­i­sa­tion tra­di­tion­nelle : on passe d’une organ­i­sa­tion par postes à une organ­i­sa­tion par proces­sus (cf. les normes ISO et la cer­ti­fi­ca­tion), d’une régu­la­tion par fonc­tions séparées (les ser­vices) à une régu­la­tion par flux, d’un fonc­tion­nement par tâch­es à un fonc­tion­nement par projets.

La qua­si-total­ité des qual­i­fi­ca­tions fondées sur le mod­èle d’hi­er se trou­ve ain­si remise en cause. Les plus âgés qui ont du mal à suiv­re cette muta­tion et les jeunes qui n’y ont pas été pré­parés en sont les pre­mières victimes.
Cette nou­velle organ­i­sa­tion, plus “intel­li­gente” et plus “per­for­mante”, requiert de moin­dres effec­tifs. Il faut, non seule­ment, avoir de l’ex­péri­ence, mais aus­si être entraîné au tra­vail inter­ac­t­if, trans­ver­sal, col­lec­tif, ce dont les plus jeunes font les frais, leur for­ma­tion sco­laire “à la française” n’ayant pro­mu et récom­pen­sé que le tra­vail individuel.

Une autre spé­ci­ficité française rend plus malaisée l’en­trée des jeunes dans l’emploi : c’est la “diplo­ma­nia”. Si les diplômes ont la ver­tu de sanc­tion­ner le courage et l’en­durance de ceux qui se sont bat­tus pour les obtenir, ils leur garan­tis­sent de moins en moins un emploi à la hau­teur de leurs espérances. Il y a quinze ans, un diplôme n’é­tait pas néces­saire pour obtenir un emploi, mais il était suff­isant, alors qu’au­jour­d’hui il n’est plus suff­isant même s’il reste néces­saire. Et cette nou­velle réal­ité sus­cite, en France, un triple drame.

1. La “fuite vers les diplômes” et les qual­i­fi­ca­tions d’hi­er parce que, sur un périmètre économique, il y a moins d’emplois et parce que tout le monde sait que, dans la com­péti­tion, plus on a de diplômes, plus on a de chances de les obtenir. Il en résulte une propen­sion à pour­suiv­re des études, sans aboutir tou­jours à de véri­ta­bles diplômes. Cer­tains ne reflè­tent que l’ac­qui­si­tion de “savoirs morts” ou inadéquats : une qual­i­fi­ca­tion n’ex­iste pas en soi ; elle n’est que l’ap­ti­tude à répon­dre à un besoin pro­fes­sion­nel d’aujourd’hui.

2. Peu d’emplois disponibles pour beau­coup de diplômés : les entre­pris­es sélec­tion­nent des sur-diplômés pour des emplois pau­vres. Pour les recru­teurs, les diplômes sont plutôt des signes de recon­nais­sance sociale que les garanties d’une qual­i­fi­ca­tion. On recrute des débu­tants à des con­di­tions inférieures à celles aux­quelles les mêmes diplômes don­naient droit, voici dix ans : même sur-diplômé, on n’est plus automa­tique­ment classé cadre.

3. Enfin la sures­ti­ma­tion des diplômes repousse loin des emplois la file d’at­tente des non-diplômés.

Des voies possibles de progrès

Il est cer­tain que le rap­proche­ment de l’é­cole et de la vie favoris­erait l’ac­cès des jeunes à l’emploi. L’As­so­ci­a­tion française “Jeunesse et entre­pris­es”, présidée par Yvon Gat­taz, avait organ­isé en 1996 un vaste sondage auprès de 45 000 jeunes bache­liers en leur deman­dant d’ex­primer un choix de vie pro­fes­sion­nelle : 50 % souhaitaient être fonc­tion­naires et seule­ment 12 % envis­ageaient un tra­vail en entre­prise. Une enquête qual­i­ta­tive effec­tuée en 1997 par la société Adec­co et le Lab­o­ra­toire du Futur auprès de 100 jeunes à la recherche d’un pre­mier emploi témoigne de l’ig­no­rance de jeunes diplômés du sec­ondaire. Pen­dant leurs douze années de sco­lar­ité, on leur a appris des dis­ci­plines séparées — les maths, l’his­toire, la géo­gra­phie, etc. — sans jamais se souci­er de les reli­er, et on ne leur a jamais par­lé des appli­ca­tions que ces con­nais­sances pou­vaient trou­ver dans le monde du travail.

Une façon de rap­procher l’é­cole de la vie serait de recon­naître, à côté de la voie tra­di­tion­nelle d’ac­qui­si­tion des con­nais­sances, qui est fondée sur l’in­tel­li­gence abstraite, une autre voie fondée sur l’in­tel­li­gence con­crète, la voie de l’apprentissage.

La voie tra­di­tion­nelle est fondée sur la trans­mis­sion d’un savoir par le maître : il présente et explique et l’élève doit mémoris­er ; on fait l’hy­pothèse qu’il pour­ra trou­ver par lui-même à quoi peut servir ce savoir dans sa vie pro­fes­sion­nelle ultérieure. L’ap­pren­tis­sage fait un pari dif­férent : celui d’une con­nais­sance d’au­tant mieux trans­for­mée en élé­ment de cul­ture qu’elle a été désirée, qu’elle est apparue néces­saire, qu’elle a été expéri­men­tée et que, dans l’ac­tion, elle a per­mis un pro­grès mesurable. Une con­nais­sance ain­si acquise per­met d’ac­céder à un niveau d’ab­strac­tion, qui, en s’in­téri­or­isant, éclaire l’ac­tion et favorise l’ac­qui­si­tion de nou­velles con­nais­sances. La richesse de ce chem­ine­ment nous pose mille et une ques­tions. J’en retiendrai trois :

  • L’in­térêt de l’ap­pren­tis­sage appa­raît évi­dent, alors pourquoi est-il si dépré­cié dans notre pays ?
  • Com­ment faire pour que cette démarche ne se per­ver­tisse pas dans des sché­mas pau­vres, comme par­fois dans la “for­ma­tion duale” à l’alle­mande ou dans des appren­tis­sages au rabais, ceux où l’on se con­tente d’ad­di­tion­ner des temps de pra­tique en entre­prise et des temps de for­ma­tion en salle sans mailler fine­ment les deux dans un par­cours de décou­verte et sans ménag­er des temps, fréquents et soigneuse­ment conçus, de ren­con­tre entre le tuteur en entre­prise, le for­ma­teur et l’apprenti ?
  • Com­ment faire en sorte que notre sys­tème édu­catif se réin­vente autour de la démarche de l’ap­pren­tis­sage, pour en faire, en même temps qu’une voie royale vers la con­nais­sance, une voie effi­cace vers l’emploi ?

Prendre conscience de nos conservatismes

À moyen terme, une meilleure coor­di­na­tion de ceux qui sont cen­sés favoris­er le pas­sage de l’en­fance à l’âge adulte — familles, sys­tème édu­catif, acteurs économiques — devrait faire dis­paraître les men­tal­ités de ter­ri­toire. Pour avoir été homme d’en­tre­prise, pro­fesseur d’u­ni­ver­sité et délégué inter­min­istériel à l’in­ser­tion des jeunes, je mesure mieux que d’autres en quoi l’é­goïsme des inclus, leur suff­i­sance de ter­ri­toires, leurs jalousies de prés car­rés, leurs van­ités d’ex­perts, leur inca­pac­ité à recon­naître leurs lim­ites et la néces­sité de coopér­er avec des acteurs com­plé­men­taires favorisent l’exclusion.

Cha­cun s’ingé­ni­ant à récuser les autres acteurs, à bris­er leur com­plé­men­tar­ité, à nier la richesse de leur con­tri­bu­tion, parce que ceux-ci seraient publics ou privés, de droite ou de gauche, bénév­oles ou salariés, marchands ou non marchands, décon­cen­trés ou décen­tral­isés, élus ou non élus, nous pré­cipi­tons les plus frag­iles et les moins armés vers des gouf­fres que nous déplorons ensuite sentencieusement.

Telle union patronale bro­carde les tra­vailleurs soci­aux et les mis­sions locales, ” vos « socio-cul » ne com­pren­nent rien aux nou­velles con­traintes de la com­péti­tion économique : des babas cool indécrot­ta­bles ! “. C’est oubli­er que ces tra­vailleurs sont sou­vent les derniers relais de la République et avec quel engage­ment per­son­nel ! À la fois mes­sagers, écou­teurs, médi­a­teurs auprès de jeunes que la muta­tion bru­tale de la société risque de faire bas­culer vers un nihilisme sans appel.

Inverse­ment, com­bi­en de tra­vailleurs soci­aux trim­ba­lent un inguériss­able mépris pour l’en­tre­prise faute d’avoir com­pris sa richesse éman­ci­pante, son irrem­plaçable capac­ité à créer de la valeur ajoutée indis­pens­able pour financer le ser­vice pub­lic. Com­ment aider les jeunes à con­quérir leur autonomie, si l’é­conomie même vous demeure étrangère ou si l’on déteste son mode de fonctionnement !

Et cette admin­is­tra­tion cen­trale, vétilleuse, lente, lourde, plus soucieuse de la let­tre que de l’e­sprit, de la forme que du fond, du respect des procé­dures que du respect des citoyens, divisée en elle-même en autant de ter­ri­toires qu’il y a de min­istères, en autant de cor­po­ra­tions qu’il y a d’ac­quis à défendre. Quelle planète bizarre elle com­pose et comme il est sur­prenant d’y enten­dre sans cesse évo­quer le ser­vice pub­lic, tant le pub­lic y sem­ble un alibi.

Quant aux respon­s­ables poli­tiques, soucieux de résul­tats rapi­des pour les échéances élec­torales, com­ment ne pas être effrayé par la rus­tic­ité de leurs injonc­tions : faire reculer le chô­mage en six mois parce qu’on l’a annon­cé, faire embauch­er les entre­pris­es parce que c’est un devoir nation­al… La com­plex­ité des échanges mon­di­aux requer­rait d’abord une réflex­ion sur le sens qu’on veut don­ner à nos sol­i­dar­ités, à notre aven­ture col­lec­tive, à l’é­d­u­ca­tion con­tin­ue, à l’u­til­i­sa­tion de notre temps de vie.

Chaque insti­tu­tion récu­sant la logique de l’autre, elles con­tribuent toutes à l’ex­clu­sion. Heureuse­ment les sol­i­dar­ités de “pays”, les con­nivences de ter­ri­toire, les syn­er­gies locales per­me­t­tent-elles de cor­riger la ten­dance. Un mou­ve­ment de fond mul­ti­plie les coopéra­tions de régions, de départe­ments, de com­munes ou de quartiers qui infléchissent les ten­dances vers lesquelles nous pré­cip­i­tent les hia­tus entre insti­tu­tions. Mais peu­vent-elles durable­ment rem­plac­er un pro­jet com­mun ? À court terme, l’en­tre­pre­nar­i­at est la meilleure solu­tion du prob­lème de “l’emploi-jeune”. Quand l’IN­SEE annonce qu’une crois­sance de 3 % de l’é­conomie française pen­dant cinq ans pro­duirait au mieux une diminu­tion du chô­mage de 1,3 % (de 12,6 % à 11,3 %), on mesure com­bi­en la créa­tion d’ac­tiv­ités nou­velles peut seule per­me­t­tre une réduc­tion durable et pro­fonde du chômage.

Et pourtant, quelques lueurs à l’horizon

Le pro­gramme “nou­veaux ser­vices-nou­veaux emplois” ouvre une voie neuve, en recon­nais­sant qu’un cer­tain nom­bre de besoins nou­veaux ne sont pas sat­is­faits, parce que per­son­ne n’est prêt à les payer.

La puis­sance publique (État et col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales) se sub­stitue à la “main invis­i­ble” pour ren­dre solv­ables ces besoins de sorte que les béné­fi­ci­aires s’habituent à les voir sat­is­faits et qu’à l’avenir (dans cinq ans) ils acceptent de les pay­er durable­ment. L’o­rig­i­nal­ité de l’ap­proche tient autant à cette créa­tion d’un marché qu’à la mobil­i­sa­tion des acteurs de ter­rain pour sus­citer col­lec­tive­ment du développe­ment local d’activités.

Ce pro­gramme rejoint la philoso­phie des “économies ter­ri­toires” qui, de la Cat­a­logne à la Bre­tagne, de la Lom­bardie à l’É­cosse, du Bade-Wurtem­berg au Comité du Grand-Lille, con­state que le corol­laire de la mon­di­al­i­sa­tion économique, c’est l’émer­gence des coopéra­tions locales pour dévelop­per les atouts du “pays où l’on vit”. À tra­vers l’Eu­rope se mul­ti­plient les ini­tia­tives qui, de Nord Entre­pren­dre à ARDAN, des jeunes Cham­bres économiques aux jeunes dirigeants d’Eu­rope, de France Ini­tia­tive aux clubs locaux d’en­tre­pris­es, s’ef­for­cent d’ou­vrir aux jeunes des champs d’ex­pan­sion sus­cep­ti­bles de leur per­me­t­tre de créer, ici une entre­prise, là un ate­lier, là encore un emploi indépen­dant, ici enfin un pro­jet cul­turel, social ou sportif sus­cep­ti­ble de don­ner sens à leur vie et de leur apporter une autonomie.

L’amélio­ra­tion au niveau local des rela­tions entre les entre­pris­es, les col­lec­tiv­ités locales, les organ­i­sa­tions patronales et syn­di­cales, les organ­ismes d’é­d­u­ca­tion et de for­ma­tion et les admin­is­tra­tions décon­cen­trées man­i­feste un change­ment : de même que nous décou­vrons dans l’é­d­u­ca­tion en alter­nance une des voies royales vers l’emploi, nous mesurons la richesse que peu­vent apporter les jeunes dans l’é­conomie de nos bassins d’emplois. Nous prenons con­science qu’ils sont les vecteurs de la cul­ture de demain, et que c’est l’in­térêt des col­lec­tiv­ités locales de favoris­er leur capac­ité de développe­ment d’ac­tiv­ité, et celui des entre­pris­es, de les embauch­er mal­gré les con­traintes, pour pré­par­er l’avenir. N’at­ten­dons pas des seuls mécan­ismes du marché une résorp­tion automa­tique du chô­mage des jeunes : mis­ons aus­si sur une approche volon­tariste pour la pro­duire ; nos entre­pris­es y trou­veront leur compte en dynamisme et en imag­i­na­tion. Il faut savoir con­juguer le futur au présent.

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1. CDI pour con­trat à durée indéterminée.
2. CDD pour con­trat à durée déterminée.

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