L’innovation empirique des laboratoires vivants

Dossier : Lyon et la région Rhône-AlpesMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Yves-Armel MARTIN (87)

Des lieux d’innovation

Des lieux d’innovation
L’idée qui sous-tend les “lab­o­ra­toires vivants” (liv­ing labs) est que l’in­no­va­tion doit pren­dre en compte les dimen­sions sociales, que le lab­o­ra­toire, espace où l’on expéri­mente et teste de nou­velles idées ou tech­nolo­gies, doit être en prise avec la réal­ité sociale. D’où l’idée de ” lieux ” d’in­no­va­tion et d’ex­péri­men­ta­tion qui soient sur le ter­rain et impliquent des util­isa­teurs d’une manière par­ti­c­ulière. Il s’ag­it d’ou­vrir le proces­sus de design et d’in­no­va­tion en y inté­grant le béné­fi­ci­aire ultérieur comme un véri­ta­ble acteur et parte­naire. Cette démarche s’in­scrit dans le mou­ve­ment du “libre” (le logi­ciel, les con­tenus et les don­nées libres) qui crée une dynamique autour de l’ou­ver­ture du droit d’ac­cès et de mod­i­fi­ca­tion des sources. On cherche à impli­quer et fédér­er d’autres acteurs en espérant que cette ouver­ture génér­era de la valeur.

L’in­no­va­tion tech­nologique est pavée de bonnes inten­tions et de reten­tis­sants échecs. Ain­si on peut se rap­pel­er que Clé­ment Ader avait envis­agé le ” théâtro­phone ” comme prin­ci­pal usage du télé­phone : un appareil pour enten­dre le théâtre ou l’opéra à distance.

De même aujour­d’hui, quand les dis­posi­tifs tech­nologiques sont inven­tés, ils le sont non pas en vue d’une final­ité par­ti­c­ulière mais d’abord parce que la tech­nolo­gie le permet.

L’usage qui en sera fait, lui, reste à inven­ter. On pré­texte générale­ment d’un usage et d’un mod­èle économique pour ras­sur­er les investis­seurs et les décideurs mais, avec du recul, l’u­til­i­sa­tion réelle diverge très sou­vent de ce qui avait été imag­iné a pri­ori.

Les leçons de l’expérience
Accepter la valeur de l’er­reur, c’est aus­si faire con­fi­ance à la capac­ité de cha­cun de chang­er les choses, de pro­pos­er d’autres points de vue que l’on recevra comme légitimes a pri­ori. En accep­tant l’échec dans le proces­sus de design d’usages, on intro­duit de la flex­i­bil­ité à tous les niveaux et on s’au­torise à com­mu­ni­quer sur les leçons de l’ex­péri­ence. Dès lors, l’ou­ver­ture du proces­sus perd le car­ac­tère de men­ace qu’il aurait dans une société de défiance.

À la fin du siè­cle dernier, nous expéri­men­tions l’In­ter­net à très haut débit dans l’é­d­u­ca­tion. Nous avions imag­iné que la fibre optique à l’é­cole serait une révo­lu­tion par sa capac­ité à don­ner accès instan­ta­né­ment à des con­tenus audio­vi­suels illim­ités. Dont acte : nous avons con­nec­té quelques écoles et col­lèges et leur avons don­né accès, en vidéo à la demande, au cat­a­logue de films de La Cinquième. Dès la mise en place du dis­posi­tif, le ton était don­né : ” Mer­ci, nous allons enfin pou­voir créer un site Inter­net “, ” Nous allons échang­er avec nos cor­re­spon­dants “, etc.

Autant d’usages de l’In­ter­net sans rap­port avec notre propo­si­tion ini­tiale. De cet échec est né Laclasse.com, notre cartable en ligne qui pro­pose désor­mais les out­ils répon­dant aux usages imag­inés par les enseignants eux-mêmes.

Faire appel à des pos­si­bil­ités cog­ni­tives qui ne sont pas sim­ple­ment le lan­gage et l’imagination

Si l’on accepte qu’on ne peut pas appren­dre sans se tromper, on peut inté­gr­er l’échec dans des straté­gies d’in­no­va­tion. En par­ti­c­uli­er, engagé dans une démarche de design d’usage d’une tech­nolo­gie, on inté­gr­era d’emblée que les pistes de départ ne sont que des moyens pour met­tre en route l’ensem­ble des acteurs et qu’il sera néces­saire très rapi­de­ment de les recon­sid­ér­er au regard des propo­si­tions des usagers.

Quand on cherche à val­oris­er des tech­nolo­gies, on est à la recherche d’usages et si pos­si­ble de nou­veaux usages, qui don­nent du sens et de la valeur aux out­ils. Celle-ci est liée à l’ap­pro­pri­a­tion par l’u­til­isa­teur ain­si qu’à la représen­ta­tion sociale qui se con­stru­it ensuite. Le fac­teur humain devient prépondérant. Le fait d’as­soci­er d’autres per­son­nes d’o­rig­ines très divers­es à un proces­sus d’in­no­va­tion per­met d’in­té­gr­er d’autres points de vue, par­fois rad­i­cale­ment nouveaux.

Les tech­nolo­gies d’immersion
Nous avons tra­vail­lé avec des musées sur des tech­nolo­gies d’im­mer­sion : le vis­i­teur est plongé à l’in­térieur d’un envi­ron­nement numérique pro­jeté au sol et autour de lui et qui réag­it à ses mouvements.

Ces dis­posi­tifs par­lent très bien à l’in­tu­ition, à l’é­mo­tion, à la sen­sa­tion, impliquent le vis­i­teur mais sont étanch­es à sa rai­son. Impos­si­ble de don­ner une expli­ca­tion de cette manière, on peut percevoir, mais on ne com­prend pas. Il faut être à l’ex­térieur de l’im­age, avoir du recul, pour recevoir un dis­cours con­stru­it qui fait appel à la raison.

Les neu­ro­sciences pour­ront ensuite nous expli­quer le pourquoi de cela, mais nous ne l’au­ri­ons pas imag­iné sans une mise en sit­u­a­tion réelle d’utilisateurs.

L’horizon des possibles

Les nou­velles tech­nolo­gies, en elles-mêmes, ouvrent l’hori­zon des pos­si­bles. Avoir entre les mains une tech­nolo­gie, c’est comme mon­ter d’un étage : une nou­velle vue s’of­fre, des pos­si­bil­ités que l’on ne pou­vait imag­in­er ou con­cep­tu­alis­er devi­en­nent évidentes.

C’est très dif­férent d’ex­péri­menter ces out­ils, de les avoir en mains, de se famil­iaris­er con­crète­ment, que d’avoir une sim­ple démon­stra­tion extérieure ou une descrip­tion par un tiers. En effet, on peut faire appel à des pos­si­bil­ités cog­ni­tives qui ne sont pas sim­ple­ment le lan­gage et l’imag­i­na­tion. L’in­tu­ition, l’in­tel­li­gence et la mémoire du corps nous per­me­t­tent de con­necter cette nou­velle expéri­ence avec des sit­u­a­tions déjà vécues et de créer du lien et des perspectives. 

Une démarche itérative

Inté­gr­er l’échec dans la démarche de design

Pour pou­voir faire émerg­er des usages intéres­sants, il con­vient d’in­té­gr­er le plus tôt pos­si­ble les retours des util­isa­teurs. Plus le tra­vail avance et plus le sys­tème se rigid­i­fie. On s’in­spire des méth­odes de “développe­ment agile ” en infor­ma­tique, où l’on rem­place l’écri­t­ure de cahiers des charges par des réu­nions fréquentes et de courte durée avec les utilisateurs.

On est bien dans une démarche itéra­tive avec un sys­tème de sélec­tion : c’est un peu comme un jardin que l’on sème, on observe les usages qui émer­gent, on élim­ine les fauss­es pistes, on sélec­tionne et val­orise les plus promet­teuses, voire, on les croise entre elles.

Le Web­nap­per­on
Les per­son­nes âgées esti­ment que les nou­velles tech­nolo­gies sont par­ti­c­ulière­ment oppor­tunes pour garder le lien social. Com­ment faciliter l’ac­cès au “Web2.0” pour nos aînés ? Un nap­per­on est placé devant un cadre pho­to numérique. Lorsque la per­son­ne âgée place un objet sur le nap­per­on, le cadre pho­to lui affiche un con­tenu en lien avec l’ob­jet. Cela peut être des pho­tos, des mes­sages, Twit­ter, le pod­cast d’une émis­sion de radio ou de télé, des infor­ma­tions sur une pre­scrip­tion médica­menteuse. L’in­térêt est d’at­tach­er l’in­for­ma­tion à des objets qui ont du sens pour l’u­til­isa­teur. La pro­gram­ma­tion des objets, sim­ple, est déportée sur la famille. Nous avons décidé de réalis­er un dis­posi­tif suff­isam­ment robuste pour être placé au domi­cile de per­son­nes à la lim­ite de la dépen­dance. Nous avons iden­ti­fié de nou­veaux usages, comme l’an­i­ma­tion de maisons de retraite, ou le bloc-notes pour défi­cient visuel, et décou­vert que les dif­fi­cultés n’é­taient pas tant du côté de la per­son­ne âgée que de celui du réseau famil­ial qu’il faut fidélis­er et impliquer.

La transmission du savoir

Les mesures pour dévelop­per le numérique à l’é­cole sont par­ti­c­ulière­ment d’ac­tu­al­ité. Si la plu­part des tech­nolo­gies répon­dent à des besoins réels des étab­lisse­ments, l’on reste dans des trans­po­si­tions très tra­di­tion­nelles du fonc­tion­nement d’une classe : le tableau devient tableau numérique, le cartable devient cartable en ligne et les blocs-notes sont rem­placés par des Note­books. Il est dif­fi­cile d’in­té­gr­er des points de vue rad­i­cale­ment nou­veaux si on ne fait qu’in­ter­roger les acteurs actuels du monde de l’é­d­u­ca­tion, four­nisseurs compris.

Des tech­nolo­gies émer­gentes devraient boule­vers­er la nature même de l’éducation

Pour­tant, on peut iden­ti­fi­er des tech­nolo­gies émer­gentes qui devraient boule­vers­er la nature même des tech­nolo­gies de l’é­d­u­ca­tion : les tech­nolo­gies de visu­al­i­sa­tion de don­nées (par­mi lesquelles la réal­ité aug­men­tée est sans doute la plus à la mode), les inter­faces naturelles (mul­ti­touch, gestuelles, sim­ples et intu­itives) et l’In­ter­net des objets.

Com­ment les utilis­er dans l’é­d­u­ca­tion reste encore large­ment imprévis­i­ble, mais elles lais­sent espér­er de nom­breux apports.

Et si le numérique nous aidait à mémoris­er par les gestes, à ressen­tir le sens de mots et des con­cepts ? Et s’il s’agis­sait non pas de mul­ti­pli­er les inter­faces, mais au con­traire de libér­er l’at­ten­tion de l’ap­prenant quitte à ren­dre trans­par­ente la tech­nolo­gie ? Et si l’en­jeu était d’ar­tic­uler le tra­vail indi­vidu­el, le tra­vail col­lab­o­ratif (en équipe) et le tra­vail col­lec­tif (en classe) ?

Mettre en place des politiques

Il est impor­tant pour les pou­voirs publics d’in­té­gr­er des straté­gies d’in­no­va­tion ain­si qu’une véri­ta­ble prospec­tive dans le pilotage de leur action. Cela per­me­t­tra de créer de nou­velles oppor­tu­nités indis­pens­ables pour pou­voir répon­dre aux enjeux qui s’an­non­cent red­outa­bles : finances en baisse, dépens­es oblig­a­toires en hausse (social, vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion), con­traintes liées au développe­ment durable, nou­veaux posi­tion­nements dans des parte­nar­i­ats public-privé.

En se situ­ant en amont, ils seront plus à même de par­ticiper à l’étab­lisse­ment de normes communes.

Les liv­ing labs les aideront à créer des syn­er­gies entre l’ensem­ble des acteurs. Ils per­me­t­tent d’as­soci­er les citoyens, les entre­pris­es, la recherche, les autres insti­tu­tions, les asso­ci­a­tions dans des démarch­es communes.

Mais cela néces­site de met­tre en place des poli­tiques qui en tien­nent compte. Par exem­ple, dans les appels à pro­jet, plutôt qu’une éval­u­a­tion admin­is­tra­tive qui mesure les écarts entre les livrables, le nom­bre de jours hommes annon­cés et ceux réal­isés, ne faudrait-il pas envis­ager un suivi ” bien­veil­lant “, tout au long du pro­jet, qui accepte que celui-ci change rad­i­cale­ment de cap et qui s’at­tache à des réal­i­sa­tions con­crètes qui ont de la valeur même dans leurs ratés.

De même, la cul­ture du secteur pub­lic doit évoluer pour val­oris­er les qual­ités humaines de créa­tiv­ité, de sou­p­lesse et d’ini­tia­tive qui ne sont en général pas perçues comme des attrib­uts des ” fonctionnaires “.

Quel bilan pour­rions-nous tir­er d’une dizaine d’an­nées de démarch­es d’in­no­va­tion ouverte dans le Rhône ? Avec le temps, car il en faut pour se con­stru­ire un réseau d’ac­teurs impliqués, nous com­mençons à avoir un ensem­ble sig­ni­fi­catif d’u­til­isa­teurs et de parte­naires prêts à s’in­ve­stir dans des pro­jets inno­vants, qu’il s’agisse d’en­seignants, de par­ti­c­uliers, d’in­sti­tu­tions ou d’entreprises.

Dans les champs de l’é­d­u­ca­tion, des musées et de la géron­tech­nolo­gie, les pre­mières réal­i­sa­tions sont promet­teuses et encour­a­gent cette démarche rel­a­tive­ment empirique d’in­no­va­tion. Elles con­fir­ment l’in­térêt d’une struc­ture dédiée à ces sujets au sein de la collectivité.

Enfer­més pour concevoir
Un ate­lier créatif réu­nit des artistes (design­ers, graphistes, musi­ciens, scéno­graphes, plas­ti­ciens), des explo­rateurs tech­nologiques (pro­gram­meurs, chercheurs, bidouilleurs élec­tron­iques), des trans­met­teurs de savoir (médi­a­teurs de musées, musi­ciens inter­venant à l’é­cole, pro­fesseurs de col­lège, enseignants spé­cial­isés auprès des enfants hand­i­capés, universitaires).
Nous les avons ” enfer­més” à Érasme pen­dant une journée, répar­tis par trinômes, au cours de laque­lle chaque groupe a dû con­cevoir un dis­posi­tif tech­nologique de trans­mis­sion de savoir, orig­i­nal, inno­vant voire décalé. Ils dis­posent main­tenant d’un peu de temps (six jours par per­son­ne) et du plateau tech­nique d’Érasme pour réalis­er leur idée (du moins un pro­to­type). À la fin de l’été nous aurons, si tout se passe bien, six instal­la­tions inter­ac­tives démon­trant les dif­férentes pistes.

Industrialiser et amplifier

Val­oris­er les qual­ités humaines de créa­tiv­ité, de sou­p­lesse et d’ini­tia­tive des fonctionnaires

Là où nous péchons encore large­ment c’est pour trou­ver une véri­ta­ble artic­u­la­tion entre les inno­va­tions que nous con­duisons sur le ter­rain et le tis­su économique qui pour­rait les indus­tri­alis­er et les ampli­fi­er. Nous tra­vail­lons avec quelques entre­pris­es qui ont une forte prox­im­ité avec notre cul­ture numérique, mais pour les autres, l’ou­ver­ture a un coût par­fois impor­tant et il est dif­fi­cile de les mobiliser.

Il est déli­cat d’en­tr­er dans des proces­sus d’in­no­va­tion ouverte dont la rentabil­ité à court terme n’est en rien évi­dente, et il est dif­fi­cile aus­si pour les entre­pre­neurs de pren­dre du recul par rap­port à leurs métiers et de per­dre du temps dans des final­ités qui sem­blent par­fois éloignées des leurs. Il faut cer­taine­ment que la démarche d’in­no­va­tion ouverte ait davan­tage fait ses preuves et soit mieux con­nue pour pou­voir être inté­grée par un plus grand nom­bre d’acteurs.

Pour en savoir plus :
www.erasme.org
www.webnapperon.com

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