L’implosion démographique de la Russie

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005
Par Jean-Claude CHESNAIS

Com­mençons par quelques chiffres : de 1995 à 2001 la Russie a per­du 4 mil­lions d’habi­tants et en 1999 la dif­férence nom­bre de décès moins nom­bre de nais­sances atteignait 900 000 soit près de 0,6 % de la population…

En com­para­i­son pen­dant le demi-siè­cle 1860–1914 la crois­sance russe était de 2 % par an et il y avait en moyenne 7 à 8 enfants par famille.

Mon­sieur Guil­lot objecte qu’il faut tenir compte des allogènes de l’Em­pire russe et des émi­gra­tions mais Mon­sieur Ches­nais répond que ces dif­férences comptent assez peu et que de toute façon bien sûr il en a tenu compte.

Un détail sai­sis­sant : en 1900 le grand savant Mendeleïv cal­cule que, sur la lancée de l’époque, les 100 mil­lions de Russ­es de cette date devraient devenir 800 mil­lions en 2050. Mais pou­vait-il prévoir ce vingtième siè­cle par­ti­c­ulière­ment tourmenté ?

Non seule­ment deux guer­res mon­di­ales dans lesquelles la Russie a été tout par­ti­c­ulière­ment touchée, mais aus­si la révo­lu­tion, la guerre civile, le com­mu­nisme, Lénine et Staline, les dépor­ta­tions de masse, les camps, les famines de l’Ukraine con­séquences directes des choix poli­tiques de Staline (5 à 6 mil­lions de morts en 1933)…

Depuis 1989 les mou­ve­ments de pop­u­la­tion sont beau­coup plus libres en Russie et l’on voit le Grand Nord et la Sibérie se vider peu à peu.

Les Russ­es ont-ils con­science de la grav­ité de la sit­u­a­tion ? Cer­taine­ment et le prési­dent Vladimir Pou­tine dans un dis­cours sur l’é­tat de la Nation en juil­let 2000 le souligne : le prob­lème le plus grave est le prob­lème démographique.

La pyra­mide des âges est en train de se retourn­er et des prob­lèmes pro­pre­ment poli­tiques sont à prévoir. Ain­si au Kaza­khstan (2,7 mil­lions de km2 et 15 mil­lions d’habi­tants) les Russ­es autre­fois majori­taires partout sont devenus minori­taires dans le Sud depuis 1998 et un nou­veau prob­lème de décoloni­sa­tion se pro­file à l’horizon.

Pour la Russie elle-même on peut dire que tous les incon­vénients arrivent à la fois : chô­mage, infla­tion, recon­ver­sion dif­fi­cile, déman­tèle­ment de l’É­tat-prov­i­dence, le sys­tème de san­té vieil­lit mal et fonc­tionne dif­fi­cile­ment, l’e­spérance de vie a dimin­ué pen­dant dix ans. Il y a eu 2,5 mil­lions de nais­sances en 1987 et seule­ment 1,2 mil­lion en 1999 avec un indice de fécon­dité qui est l’un des plus bas du monde : 1,17 enfant par femme seulement.

Des ban­dits se sont partagé les richess­es (pét­role, or, bud­gets publics) et le prési­dent Pou­tine peut dif­fi­cile­ment lut­ter con­tre eux : il vient de leur milieu. (Cette dernière opin­ion est con­testée par plusieurs audi­teurs : “C’est pré­cisé­ment parce qu’il con­naît bien ce milieu qu’il peut mieux qu’un autre lut­ter contre.”)

Cer­tains phénomènes don­nent froid dans le dos, ain­si la mor­tal­ité russe est déséquili­brée, elle est 3 à 4 fois plus élevée qu’ailleurs pour les 30–40 ans (alcoolisme, acci­dents, noy­ades, suicides…).

Il y a 35 000 homi­cides volon­taires par an con­tre “seule­ment” 25 000 aux États-Unis pour une pop­u­la­tion 80 % supérieure, on n’est pas loin des records de Johan­nes­burg et de la Colombie.

L’évo­lu­tion du taux des sui­cides est par­ti­c­ulière­ment sig­ni­fica­tive, ce taux est en con­stante aug­men­ta­tion depuis 1980 et a croisé le taux autre­fois record de la Hon­grie lequel dimin­ue depuis plus de dix ans.

La sit­u­a­tion de Saint-Péters­bourg est par­ti­c­ulière­ment grave en rai­son du déman­tèle­ment du com­plexe mil­i­taro-indus­triel et du ralen­tisse­ment économique qui l’accompagne.

La part san­té du bud­get de la ville est tombée de 20 % à 14 % entre 1991 et 2000 et la tox­i­co­manie, bien qu’en­core rel­a­tive­ment nou­velle, est en pleine explo­sion. Bien enten­du il y a peu de seringues ce qui entraîne une forte prop­a­ga­tion du sida.

Il y a aus­si beau­coup de mal­adies car­dio­vas­cu­laires dues à une con­jonc­tion de l’al­coolisme et d’un grave déficit de vit­a­mines. Enfin, et c’est peut-être le plus sig­ni­fi­catif, le rap­port du nom­bre de décès au nom­bre de nais­sances y atteint 2,6.

Sur l’ensem­ble de la Russie on note une diminu­tion de 5 cm de la taille des con­scrits depuis dix ans ! Ce qui en dit long sur leur alimentation…

Pour ce qui est des déplace­ments de pop­u­la­tion il y a tout d’abord des rap­a­triements liés aux change­ments poli­tiques : 3 mil­lions de rap­a­triés en 1989–1995 venant du Cau­case, d’Asie cen­trale et, un peu, des pays baltes ; ce flux est depuis tombé à 200 000 ou 300 000 par an. En sens inverse 1,5 mil­lion d’Alle­mands de la Vol­ga sont par­tis pour l’Alle­magne et 1 mil­lion de Juifs ont émi­grés en Israël, où d’ailleurs leur accueil est intime­ment lié au prob­lème des implan­ta­tions israéli­ennes de Cisjordanie.

Il y a aus­si un autre déplace­ment de pop­u­la­tion, certes lim­ité mais inquié­tant pour l’avenir de la Russie : la fuite des cerveaux. De nom­breux sci­en­tifiques de haut niveau sont par­tis tra­vailler en Occi­dent et les insti­tuts sci­en­tifiques russ­es ont le plus grand mal à recruter des jeunes faute de salaires décents. On s’in­quiète même du départ de plusieurs savants atom­istes vers tel ou tel pays du tiers-monde.

Michel Mal­herbe, prési­dent de France-Ukraine, fait quelques par­al­lèles avec la sit­u­a­tion ukraini­enne et pose plusieurs ques­tions. La sit­u­a­tion n’est guère dif­férente en Ukraine, mais au moins l’al­i­men­ta­tion y est suff­isante et cor­recte. Il y a cepen­dant l’ef­fet Tch­er­nobyl, à vrai dire surtout sen­si­ble en Biélorussie, de graves et nom­breux prob­lèmes de san­té liés à la cat­a­stro­phe d’avril 1986. Aux dernières nou­velles il sem­blerait que cette cat­a­stro­phe soit due à l’al­coolisme exagéré du per­son­nel d’entretien !

À quand remon­tent ces prob­lèmes de san­té de la Russie ? Au temps de Niki­ta Khrouchtchev une cer­taine pri­or­ité était don­née à l’amélio­ra­tion de la vie de tous les jours ” Nous voulons rat­trap­er et dépass­er les Améri­cains ! ” Mais après la crise de Cuba et le rem­place­ment du leader fau­tif par Leonid Bre­jnev, celui-ci rend la pri­or­ité au com­plexe mil­i­taro-indus­triel. Les con­séquences ne se font pas atten­dre et dès 1971 le taux de mor­tal­ité infan­tile remonte à 28 pour mille… la pub­li­ca­tion de ce taux dis­paraît alors jusqu’en 1978 ! Bien enten­du ces cachot­ter­ies n’empêchent rien et ont surtout pour effet de faire oubli­er aux respon­s­ables la grav­ité de la situation.

Cer­taines sup­pres­sions de vac­ci­na­tions pour des raisons d’é­conomie n’ont évidem­ment rien arrangé (mais les Russ­es n’ont pas le mono­pole des déci­sions risquées en ce domaine comme en témoigne l’actuelle épi­zootie de fièvre aph­teuse…). Plus tard, dans les années qua­tre-vingt, Gor­batchev pren­dra un cer­tain nom­bre de mesures très impop­u­laires con­tre l’al­coolisme ; le suc­cès en est tem­po­raire et ce sera l’une des raisons de sa chute.

On pour­rait espér­er que les musul­mans de Russie, par exem­ple les Tatars, seraient moins frap­pés par l’al­coolisme. Mais soix­ante-dix années d’athéisme mil­i­tant ont là aus­si fait des rav­ages et leur sit­u­a­tion san­i­taire n’est guère meilleure que celle des ortho­dox­es. On pour­rait aus­si espér­er que l’Église ortho­doxe se préoc­cupe du prob­lème, mais, en dehors de quelques ini­tia­tives indi­vidu­elles remar­quables mais ponctuelles, le clergé ortho­doxe est peu préoc­cupé des ques­tions sociales et s’in­téresse surtout aux rites.

Je ter­min­erai par un chiffre impres­sion­nant : il y a en Russie deux fois plus d’a­vorte­ments que de nais­sances, car c’est l’a­vorte­ment qui est le prin­ci­pal moyen de con­trôle des nais­sances des Russ­es d’au­jour­d’hui, et les divers amé­nage­ments pris pour lut­ter con­tre ce fléau sont très insuff­isants (dis­tri­b­u­tion de lait, remise en état de nom­breux hôpi­taux, etc.) ; ils ne sont pas du tout à la hau­teur du problème.

Si les choses con­tin­u­ent leur dégra­da­tion la Russie, où l’on a comp­té 4 mil­lions de nais­sances en 1900 pour 1,2 mil­lion seule­ment en 2000, pour­rait baiss­er de 144 mil­lions aujour­d’hui à 125 mil­lions en 2020 et peut-être 100 mil­lions en 2050 pas­sant ain­si du 6e au 20e rang dans le monde avec toutes les con­séquences poli­tiques et économiques qui ne man­queraient pas d’ac­com­pa­g­n­er cette décadence.

Questions

Y a‑t-il des espoirs de redressements ? Il faut noter que la publication Population et Sociétés de l’INED de novembre 1999 s’intitulait : La population russe : des raisons d’espérer.

C’est vrai il y a quelques raisons d’e­spér­er. L’e­spérance de vie a cessé de baiss­er et remonte quelque peu, elle retrou­ve ses niveaux d’il y a vingt ans. Les Russ­es appren­nent à se servir effi­cace­ment d’hôpi­taux qui ne sont plus gérés par l’É­tat… Mais la vraie ques­tion est celle du sens de la respon­s­abil­ité des décideurs haut placés. Si ceux-ci, dans leur majorité, ne pensent qu’à se rem­plir les poches l’avenir est som­bre… C’est exacte­ment le prob­lème de l’Afrique. Russie et Afrique sont deux régions du monde très rich­es en ressources naturelles. Ce qui leur manque le plus ce sont des dirigeants intè­gres et efficaces.

Émigration des Chinois en Sibérie ?

Très faible. Ce que l’on trou­ve ce sont 400 000 Coréens au Kaza­khstan, cela est sim­ple­ment la con­séquence de l’une des dépor­ta­tions de Staline !

Importance de la corruption ?

La cor­rup­tion est très liée au pét­role, comme partout ailleurs sur notre planète (voir les récents déboires de l’ex-prési­dent Clin­ton amnis­tiant in extrem­is le mag­nat Marc Rich parce que celui-ci avait pris soin de se dédouan­er en finançant large­ment les cam­pagnes du par­ti démoc­rate…). Et la Russie est l’un des plus grands pro­duc­teurs de pétrole.

Doit-on escompter une émigration importante des Russes vers l’Europe occidentale ?

Tout dépen­dra de notre posi­tion psy­chologique vis-à-vis de ce prob­lème. Les Ital­iens ont depuis 1984 une loi sans com­plexe, la loi Martel­li, pré­cisant les con­di­tions d’ac­cès et d’o­rig­ine (nation­al­ité, pro­fes­sion) des 60 000 immi­grants admis chaque année. Il sem­ble qu’en France l’on répugne à adopter une loi de ce genre, loi pour­tant tout à fait raisonnable.

Mon­sieur Ches­nais ter­mine sa con­férence par quelques mots sur ceux qui ont pressen­ti il y a vingt ans que l’U­nion sovié­tique allait au-devant de grands boule­verse­ments, sans tou­jours très bien savoir lesquels : Hélène Car­rère d’En­causse et Amalrik.

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