L’impact de la génomique dans la R & D pharmaceutique : une révolution

Dossier : BiotechnologiesMagazine N°590 Décembre 2003
Par Laurent BILLÈS-GARABÉDIAN (83)
Par David PICARD (88)

Le proces­sus clas­sique de recherche et développe­ment des médica­ments est à la fois com­plexe, car pluridis­ci­plinaire, et long, car il passe par de nom­breuses étapes, de l’i­den­ti­fi­ca­tion de cibles biologiques jusqu’aux essais clin­iques, stricte­ment régle­men­tés. On estime qu’il faut en moyenne quinze ans et 880 M$ pour dévelop­per un médica­ment en met­tant en œuvre l’ap­proche “tra­di­tion­nelle” des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques (voir fig­ure 1).

Le coût total a été estimé en divisant les dépens­es de R & D des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques par le nom­bre de médica­ments lancés sur le marché. Les trois quarts de ce coût cor­re­spon­dent aux échecs, c’est-à-dire aux molécules aban­don­nées lorsque des prob­lèmes de tox­i­c­ité ou d’ef­fets sec­ondaires sont mis en évi­dence au cours des essais clin­iques. En effet, dans l’ap­proche tra­di­tion­nelle, beau­coup de pro­priétés de la molécule étudiée ne se révè­lent que lors des essais clin­iques, soit très en aval dans le proces­sus, à la fois par manque de com­préhen­sion des mécan­ismes d’ac­tion et par impos­si­bil­ité de prévoir les effets dans l’or­gan­isme de la molécule. C’est donc prin­ci­pale­ment l’ob­ser­va­tion des patients au cours des essais clin­iques qui vient valid­er ou invalid­er les hypothès­es émis­es par les chercheurs.

Coût et durée de développement d'un médicament par l’approche “ traditionnelle ”

Au cours des dernières années, l’in­no­va­tion phar­ma­ceu­tique a ralen­ti mal­gré des investisse­ments en R & D tou­jours plus impor­tants (fig­ure 2). À ceci s’a­joute la part crois­sante des médica­ments à l’ef­fi­cac­ité ren­for­cée, plutôt que des pro­duits véri­ta­ble­ment inno­vants, dans les nou­velles autori­sa­tions de mise sur le marché. Le déficit d’in­no­va­tion est ampli­fié par les choix des lab­o­ra­toires pour des amélio­ra­tions pro­gres­sives qui présen­tent des risques moin­dres lors des proces­sus d’es­sais clin­iques, de plus en plus exigeants et coûteux.

Pour main­tenir ses niveaux de crois­sance his­torique et attein­dre les niveaux de crois­sance recher­chés, l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique devra notam­ment réus­sir le développe­ment de médica­ments inno­vants répon­dant plus effi­cace­ment aux besoins des malades tout en présen­tant moins de con­traintes d’u­til­i­sa­tion et d’ef­fets sec­ondaires. Une amélio­ra­tion impor­tante de la pro­duc­tiv­ité de la R & D est nécessaire.

L’ensem­ble des nou­velles tech­nolo­gies et approches apparues ces dernières années dans l’in­dus­trie de la biotech­nolo­gie con­stitue la piste prin­ci­pale pour attein­dre cet objec­tif d’in­no­va­tion. Ces nou­velles tech­nolo­gies per­me­t­tent d’amélior­er la pro­duc­tiv­ité à toutes les étapes du développe­ment d’un nou­veau médica­ment. Cela néces­sit­era à la fois la con­tri­bu­tion effi­cace des acteurs de la biotech­nolo­gie qui pren­nent le pari risqué de dévelop­per ces tech­nolo­gies, et celle des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques pour l’ap­pli­ca­tion de ces tech­nolo­gies et la com­mer­cial­i­sa­tion des produits.

Malgré une croissance continue des budgets de R&D, le nombre de médicaments mis sur le marché diminue

La génomique, ren­due pos­si­ble par le séquençage du génome, est apparue au cours des dernières années. Elle com­bine l’u­til­i­sa­tion des tech­niques de lec­ture (séquençage) et d’analyse de vari­abil­ité (géno­ty­page) du génome avec des out­ils puis­sants de bio-infor­ma­tique et bio­sta­tis­tique, ren­dus pos­si­bles par la crois­sance des capac­ités de cal­cul. Asso­ciée à la pro­téomique (analy­ses d’ex­pres­sion des pro­téines et des inter­ac­tions pro­téine-pro­téine), elle ouvre la voie à une phar­ma­colo­gie inno­vante et efficace.

La génomique con­siste en l’é­tude des rela­tions entre les gènes et les mal­adies (instruc­tion géné­tique de l’or­gan­isme, séquence, régu­la­tion et mécan­isme). Le but de la génomique est d’u­tilis­er l’analyse de l’ADN pour per­me­t­tre de com­pren­dre les bases molécu­laires des mal­adies en iden­ti­fi­ant les gènes qui leur sont liés. La pro­téomique per­met ensuite une com­préhen­sion fine des mécan­ismes de la mal­adie au niveau moléculaire.

En com­para­nt des pop­u­la­tions de malades et de non-malades, il est pos­si­ble d’isol­er les dif­férences géné­tiques à l’o­rig­ine de la mal­adie. Ces dif­férences peu­vent être mono­fac­to­rielles, lorsqu’une vari­a­tion sur un gène unique per­met d’ex­pli­quer le mécan­isme de la mal­adie, mécan­isme qui peut être ampli­fié ou favorisé par des fac­teurs envi­ron­nemen­taux (exem­ple l’obésité dans le cas du dia­bète), ou mul­ti­fac­to­rielles lorsque la mal­adie (exem­ple la schiz­o­phrénie) résulte de la com­bi­nai­son de petites vari­a­tions sur plusieurs gènes, éventuelle­ment ren­for­cée par des fac­teurs environnementaux.

La génomique révo­lu­tionne toute la chaîne de la R & D, et plus directe­ment l’é­tape de biolo­gie dans le proces­sus d’innovation.

Trois grandes appli­ca­tions exis­tent déjà aujourd’hui :

L’i­den­ti­fi­ca­tion de nou­velles cibles pour dévelop­per des médica­ments. Il s’ag­it de l’ap­pli­ca­tion directe de la com­bi­nai­son de la géné­tique et de la pro­téomique au développe­ment de nou­veaux médica­ments. Une fois les mécan­ismes molécu­laires com­pris, il est pos­si­ble d’u­tilis­er les pro­téines iden­ti­fiées comme points de départ pour le développe­ment de nou­veaux médica­ments. Ces médica­ments peu­vent pren­dre la forme de petites molécules, com­posés chim­iques qui vien­dront mod­uler l’ac­tiv­ité d’une pro­téine impliquée dans le mécan­isme pour en rétablir l’équili­bre, ou la forme de pro­téines thérapeu­tiques injecta­bles qui vien­dront con­tre­bal­ancer directe­ment une défi­cience dans le mécan­isme à l’o­rig­ine de la maladie.

La qual­ité des cibles est bien sûr pri­mor­diale pour assur­er le suc­cès du développe­ment. Au départ, le coût des tech­nolo­gies lim­i­tait ces approches à des analy­ses d’une frac­tion du génome ; l’évo­lu­tion des tech­nolo­gies per­met aujour­d’hui de con­duire ces études sur l’ensem­ble du génome et de déter­min­er les mécan­ismes molécu­laires les plus impor­tants dans l’o­rig­ine de la mal­adie et les plus sus­cep­ti­bles de génér­er les thérapies les plus effi­caces. De nom­breux lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques ont com­mencé à inté­gr­er ces nou­velles approches dans leur R & D. Ain­si, Glax­o­SmithK­line a con­clu des accords de col­lab­o­ra­tion avec des sociétés telles que Orchid Bio­sciences, Sequenom et Illu­mi­na pour pro­duire des mar­queurs sur l’ensem­ble du génome.

Le suc­cès de ces approches est lié entre autres à la rigueur de la sélec­tion des indi­vidus étudiés et à la qual­ité des analy­ses menées ensuite.

Les investisse­ments con­sid­érables néces­saires pour dévelop­per un nou­veau médica­ment — 880 M$ et quinze ans en moyenne dans la péri­ode prégénomique — pour­raient être réduits de plus de 300 M$ et de plusieurs années en appli­quant des tech­nolo­gies génomiques. Des gains de pro­duc­tiv­ité seront réal­isés à chaque étape de la chaîne de valeur.

Jusqu’à présent, les lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques ont été pris de court par l’ex­plo­sion de l’in­for­ma­tion due à la pre­mière vague génomique car il sub­sis­tait de nom­breux goulots d’é­tran­gle­ment en aval (la chimie et les proces­sus d’es­sais clin­iques). De plus, ces infor­ma­tions résul­taient d’é­tudes par­tielles du génome et étaient dif­fi­ciles à exploiter. La qual­ité et l’ex­haus­tiv­ité des don­nées aug­menteront avec les analy­ses fondées sur l’é­tude com­plète du génome ; elles offriront ain­si de meilleurs points de départ au développe­ment de nou­veaux médicaments.

Pour tir­er le meilleur par­ti de ces avancées, les lab­o­ra­toires devront réalis­er des gains d’ef­fi­cac­ité aux dif­férentes étapes de la chaîne de valeur pour ne pas ralen­tir le flux de nou­veaux médica­ments. S’ils réus­sis­sent, un flux con­tinu pour­rait être rétabli et les béné­fices atten­dus pleine­ment atteints.

Les lab­o­ra­toires devront aus­si faire en per­ma­nence des arbi­trages entre les investisse­ments néces­saires pour lim­iter les risques d’échec des com­posés aujour­d’hui en développe­ment et ceux néces­saires à l’ac­qui­si­tion de nou­velles cibles, mieux qual­i­fiées par des analy­ses plus com­plètes du génome aux prob­a­bil­ités de suc­cès plus grandes.

Le développement de tests de susceptibilité génétique

Il existe déjà des tests géné­tiques pour un cer­tain nom­bre de mal­adies, comme les can­cers du sein et de l’o­vaire. Ces tests per­me­t­tent de définir si le patient présente une muta­tion géné­tique d’un ou plusieurs gènes impliqués dans la mal­adie en ques­tion. La crainte que les com­pag­nies d’as­sur­ances ou les employeurs n’u­tilisent les résul­tats de ces tests au détri­ment des per­son­nes à risques a poussé les États-Unis à légifér­er pour pro­téger la con­fi­den­tial­ité des résul­tats et éviter les dérives.

Les nouvelles technologies mises en oeuvre dans la R & D de médicaments

Les mécan­ismes par­ti­c­uliers des patients seront pris en compte pour anticiper leur réac­tion à tel ou tel médica­ment, mieux les sélec­tion­ner pour les essais clin­iques et per­me­t­tre une meilleure effi­cac­ité des pre­scrip­tions (phar­ma­co-géné­tique). Ain­si, le lab­o­ra­toire Roche a annon­cé en 2003 un test géné­tique per­me­t­tant de déter­min­er com­ment un patient va réa­gir à une série de médica­ments exis­tants. En effet, on estime qu’en­v­i­ron deux mil­lions de patients améri­cains ont des réac­tions dues aux effets sec­ondaires des médica­ments, qui ont entraîné la mort de 100 000 d’en­tre eux. Le test, d’après Roche, per­me­t­tra de déter­min­er com­ment le patient métabolise cer­taines caté­gories de médica­ments. Cela représente une pre­mière étape vers le développe­ment de la médecine personnalisée.

Les lab­o­ra­toires devront relever de nom­breux obsta­cles pour tir­er pleine­ment par­ti des avancées scientifiques.

Des déci­sions d’in­vestisse­ment dif­fi­ciles doivent être pris­es, en com­para­nt des risques élevés avec des gains poten­tiels impor­tants. Les sociétés devront décider com­ment pren­dre part à la révo­lu­tion de la géné­tique, en sélec­tion­nant leurs champs d’in­vestisse­ment pro­pres (tech­nolo­gies et aires thérapeu­tiques) et le type de col­lab­o­ra­tions qu’elles devront met­tre en place avec les biotech­nolo­gies ou les sociétés de diag­nos­tic pour rester cohérentes avec leur poli­tique de tolérance du risque et tenir compte de leurs com­pé­tences pro­pres1.

Au-delà du choix des tech­nolo­gies à inté­gr­er et des accords de col­lab­o­ra­tion, il faut procéder à un rééquili­brage de la chaîne de valeur — en par­tie en réal­louant des ressources, mais surtout en redéfinis­sant les proces­sus et en gérant la plan­i­fi­ca­tion et la capac­ité plus active­ment. Ain­si, on peut imag­in­er que les grands lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques se recen­trent sur le développe­ment clin­ique et la com­mer­cial­i­sa­tion des pro­duits, com­pé­tences que ne pos­sè­dent pas les petites sociétés de biotechnologies.

Les nouvelles approches permettraient d’économiser jusqu’à 300 M$ et deux années

Il faut établir une infra­struc­ture infor­ma­tique unifiée — inclu­ant un sys­tème cen­tral­isé de ges­tion des connaissances.

Une coor­di­na­tion sans précé­dent entre le mar­ket­ing et la R & D sera néces­saire. En par­ti­c­uli­er, les déci­sions d’in­ve­stir sur des mal­adies et des marchés spé­ci­fiques devront être pris­es en com­mun par la R & D et le mar­ket­ing. En effet, la promesse d’une médecine per­son­nal­isée a des impli­ca­tions au niveau mar­ket­ing, tant vis-à-vis des médecins que des patients, dont il faut tenir compte.

Une atten­tion par­ti­c­ulière devra être accordée aux aspects éthiques. Les sociétés devront s’as­sur­er de la con­fi­den­tial­ité des don­nées géné­tiques, et se pré­par­er à répon­dre aux ques­tions ou aux inquié­tudes du public.

L’or­gan­i­sa­tion devra s’adapter pour tir­er par­ti de la com­plex­ité des offres Biotech, et instituer notam­ment de nou­veaux modes de coopéra­tion entre R & D, mar­ket­ing et busi­ness développement

Il faut met­tre en œuvre ces divers change­ments en ten­ant compte des fac­teurs humains et com­porte­men­taux. L’émer­gence d’une nou­velle façon de con­duire la R & D a en effet des réper­cus­sions impor­tantes sur les ressources humaines.

L’émer­gence de ces nou­velles tech­nolo­gies risque de chang­er le jeu con­cur­ren­tiel en pro­fondeur. La capac­ité des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques à relever les défis qu’elles font naître sera déter­mi­nante pour leur avenir.

Lau­rent Billes-Garabe­di­an est vice-prési­dent au Boston Con­sult­ing Group et respon­s­able du secteur Sci­ences de la vie du bureau de Paris.
David Picard a passé dix ans au Boston Con­sult­ing Group et dirige désor­mais la société Mol­e­c­u­lar Acupunc­ture, spin-off du groupe Serono, qui applique les tech­nolo­gies de génomiques à la com­préhen­sion des mécan­ismes de guéri­son par acupunc­ture pour les repro­duire sous forme de médicaments.
Leader en France du con­seil en stratégie et en organ­i­sa­tion, BCG aide les dirigeants et leurs équipes à con­stru­ire et à met­tre en œuvre des straté­gies et des modes de fonc­tion­nement sus­cep­ti­bles de con­fér­er à leur entre­prise un avan­tage con­cur­ren­tiel durable.


1. Les sociétés de Biotech­nolo­gies, encore sou­vent financées par le cap­i­tal-risque, ont des pro­fils de risque/retour sur investisse­ment dif­férents les ren­dant mieux à même de pren­dre les grands paris.

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