Les étapes du développement d’un médicament

L’impact des biotechnologies sur la R & D pharmaceutique

Dossier : BiotechnologiesMagazine N°590 Décembre 2003
Par Jacques N. BIOT (71)

L’an­née 2003 a vu fêter le cinquan­te­naire de la décou­verte his­torique de la struc­ture de l’ADN par James Wat­son et Fran­cis Crick. Un peu moins d’un demi-siè­cle après cette inven­tion, le génome humain était inté­grale­ment décryp­té, ouvrant de nou­velles per­spec­tives dans la con­nais­sance du vivant, tan­dis que les brevets cou­vrant les pre­miers médica­ments d’o­rig­ine biotech­nologique com­men­cent à tomber dans le domaine pub­lic… Ain­si, d’une décou­verte fon­da­men­tale révo­lu­tion­naire est issue, en moins de deux généra­tions humaines, une descen­dance fer­tile d’ap­pli­ca­tions, allant de la sci­ence la plus pointue à des activ­ités man­u­fac­turières banalisées.

Songeons que, sur les trente et une entités molécu­laires nou­velles approu­vées en 2001 par la FDA (Food & Drug Admin­is­tra­tion, Agence améri­caine qui autorise la mise sur le marché des nou­veaux médica­ments), onze, soit plus du tiers, étaient d’o­rig­ine biotech­nologique. C’est dire que le pro­grès de la san­té publique ne peut plus se pass­er de ces nou­velles tech­niques et de leur con­tri­bu­tion à l’arse­nal thérapeu­tique et diag­nos­tique. Cette révo­lu­tion a pro­fondé­ment trans­for­mé les proces­sus de la Recherche et Développe­ment (R & D) pharmaceutique.

La R & D pharmaceutique — principes généraux

La R & D est l’essence même de l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique. Si la durée des développe­ments — env­i­ron dix ans — et leur coût — aujour­d’hui proche du mil­liard d’eu­ros en moyenne pour une molécule — peu­vent la rap­procher d’autres indus­tries de haute tech­nolo­gie telles que l’aéro­nau­tique, elle se détache par le car­ac­tère qua­si totale­ment aut­o­fi­nancé de cet effort — ali­men­té par un prélève­ment “à la source” proche de 20 % sur le chiffre d’af­faires réal­isé — et par le degré de risque d’échec.

L’objectif traditionnel : qualité, efficacité, sécurité

Depuis la mise en place des procé­dures formelles d’au­tori­sa­tion de mise sur le marché, à la suite du drame de la thalido­mide, la R & D phar­ma­ceu­tique a cod­i­fié ses proces­sus pour sat­is­faire les exi­gences, dev­enues uni­verselles, des autorités de san­té, qui se résu­ment en trois mots : qual­ité, effi­cac­ité, sécu­rité. Il s’ag­it pour l’in­dus­triel de démon­tr­er que son médica­ment, par­faite­ment car­ac­térisé et repro­ductible dans un con­texte man­u­fac­turi­er, pos­sède un rap­port bénéfice/risque mesurable et incon­testable par rap­port à l’ab­sten­tion thérapeutique.

Cette démon­stra­tion passe par la réal­i­sa­tion d’un ensem­ble de tâch­es étroite­ment imbriquées (fig­ure 1), organ­isées dans le moule d’une ges­tion de pro­jet implaca­ble, qui per­me­t­tent de définir de manière de plus en plus pré­cise les car­ac­téris­tiques et les pro­priétés du produit.

Au plan clin­ique (c’est-à-dire en ce qui con­cerne les essais chez l’homme), ce développe­ment passe par l’en­chaîne­ment de trois phas­es : la phase I générale­ment réal­isée sur des volon­taires sains1, qui per­met de véri­fi­er l’in­nocuité du pro­duit chez l’homme et de définir la dose max­i­male tolérée ; la phase II qui per­met de déter­min­er la dose opti­male ; la phase III qui per­met, sur une pop­u­la­tion impor­tante, de prou­ver par des essais con­trôlés en dou­ble aveu­gle l’ef­fi­cac­ité du pro­duit par rap­port à un place­bo, et par­fois de com­par­er le pro­duit à ses con­cur­rents existants.

Ce proces­sus de tris suc­ces­sifs con­duit à des taux d’at­tri­tion impor­tants d’une phase à l’autre, représen­tés dans la fig­ure 2.

En out­re, même la mise sur le marché ne garan­tit pas un bril­lant avenir. Chaque année, env­i­ron 2 à 3 % des pro­duits enreg­istrés sont retirés du marché après leur lance­ment, en dépit de développe­ments impec­ca­bles, parce que seule la “vraie vie”, l’ex­po­si­tion à la pop­u­la­tion générale des patients, peut révéler cer­tains effets sec­ondaires très rares mais graves. Sur vingt-cinq ans, 56 pro­duits sur les 548 approu­vés par la FDA ont vu leur car­rière com­mer­ciale brisée par un retrait pur et sim­ple ou par de sévères mis­es en garde liées à une mau­vaise tolérance.

L’objectif implicite : un mode d’action, une efficacité clinique, une utilité dans une population cible

Si la phar­ma­copée tra­di­tion­nelle a large­ment pro­gressé grâce à un proces­sus de tâton­nements et d’ob­ser­va­tion de la nature — qui a valu à l’hu­man­ité les grands pro­grès de l’ère pas­teuri­enne — la R & D mod­erne ne saurait s’af­franchir d’une démarche mécan­is­tique qui doit, avant tout, iden­ti­fi­er un mode d’ac­tion reposant sur une com­préhen­sion des bases cel­lu­laires ou molécu­laires de la mal­adie et sur un rôle effecteur rationnel de la molécule sur des récep­teurs biologiques.

Probabilité d’enregistrement d'un médicament aux différentes phases de développementPar­al­lèle­ment à la mon­tée des exi­gences en matière de phar­ma­colo­gie, l’in­solv­abil­ité crois­sante des sys­tèmes de san­té — dans le monde entier — con­duit ces derniers, implicite­ment ou explicite­ment, à accroître le niveau de démon­stra­tion clin­ique exigé des entre­pris­es phar­ma­ceu­tiques. C’est ain­si que, dans de nom­breux cas, une molécule n’est plus rem­boursée par les sys­tèmes d’as­sur­ance mal­adie aujour­d’hui, si elle ne démon­tre pas, au-delà de son effi­cac­ité intrin­sèque, une amélio­ra­tion du ser­vice médi­cal ren­du par rap­port aux straté­gies thérapeu­tiques exis­tantes — dans le cas con­traire, elle sera intro­duite, au mieux, avec un prix inférieur à celui de ses concurrentes.

Enfin, les “grandes” patholo­gies étant à présent rel­a­tive­ment bien traitées, la R & D tend à se con­cen­tr­er, de plus en plus, sur les mal­adies qui frap­pent des nom­bres plus restreints de patients — qu’il s’agisse de patholo­gies dites “orphe­lines”, ou de sous-pop­u­la­tions spécifiques.

L’apport des biotechnologies

Dans ce con­texte, quel est l’ap­port des biotech­nolo­gies à la R & D phar­ma­ceu­tique ? Cet apport s’est matéri­al­isé en deux temps. Dans un pre­mier temps, les biotech­nolo­gies ont été, pure­ment et sim­ple­ment, un mode de pro­duc­tion de molécules exis­tant dans le corps humain, ou étroite­ment dérivées de telles molécules — méti­er d’ingénieur en quelque sorte, dans une logique man­u­fac­turière plus que sci­en­tifique. Puis elles ont peu à peu colonisé les lab­o­ra­toires, révo­lu­tion­nant les démarch­es sci­en­tifiques et imposant une nou­velle logique dans l’i­den­ti­fi­ca­tion de cibles innovantes.

Les biotechnologies de première génération — la fabrication de protéines thérapeutiques

Les biotech­nolo­gies tra­di­tion­nelles sont les héri­tières de la biolo­gie indus­trielle, méti­er dont les pio­nniers ont été Pas­teur au XIXe siè­cle, et Charles Mérieux, plus près de nous. Deux grandes appli­ca­tions his­toriques à cette indus­trie, les vac­cins et la trans­fu­sion sanguine.

  • Les vac­cins : cul­tiv­er des cel­lules de ger­mes pathogènes (bac­téries ou virus), les inac­tiv­er ou les ren­dre inof­fen­sifs, les puri­fi­er, pour en faire in fine un médica­ment immunogène mais non pathogène.
  • La trans­fu­sion san­guine : prélever du plas­ma à des don­neurs, le frac­tion­ner (selon un procédé d’une logique économique et indus­trielle proche du raf­fi­nage), puri­fi­er les com­posants, pour aboutir in fine à des frac­tions sub­sti­tu­ables aux pro­téines naturelles chez les patients souf­frant de déficits con­géni­taux ou acquis (fac­teur VIII chez les hémophiles, immunoglob­u­lines2 chez les patients souf­frant de déficits immu­ni­taires, etc.). Déjà les bases tech­nologiques des biotech­nolo­gies mod­ernes étaient en germe : car­ac­téris­er, cul­tiv­er, puri­fi­er. Mais les pro­téines mis­es en œuvre étaient extraites à la source et le gène n’é­tait pas manipulé.


Tableau 1 — Répar­ti­tion des porte­feuilles en fonc­tion de la taille de la pop­u­la­tion cible
Taille de la pop­u­la­tion cible Pro­duits commercialisés Pro­duits en développement
Petite 35,7% 49,8%
Moyenne 30,8% 30,9%
Grande 24% 12,7%
Très grande 9,5% 6,6%

À par­tir des années 1980, le développe­ment des tech­niques per­met, d’une part, d’ex­primer dans des cel­lules des pro­téines exogènes, en inté­grant dans leur pat­ri­moine le gène codant pour une pro­téine d’in­térêt, et d’autre part d’im­mor­talis­er ces cel­lules. L’in­dus­trie mod­erne des biotech­nolo­gies est née, qui va ain­si dévelop­per toute une série de pro­téines humaines naturelles (ou mod­i­fiées à la marge), appren­dre à les pro­duire en grandes quan­tités, et leur trou­ver des applications.

Par­fois ces appli­ca­tions coulent de source, lorsqu’il s’ag­it de sub­stituer pure­ment et sim­ple­ment une pro­téine indis­pens­able à un proces­sus phys­i­ologique (ain­si du fac­teur VIII de recom­bi­nai­son géné­tique, qui vien­dra révo­lu­tion­ner le traite­ment de l’hé­mophilie, ou la célèbre éry­thro­poïé­tine qui stim­ule la pro­duc­tion de glob­ules rouges). Dans d’autres cas, l’in­dus­trie devra faire des efforts d’ingéniosité pour trou­ver une util­ité thérapeu­tique à des pro­téines telles que les cytokines, certes présentes dans l’e­spèce humaine, mais dont le rôle est moins bien défi­ni : ce sera le cas notam­ment dans le domaine nais­sant de l’im­munolo­gie, où les inter­férons seront dévelop­pés dans le traite­ment de l’hé­patite B et C (inter­féron alpha), ou de la sclérose en plaques (inter­féron bêta).

Quelques belles entre­pris­es naîtront de cette démarche intel­lectuelle, notam­ment Amgen, start-up des années 1980, dont la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière atteint aujour­d’hui celle de lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques étab­lis de longue date.

Les biotechnologies d’aujourd’hui — une révolution qui féconde désormais le processus de R & D

Tan­dis que la liste des pro­téines humaines util­is­ables en thérapeu­tique de sub­sti­tu­tion tend vers un plateau, le décodage du génome humain et le pro­grès des tech­niques de traite­ment de l’in­for­ma­tion vont per­me­t­tre de franchir de nou­velles étapes et d’in­té­gr­er l’ap­proche biotech non plus dans les pro­duits fin­aux, mais dans la démarche intel­lectuelle du chercheur.

Rôle des technologies nouvelles en R&D pharmaceutiqueLe décodage du génome humain, graal d’hi­er, ne résout à vrai dire pas grand-chose en soi. Le livre est certes là, mais tel Cham­pol­lion décou­vrant les hiéro­glyphes, le chercheur se demande quel est le lien entre la séquence géné­tique et la réal­ité biologique. Vont donc se dévelop­per de nou­velles sci­ences (notam­ment la chimie com­bi­na­toire, la pro­téomique, la phar­ma­cogénomique) visant à éclair­cir le lien entre le code, la pro­téine attachée, et l’ac­tiv­ité phys­i­ologique dans la vraie vie.

Par­al­lèle­ment, la maîtrise des tech­niques d’au­toma­tion et de robo­t­i­sa­tion per­met d’ac­célér­er de plusieurs ordres de grandeur, et de minia­turis­er, les tests phar­ma­cologiques et de rechercher une activ­ité dans des mil­lions d’échan­til­lons dans un temps réduit, là où des mois ou des années de tra­vail auraient été jadis néces­saires. Et la biolo­gie, hier sci­ence d’ob­ser­va­tion, devient une sci­ence basée sur la ges­tion de bases mas­sives d’in­for­ma­tion. En con­séquence, le chercheur du vivant doit assim­i­l­er des dis­ci­plines échap­pant à son champ tra­di­tion­nel — bio-infor­ma­tique, robo­t­ique, élec­tron­ique, optique — en bref, toutes les sci­ences de l’ingénieur, et par­mi ces dernières une capac­ité toute par­ti­c­ulière, celle d’a­gir comme un inté­gra­teur, comme un systémicien.

L’ob­jec­tif, en ter­mes de proces­sus de ges­tion de la R & D, est ici de mul­ti­pli­er de plusieurs ordres de grandeur le nom­bre de cibles molécu­laires poten­tielles en accé­dant à des bib­lio­thèques de gènes, de les cribler de manière impi­toy­able grâce aux moyens nou­veaux four­nis par les mod­èles molécu­laires, cel­lu­laires ou ani­maux issus du génie géné­tique, et de ne sélec­tion­ner que les séquences dis­posant théorique­ment de la plus grande prob­a­bil­ité de réus­site. Par rap­port aux prob­a­bil­ités de pas­sage d’une phase à l’autre évo­quées ci-dessus, on ver­rait ain­si un taux d’at­tri­tion sig­ni­fica­tive­ment plus élevé en amont (com­pen­sé par une créa­tiv­ité décu­plée de la syn­thèse chim­ique ou biologique), et l’on parviendrait en revanche à ren­dre beau­coup plus prob­a­bles les tran­si­tions des phas­es ultimes — étapes les plus coû­teuses du développement.

Cette promesse, omniprésente dans toutes les grandes con­férences phar­ma­ceu­tiques depuis la fin des années qua­tre-vingt-dix, tarde à vrai dire à se con­cré­tis­er dans ses résul­tats, et l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique passe actuelle­ment, para­doxale­ment, par une phase d’é­ti­age en ter­mes d’enregistrements.

En effet, le bas­cule­ment des méth­odes de recherche et de développe­ment vers la vision mes­sian­ique du “tout géné­tique” ne peut porter ses effets qu’au terme d’une généra­tion de développe­ment de nou­velles molécules, soit une bonne dizaine d’an­nées. Les tout pre­miers pro­duits “ciblés” com­men­cent aujour­d’hui tout juste à attein­dre le marché. Et c’est là que les acteurs con­cernés vont décou­vrir de nou­veaux obsta­cles — non plus sci­en­tifiques mais organisationnels.

Les défis de demain — adapter les systèmes de santé pour la distribution d’une médecine personnalisée

On voit bien que le proces­sus visant à iden­ti­fi­er les mal­adies par leurs caus­es géné­tiques devrait per­me­t­tre, de manière ultime, d’adapter les traite­ments aux patients. Grâce aux nou­velles tech­nolo­gies se des­sine l’e­spoir d’une médecine per­son­nal­isée, qui per­me­t­trait d’i­den­ti­fi­er pré­cisé­ment les caus­es, sou­vent mul­ti­fac­to­rielles, du syn­drome pathologique dont souf­fre M. Dupont et de les dis­tinguer de celles qui affectent M. Durand, pour­tant atteint clin­ique­ment d’une symp­to­ma­tolo­gie très voi­sine. Ain­si, le con­cept “con­som­ma­tion de masse” du médica­ment d’au­jour­d’hui (une molécule unique pour traiter tous les patients), qui a vu le suc­cès des médica­ments dits “block­busters3, céderait le pas à une prise en charge indi­vidu­elle qui pour­rait s’ap­puy­er sur des tech­niques de diagnostic.

Sont ain­si apparus sur le marché, d’ores et déjà, des traite­ments du can­cer du sein dont l’ef­fi­cac­ité ne peut être atten­due que chez les femmes por­teuses d’un cer­tain gène. La thérapeu­tique de demain pour­rait généralis­er ce con­cept et iden­ti­fierait chez chaque patient, de manière pré­dic­tive, son car­ac­tère de “répon­deur” ou de “non-répon­deur” à un cer­tain type de traite­ment, ain­si que son apti­tude à bien tolér­er le médicament.

Ne nous méprenons pas cepen­dant. Cette vision idyllique et ratio­nal­iste ne trou­vera sa voie qu’au prix de pro­fondes mod­i­fi­ca­tions des sys­tèmes de san­té dans le monde entier. Car ces derniers sont aujour­d’hui organ­isés pour bien admin­istr­er des traite­ments de masse. Du médecin à l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique en pas­sant par l’hôpi­tal, tous les acteurs ont été for­matés pour un monde stan­dard­isé, fondé sur la pro­duc­tiv­ité et l’ef­fet d’échelle.

C’est dire qu’il importe pour l’in­dus­trie bio­phar­ma­ceu­tique, si elle croit en son nou­veau par­a­digme de recherche, de se pencher rapi­de­ment sur l’or­gan­i­sa­tion des sys­tèmes de san­té, et d’y jouer un rôle act­if d’aigu­il­lon, en sus­ci­tant une réflex­ion sur les con­di­tions du recours aux nou­velles straté­gies thérapeu­tiques issues de la génomique. Ce n’est que par une pro­fonde muta­tion de la pro­duc­tion de soin, tournée — à nou­veau, devrait-on dire — sur la prise en compte de l’in­di­vidu, que les inno­va­tions sci­en­tifiques de demain pour­ront se trans­former en suc­cès commerciaux.

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1.
À l’ex­cep­tion du can­cer où les phas­es I se font générale­ment chez des malades.
2. Anticorps.
3. Médica­ments réal­isant un chiffre d’af­faires mon­di­al de plus d’un mil­liard de dollars.

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