Libérer le potentiel des données climatiques

Libérer le potentiel des données climatiques

Dossier : La donnée au service de l’envi­ronnementMagazine N°789 Novembre 2023
Par Thanh-Tâm LÊ (X91)
Par Hervé LE TREUT

Le chan­ge­ment cli­ma­tique en cours, par-delà son ampleur et son inten­si­té, est d’une nature jamais vue depuis l’Holocène. Il marque une rup­ture avé­rée, dont la com­plexi­té et les évo­lu­tions à venir ne sont pas tota­le­ment com­prises et mettent à l’épreuve nos modèles très linéaires de pen­sée et d’action. Dans ce contexte, la mise à dis­po­si­tion gra­tuite, notam­ment par Coper­ni­cus, de don­nées d’observation de la Terre et les ser­vices asso­ciés créent un poten­tiel d’action considérable.

Même si les pro­grès accé­lé­rés de l’observation de la Terre, de l’intelligence arti­fi­cielle et de l’apprentissage machine rap­prochent la pers­pec­tive de jumeaux numé­riques mul­ti-échelles, ils ne sup­pri­me­ront pas le besoin de com­pré­hen­sion et d’appropriation des don­nées par les acteurs de ter­rain, besoin qui s’amplifiera à mesure que le poids des don­nées dans la prise de déci­sion sera appe­lé à croître. Le champ des don­nées per­ti­nentes sur le chan­ge­ment cli­ma­tique, ses effets et ses consé­quences est d’une diver­si­té et d’une com­plexi­té que la science est loin d’avoir maî­tri­sées à ce stade, par­ti­cu­liè­re­ment aux méso-échelles. Elles sont pour­tant cru­ciales pour per­mettre, par exemple, aux com­mu­nau­tés régio­nales et locales de prendre des déci­sions qui répondent pré­ci­sé­ment à leurs contextes spé­ci­fiques, à leurs risques cli­ma­tiques et à leurs futurs désirables.

Innovation systémique et transformative

Depuis plu­sieurs années, Cli­mate-KIC se concentre sur des pro­grammes d’innovation (Deep Demons­tra­tions) à l’échelle de ter­ri­toires entiers : villes, régions, pays. Ces pro­grammes partent du constat qu’une jux­ta­po­si­tion de solu­tions ponc­tuelles au sein des silos exis­tants, sec­to­riels, orga­ni­sa­tion­nels ou autres, échoue­ra à trans­for­mer un ter­ri­toire vers la neu­tra­li­té car­bone nette, la rési­lience cli­ma­tique ou une cir­cu­la­ri­té avan­cée avec l’urgence et aux échelles requises. Il ne s’agit pas que des sommes inves­ties. Sans prise en compte des inter­dé­pen­dances entre les phé­no­mènes phy­siques et socio-éco­no­miques en jeu, entre les acteurs et les leviers d’action d’un ter­ri­toire, la mise en œuvre d’une stra­té­gie inté­grée et cohé­rente de trans­for­ma­tion, avec des objec­tifs prio­ri­taires par­ta­gés, est impossible.

Les Deep Demons­tra­tions visent ain­si à déployer une approche d’innovation sys­té­mique pour accé­lé­rer ces trans­formations. L’innovation sys­té­mique est une notion à la mode, mais sou­vent dans l’acception super­fi­cielle et réduc­trice de séries d’améliorations incré­men­tales dans de mul­tiples sec­teurs, simul­ta­nées mais indé­pen­dantes. Notre approche prône une inté­gra­tion bien plus forte et s’appuie sur quatre phases : inten­tion ; cadrage ; por­te­feuille d’innovation ; ana­lyse et appren­tis­sage (cf. sché­ma en tête d’ar­ticle). Ces phases ne sont pas en suc­ces­sion linéaire et sont liées par de mul­tiples itérations.

D’utiles expérimentations

Dans les phases d’intention et de cadrage, les auto­ri­tés publiques carac­té­risent en pro­fon­deur les sys­tèmes qu’elles jugent néces­saire de trans­for­mer en prio­ri­té, leurs pro­prié­tés, les points d’intervention pour agir sur eux en cou­plant plu­sieurs leviers de trans­for­ma­tion, explo­rant le champ des pos­si­bi­li­tés avec un ensemble d’acteurs ancrés dans le ter­ri­toire et des exper­tises com­plé­men­taires trans­verses. C’est sur ce fon­de­ment que sont déve­lop­pés des por­te­feuilles de pro­jets d’innovation, non pas indé­pen­dants mais cou­plés, inté­grés et orien­tés ensemble vers les trans­for­ma­tions sys­té­miques souhaitées.

De tels pro­grammes ont été lan­cés notam­ment à Madrid, Milan ou Vienne, ins­pi­rant lar­ge­ment le pro­jet Net­Ze­ro­Ci­ties, colonne ver­té­brale de l’initiative euro­péenne des 100 villes neutres en car­bone en 2030 (EU Mis­sion Cli­mate-Neu­tral, Smart Cities). Une approche sys­té­mique simi­laire sous-tend Pathways2Resilience, qui aide­ra des dizaines de régions et ter­ri­toires euro­péens à conce­voir et à mettre en place leurs tra­jec­toires régio­nales de rési­lience cli­ma­tique à l’horizon 2030 (EU Mis­sion Adap­ta­tion to Cli­mate Change). Nous déve­lop­pons des Deep Demons­tra­tions avec le gou­ver­ne­ment slo­vène pour struc­tu­rer son plan d’action vers l’objectif de cir­cu­la­ri­té qua­si com­plète, avec le gou­ver­ne­ment irlan­dais vers un sys­tème agroa­li­men­taire durable, avec celui de Gipuz­koa pour inté­grer la dura­bi­li­té, l’approche sys­té­mique et l’expérimentation dans son ini­tia­tive de gou­ver­nance col­la­bo­ra­tive Etor­ki­zu­na Erai­kiz.

Cette approche de Deep Demons­tra­tion requiert de mul­tiples expé­ri­men­ta­tions cou­plées. Pour chaque ter­ri­toire, il faut en décli­ner et éla­bo­rer une ver­sion enra­ci­née dans ses carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques, l’affiner et la modi­fier au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Le tra­vail sur les don­nées liées au cli­mat, qu’elles décrivent les phé­no­mènes phy­siques eux-mêmes ou leurs impacts et leurs consé­quences, doit lui aus­si faire évo­luer ses para­digmes vers une plus grande inté­gra­tion au niveau des sys­tèmes à transformer.

Réconcilier les données et leurs utilisations

Le rap­port aux don­nées des com­mu­nau­tés qui essaient d’agir pour le cli­mat est variable, contras­té, voire conflic­tuel. Les ten­sions sont de plu­sieurs ordres. Elles peuvent pro­ve­nir de la res­tric­tion aux seules don­nées mesu­rant des quan­ti­tés phy­siques : émis­sions des prin­ci­paux gaz à effet de serre, absorp­tion et réten­tion du car­bone par divers milieux d’un même ter­ri­toire, dis­po­ni­bi­li­té en eau, etc.

Nombre de groupes enga­gés dans l’action pour le cli­mat pré­sentent une résis­tance presque idéo­lo­gique aux don­nées quan­ti­ta­tives, oppo­sant celles-ci à des démarches cen­trées sur les com­mu­nau­tés humaines et l’évolution de leurs com­por­te­ments. Les deux doivent pour­tant être récon­ci­liées. Par­ti­cu­liè­re­ment à des échelles régio­nales et locales, les par­ties pre­nantes d’un ter­ri­toire peinent sou­vent à s’approprier des don­nées pro­ve­nant de sources exté­rieures, d’une tech­ni­ci­té opaque, dif­fi­cul­té ampli­fiée par la non-inclu­sion de don­nées tra­di­tion­nelles per­ti­nentes aux pro­blé­ma­tiques aux­quelles sont confron­tés les acteurs locaux.

La dis­tance aux don­nées peut être ampli­fiée par le posi­tion­ne­ment des leviers de déci­sion à des échelles géo­gra­phiques supé­rieures, répu­tées mal connaître les carac­té­ris­tiques des ter­ri­toires concer­nés. L’utilisation des don­nées, par exemple au sein d’administrations publiques, peut elle-même pré­sen­ter deux faces oppo­sées. Liées au choix de métriques et d’indicateurs spé­ci­fiques à un sec­teur d’application, les don­nées peuvent deve­nir des enjeux de contrôle et de pou­voir, ren­for­çant les silos orga­ni­sa­tion­nels et leur concur­rence pour les moyens humains et finan­ciers. À l’opposé, elles pour­raient ali­men­ter des outils de pilo­tage qui couplent les silos exis­tants et sou­tiennent des prises de déci­sion conformes à une approche plus systémique.

De la difficulté d’exprimer tout le potentiel des services climatiques

La notion de ser­vices cli­ma­tiques peut sem­bler fami­lière à la plu­part d’entre nous mais au sein des col­lec­ti­vi­tés locales ou régio­nales, même dans les uni­tés tra­vaillant sur les ques­tions envi­ron­ne­men­tales, elle reste sou­vent mécon­nue et mal com­prise. Même au niveau aca­dé­mique, des débats se pour­suivent sur les « bonnes » défi­ni­tions de l’adaptation, de la rési­lience, des ser­vices cli­ma­tiques, des transitions…

La des­crip­tion des ser­vices cli­ma­tiques par la Com­mis­sion euro­péenne en 2015 reste valable mais géné­rique, recou­vrant la « trans­for­ma­tion de don­nées liées au cli­mat [et] d’autres don­nées per­ti­nentes en pro­duits per­son­na­li­sés tels que pro­jec­tions, pré­vi­sions, infor­ma­tions, ten­dances, ana­lyses éco­no­miques, éva­lua­tions […], conseils sur les meilleures pra­tiques, ain­si que le déve­lop­pe­ment et l’évaluation de solu­tions et tous les autres ser­vices en lien avec le cli­mat qui puissent être utiles à la socié­té dans son ensemble [et] sou­tiennent l’adaptation, l’atténuation et la ges­tion des risques liés aux catastrophes ».

Quelle qu’en soit la défi­ni­tion pré­cise, les ser­vices cli­ma­tiques doivent per­mettre aux col­lec­ti­vi­tés de com­prendre leurs propres don­nées et d’autres per­ti­nentes pour leurs ter­ri­toires, et sur­tout d’agir sur ces don­nées. Les plans d’action cli­ma­tique et leur mise en œuvre doivent être enra­ci­nés dans les contextes locaux et par­ta­gés entre un grand nombre d’acteurs de ter­rain : l’adaptation au cli­mat et la rési­lience à l’échelle d’une région sont dif­fi­ci­le­ment réa­li­sables sans une uti­li­sa­tion géné­ra­li­sée et effi­cace des ser­vices climatiques.

Un marché peu mature

Le mar­ché des ser­vices cli­ma­tiques, bien qu’en crois­sance, reste dis­per­sé, incom­plet et peu mature. Il est très dif­fé­rent vu des com­mu­nau­tés d’experts, en modé­li­sa­tion cli­ma­tique, obser­va­tion de la Terre, sys­tèmes d’information géo­gra­phique et autres, ou des uti­li­sa­teurs finaux tels que les per­sonnes char­gées des plans cli­mat et les uni­tés qui n’ont pas le cli­mat dans leur man­dat, même si leurs domaines contri­buent au chan­ge­ment cli­ma­tique ou sont affec­tés par celui-ci.

Lors d’une récente confé­rence, le modé­ra­teur d’une ses­sion réunis­sant des repré­sen­tants de villes euro­péennes sou­li­gnait le fos­sé séman­tique entre leur des­crip­tion des besoins pour accom­pa­gner leurs plans d’action, d’une part, et les ter­mi­no­lo­gies uti­li­sées dans le reste de la confé­rence par les experts de l’observation de la Terre et les déve­lop­peurs de ser­vices, d’autre part. La plu­part des villes ou régions n’ont pas de poli­tique d’acquisition cohé­rente et uni­fiée pour les ser­vices climatiques.

La conscience que les don­nées liées au cli­mat pour­raient être per­ti­nentes pour une série de pro­blèmes qu’elles ren­contrent est inégale et sou­vent faible – nombre de besoins et de déci­sions qui pour­raient être éclai­rés par de telles infor­ma­tions sont occul­tés dans l’expression de leur demande en ser­vices climatiques.

Deux projets prometteurs

Entre le moment où plu­sieurs uni­tés se réunissent et iden­ti­fient les dimen­sions cli­ma­tiques de leurs prio­ri­tés res­pec­tives et celui où elles peuvent for­mu­ler ensemble une demande claire et trai­table par les déve­lop­peurs et four­nis­seurs de ser­vices, un impor­tant tra­vail d’analyse et de tra­duc­tion est néces­saire, pour lequel elles manquent sou­vent de capa­ci­tés et de for­ma­tion de base. Même lorsque la demande semble assez claire, les auto­ri­tés publiques ont une connais­sance incom­plète des pro­duits ou ser­vices dis­po­nibles ou déve­lop­pables à court et moyen termes, ou plu­tôt des com­bi­nai­sons de telles solu­tions qui pour­raient réel­le­ment contri­buer à leurs besoins de manière cohé­rente, au-delà de quelques des­crip­tions tech­niques très spécifiques.

Deux pro­jets actuel­le­ment finan­cés par Hori­zon Europe tra­vaillent sur ces ques­tions. VALORADA (Vali­da­ted Local Risk Actio­nable Data for Adap­ta­tion) veut mettre en évi­dence la « valeur cli­ma­tique » de don­nées « non cli­ma­tiques » à l’échelle de ter­ri­toires, avec des études de cas en Bul­ga­rie, en France, en Grèce, en Ita­lie et en Répu­blique tchèque. PROTECT pré­pare l’application des pro­cé­dures d’achat public inno­vant aux ser­vices cli­ma­tiques, notam­ment les achats publics avant com­mer­cia­li­sa­tion (PCP en anglais), en réunis­sant des groupes d’acheteurs publics euro­péens autour de besoins com­muns pour les aider à iden­ti­fier et à expri­mer ensemble cette demande de manière plus cohé­rente, plus consciente du mar­ché et des défis inter­con­nec­tés qu’il pour­rait résoudre.

Le cas de la Nouvelle-Aquitaine

Nous avons enga­gé un pro­ces­sus de type Deep Demons­tra­tion avec la Nou­velle-Aqui­taine. Cette région, la plus vaste en France métro­po­li­taine, est aus­si la plus for­te­ment affec­tée par le chan­ge­ment cli­ma­tique. Son conseil régio­nal a adop­té en 2019 une feuille de route, Néo Ter­ra, dédiée à la tran­si­tion éco­lo­gique et éner­gé­tique, qui s’appuie notam­ment sur le tra­vail réa­li­sé depuis plus de dix ans par le comi­té scien­ti­fique AcclimaTerra.

Le deuxième rap­port Accli­ma­Ter­ra (2018) sou­ligne que « beau­coup d’infrastructures demandent à être construites dès main­te­nant en fonc­tion de ce que l’on peut anti­ci­per du chan­ge­ment cli­ma­tique dans les pro­chaines décen­nies. Il fau­dra donc défi­nir une poli­tique de réduc­tion des risques qui prenne en compte l’incertitude qui affecte beau­coup d’événements pos­sibles, sur les­quels la région n’a pas de prise […], quelle que soit l’origine des phé­no­mènes extrêmes dif­fi­ciles à anti­ci­per, le chan­ge­ment cli­ma­tique ren­for­ce­ra leur impact. »

“Soutenir le pilotage des priorités d’action aux échelles régionales et locales.”

Le lan­ce­ment de Néo Ter­ra et du sché­ma régio­nal d’aménagement et de déve­lop­pe­ment durable du ter­ri­toire (SRADDET), avec les enjeux d’urgence, d’échelle, de prio­ri­tés, reste un défi dif­fi­cile comme pour toutes les régions qui ont signé la charte de la Mis­sion adap­ta­tion de l’Union euro­péenne avec un objec­tif de rési­lience cli­ma­tique en 2030. En 2020–2021, nous avons pu avan­cer sur les phases d’intention et de cadrage avec Accli­ma­Ter­ra, diverses direc­tions de la région et plu­sieurs dizaines d’acteurs, avec des contri­bu­tions de l’Institut de l’économie pour le cli­mat (I4CE) et du Cere­ma, per­met­tant de mieux com­prendre le champ des pos­si­bi­li­tés d’action et d’envisager des cou­plages et syner­gies inédits.

Renforcement de la plage de Lacanau (Gironde) face à l’érosion littorale et la montée du niveau marin.
Ren­for­ce­ment de la plage de Laca­nau (Gironde) face à l’érosion lit­to­rale et la mon­tée du niveau marin. © Adobe Stock / antoine

Un mouvement de fond

Si divers fac­teurs ont retar­dé le pas­sage à la phase d’innovation, la région, Accli­ma­Ter­ra et plu­sieurs orga­ni­sa­tions publiques, uni­ver­si­taires et indus­trielles vont par­ti­ci­per au pro­jet NBRACER, Nature Based Solu­tions for Atlan­tic Regio­nal Cli­mate Resi­lience (2023−2027), l’une des sept grandes Inno­va­tion Actions sélec­tion­nées par la Mis­sion adap­ta­tion pour sou­te­nir les tra­jec­toires de rési­lience régio­nale avec un fort apport de solu­tions fon­dées sur la nature. En plus de la démons­tra­tion de deux solu­tions (dans le bas­sin de la Garonne et dans le Marais poi­te­vin), une dimen­sion cen­trale du volet néo-aqui­tain explo­re­ra com­ment des don­nées d’origines mul­tiples peuvent sou­te­nir le pilo­tage des prio­ri­tés d’action aux échelles régio­nales et locales et le déve­lop­pe­ment d’un por­te­feuille inté­gré d’innovation pour la rési­lience. Au-delà de l’exemple néo-aqui­tain, c’est un mou­ve­ment de fond pour agir sur ces sujets à l’échelle régio­nale qui s’engage à tra­vers l’Europe.

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