Le défi climatique : le rôle des données pour passer à l’action

Le défi climatique : le rôle des données pour passer à l’action

Dossier : La donnée au service de l’envi­ronnementMagazine N°789 Novembre 2023
Par Vincent CHAMPAIN (X91)

Le champ strict de l’ingénieur – trou­ver des solu­tions tech­niques à des pro­blèmes clai­re­ment posés – ne repré­sente qu’une par­tie du défi climatique. 
Ce champ ne doit évi­dem­ment pas être négli­gé, compte tenu du temps néces­saire pour pas­ser de la recherche fon­da­men­tale à la recherche appli­quée, puis aux appli­ca­tions ; il est cru­cial d’y consa­crer les moyens néces­saires. Mais, avant de mettre en place ces solu­tions, le prin­ci­pal objec­tif res­te­ra de convaincre le reste de l’humanité – y com­pris en France – de la réa­li­té du phé­no­mène, puis de l’intérêt à agir, et cha­cun de réa­li­ser sa juste part de l’effort. Les don­nées seront cen­trales dans cette démarche de conviction.

La réponse au chan­ge­ment cli­ma­tique consti­tue pour l’humanité un chan­tier inédit, qui pré­sente quatre défis en matière d’infor­mation : un défi démo­cratique de com­pré­hen­sion des enjeux, un défi poli­tique du pas­sage à l’action, un défi tech­nique de pri­vi­lé­gier des solu­tions suf­fi­sam­ment effi­caces pour éli­mi­ner les gaz à effet de serre et un défi tech­no­lo­gique lié à l’utilisation maxi­male du numé­rique au ser­vice de la réduc­tion des gaz à effet de serre. 

Des données afin que chacun comprenne les enjeux

Le pre­mier défi du cli­mat est un enjeu démo­cra­tique : celui de la compréhen­sion par cha­cun de l’intérêt à agir. C’est pour poser les bases d’un consen­sus scien­ti­fique mon­dial que le GIEC a été créé en 1988 : il a per­mis à la fois d’atteindre un consen­sus scien­ti­fique et de mettre à dis­po­si­tion du public des études détaillées sur la nature et l’ampleur des impacts. Ce consen­sus n’allait pas de soi il y a quelques décen­nies. Pour s’en convaincre, il suf­fit de revoir par exemple l’émission des Dos­siers de l’écran de sep­tembre 1979, lors de laquelle Haroun Tazieff essaye de convaincre un audi­toire cir­cons­pect de la réa­li­té du phénomène. 

On note­ra que ce consen­sus reste fra­gile dans la popu­la­tion fran­çaise : depuis un an, la part des Fran­çais qui nient l’origine humaine du chan­ge­ment cli­ma­tique atteint 37 %, soit 10 points de plus qu’en 2022, selon l’Observatoire inter­na­tio­nal Cli­mat et Opi­nions publiques (avril 2023). Pour les pays émer­gents, l’action cli­ma­tique arrive en queue des prio­ri­tés – ce qui peut se com­prendre dans des pays dans les­quels la san­té, l’éducation ou la sécu­ri­té ne sont pas acquises. 

Le pre­mier enjeu en matière de don­nées est donc l’accès aux infor­ma­tions sur le chan­ge­ment cli­ma­tique. Il s’agit d’abord de four­nir des infor­ma­tions sous une forme acces­sible au grand public, avec suf­fi­sam­ment de détails pour que cha­cun puisse se convaincre qu’il n’y a pas de doute sur le pro­blème. Il s’agit ensuite de lut­ter contre les formes mul­tiples de dés­in­for­ma­tion – qu’il s’agisse des contra­rians dont le fonds de com­merce consis­ter à pro­fes­ser l’inverse de l’opinion « offi­cielle » ou des trolls à la solde d’États étrangers.

Schéma 1 : Conviction de la nécessité de l’urgence climatique, par type de pays. Source : UNDP, Peoples’ Climate Vote results, 2021.
Sché­ma 1 : Convic­tion de la néces­si­té de l’urgence cli­ma­tique, par type de pays.
Source : UNDP, Peoples’ Cli­mate Vote results, 2021.

Des données qui permettent de passer de la compréhension à l’action

Le deuxième défi est un défi poli­tique, lié au pas­sage de la com­pré­hen­sion du pro­blème à la déci­sion d’agir. Cer­tains consi­dèrent que la France ne pèse que 1,1 % des émis­sions (y com­pris le CO2 impor­té) mon­diales – en oubliant que, s’il est vrai que nous émet­tons moins que la plu­part des pays déve­lop­pés, notam­ment grâce à notre parc élec­tro­nu­cléaire, nous émet­tons beau­coup plus que la moyenne mon­diale. En outre le réchauf­fe­ment n’est pas fonc­tion du flux de gaz à effet de serre, mais du stock émis depuis le début de l’ère indus­trielle en 1850, dont 2,2 % est impu­table à la France.

“Une action est possible au prix d’efforts réalistes.”

D’autres estiment que la France n’est pas la plus expo­sée aux effets du chan­ge­ment cli­ma­tique – en effet à l’échelle mon­diale les pays les plus émet­teurs, dont nous fai­sons par­tie, ont une situa­tion géo­gra­phique qui les expose moins que les pays du Sud. Nous serons cepen­dant suf­fi­sam­ment expo­sés pour qu’une action soit néces­saire : cette expo­si­tion sera directe en rai­son des effets à long terme et indi­recte en rai­son des ten­sions que géné­re­rait une situa­tion dans laquelle un grand nombre de pays pauvres subissent les effets du main­tien d’un mode de vie de pays plus riches mais moins expo­sés. À l’échelle mon­diale, il ne fait aucun doute qu’une action est néces­saire et qu’elle ne peut avoir lieu que si cha­cun y prend sa juste part – à com­men­cer par les pays qui ont le plus contri­bué au stock de carbone.

Schéma 2 : Part de quelques pays dans le flux des émissions nettes (y compris importées) et dans le stock des émissions brutes de gaz à effet de serre. Source : The Global Carbon Budget 2022 (http://www.globalcarbonproject.org/carbonbudget)
Sché­ma 2 : Part de quelques pays dans le flux des émis­sions nettes (y com­pris impor­tées) et dans le stock des émis­sions brutes de gaz à effet de serre.
Source : The Glo­bal Car­bon Bud­get 2022 (http://www.globalcarbonproject.org/carbonbudget)

Nous pouvons agir ! 

Mais l’enjeu de ce deuxième défi, c’est avant tout de convaincre qu’une action est pos­sible au prix d’efforts réa­listes. À cet égard, les catas­tro­phistes – exa­gé­rant lar­ge­ment les risques cli­ma­tiques et les chan­ge­ments de vie néces­saires pour les évi­ter – auront un effet contre-pro­duc­tif : la plu­part de nos conci­toyens pré­fèrent igno­rer les risques que nous consi­dé­rons impos­sibles à maî­tri­ser en pra­tique. Ins­tru­men­ta­li­ser le chan­ge­ment cli­ma­tique pour impo­ser un mode de vie géné­re­ra un rejet simi­laire. Une sau­cisse ou un kilo­mètre en taxi génèrent à peu près autant de CO2 : ceux qui consomment les seconds mais pas les pre­mières devraient évi­ter de cri­ti­quer le choix inverse au nom de la cause climatique.

Schéma 3 : Vulnérabilité au dérèglement climatique et émissions de CO2 par pays. Source : « Les économies émergentes face au dérèglement climatique », Trésor-Eco, juin 2023.
Sché­ma 3 : Vul­né­ra­bi­li­té au dérè­gle­ment cli­ma­tique et émis­sions de CO2 par pays.
Source : « Les éco­no­mies émer­gentes face au dérè­gle­ment cli­ma­tique », Tré­sor-Eco, juin 2023.

Des données qui permettent de définir des politiques efficaces

Les Fran­çais émettent actuel­le­ment 9 tonnes d’équivalent CO2 par per­sonne et par an, en incluant les émis­sions induites par nos impor­ta­tions. Ces émis­sions ont bais­sé de 23 % depuis trente ans, mais elles devraient encore bais­ser de 22 % en moins de dix ans pour tenir nos enga­ge­ments à 2030 et de 75 % pour atteindre des émis­sions nettes nulles en 2050. À cet hori­zon, notre bud­get car­bone annuel sera de 1,1 tonne d’équivalent CO2 par habi­tant. Cet objec­tif nous impo­se­ra des chan­ge­ments majeurs : une tonne, cela cor­res­pond à trois allers en avion pour le Qatar, 4 000 km en voi­ture ther­mique ou la construc­tion d’un mètre car­ré de logement.

Une ali­men­ta­tion végé­ta­rienne consomme à elle seule le tiers de ce futur bud­get car­bone : quels que soient les efforts indi­vi­duels pour évi­ter la viande ou les embal­lages inutiles, des évo­lu­tions impor­tantes seront néces­saires dans la façon de pro­duire, de trans­for­mer et de trans­por­ter nos ali­ments, si nous vou­lons avoir une chance de tenir les objec­tifs à 2050.

À titre d’ordre de gran­deur, sur la base d’une valeur CO2 de 250 € la tonne, cette réduc­tion d’émissions repré­sente un effort d’environ 2 000 € par per­sonne et par an, soit envi­ron 5 % de la consom­ma­tion des ménages fran­çais à l’horizon 2050 : c’est signi­fi­ca­tif, sans être impos­sible. En revanche, cette cible ne sera attei­gnable que si les poli­tiques publiques sont dou­ble­ment effi­caces : au stade des cibles, ne rete­nir que les mesures offrant le coût par tonne de CO2 évi­té le plus bas et, au stade de la mise en œuvre, assu­rer qu’elle per­mette effec­ti­ve­ment d’obtenir les résul­tats atten­dus « en théorie ».

Le risque de l’insignifiance

Le pre­mier risque est donc le risque de l’insignifiance – pré­fé­rer une mul­ti­tude de petits pas à quelques grandes enjam­bées, tout en pen­sant appor­ter une contri­bu­tion suf­fi­sante au défi cli­ma­tique. C’est d’autant plus ten­tant qu’une « coa­li­tion du green­wa­shing » se met en place pour nous confor­ter dans l’idée qu’il vaut mieux éteindre sa box inter­net (quelques kilos de CO2) plu­tôt que revoir ses des­ti­na­tions de vacances (quelques tonnes), inves­tir « vert » dans des pro­duits aux frais de ges­tion dis­pen­dieux plu­tôt que finan­cer des tra­vaux à son domi­cile, ou pro­mou­voir le finan­ce­ment de chi­mères tech­no­lo­giques au détri­ment de solu­tions éprou­vées et de voies scien­ti­fiques pro­met­teuses. Par exemple, rem­pla­cer des cen­trales élec­triques au char­bon par un réac­teur nucléaire per­met de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre autant qu’arrêter tout tra­fic rou­tier en Île-de-France. 

L’efficacité des actions engagées

Le deuxième risque serait de négli­ger la qua­li­té de la mise en œuvre : il est vrai que le loge­ment est une source impor­tante d’émissions. Mais l’étude de 60 Mil­lions de consom­ma­teurs a démon­tré la faible fia­bi­li­té des diag­nos­tics sur les­quels sont fon­dées les aides. Toute per­sonne qui a fait réa­li­ser des tra­vaux aura éga­le­ment consta­té que les aides qui accom­pagnent les tra­vaux sont lar­ge­ment absor­bées par les sur­coûts pra­ti­qués par cer­tains pres­ta­taires ou que les tra­vaux pré­co­ni­sés ne répondent à aucune logique éco­no­mique, mais plus à l’application méca­nique d’une liste de tra­vaux pos­sibles, sans prise en compte du gain pou­vant en être atten­du. Dans d’autres cas, la pose de pompes à cha­leur est pré­sen­tée comme un moyen de cli­ma­ti­ser – l’impact des aides de l’État sera donc for­te­ment amor­ti par la hausse de consom­ma­tion en été. 

L’évaluation des politiques publiques

En théo­rie, les études d’impact qui accom­pagnent chaque loi devraient don­ner une vision claire du coût par tonne de CO2 évi­té des mesures, et le pou­voir de contrôle du Par­le­ment devrait lui per­mettre de véri­fier que la mise en œuvre est conforme. Actuel­le­ment les études d’impact sont sou­vent plus des exer­cices juri­diques que des exer­cices éco­no­miques et le contrôle par le Par­le­ment n’a pas dans notre pays la place qu’il peut avoir ailleurs. Sans évo­lu­tion sur ces ques­tions, il est pro­bable que le coût du chan­ge­ment cli­ma­tique dépas­se­ra les moyens que les Fran­çais sont prêts à y consa­crer. La ques­tion de la clar­té de l’information sur l’efficacité des poli­tiques publiques peut donc sem­bler tech­nique, mais elle est essentielle. 

L’utilisation des données pour réduire les émissions

Le poten­tiel pour réduire l’impact car­bone du sec­teur du numé­rique est consi­dé­rable, mais le poten­tiel du numé­rique pour réduire nos émis­sions l’est encore davan­tage. Ain­si, la 5G apporte par rap­port à la 4G le même fac­teur d’amélioration que les LED ont appor­té par rap­port aux ampoules à incan­des­cence. Le refroi­dis­se­ment des data cen­ters, qui consomme un tiers de leur éner­gie, peut encore être opti­mi­sé notam­ment grâce à la cogé­né­ra­tion. Le fonc­tion­ne­ment et l’architecture des pro­grammes infor­ma­tiques ont été struc­tu­rés dans un monde dans lequel le coût de l’énergie était négli­geable et le temps de pro­gram­ma­tion une res­source rare. 

Dans un monde où, au contraire, le car­bone a un coût et où l’intelligence arti­fi­cielle géné­ra­tive per­met de réduire le coût de pro­gram­ma­tion, on sau­ra consa­crer plus d’attention à réduire la consom­ma­tion des pro­grammes. Actuel­le­ment, les navi­ga­teurs inter­net ont déjà été opti­mi­sés pour évi­ter de char­ger plu­sieurs fois la même image et les pro­ces­seurs dis­posent de modes de consom­ma­tion réduite acti­vés lorsque leurs capa­ci­tés sont moins sol­li­ci­tées. Plus le coût du car­bone sera éle­vé, plus les déve­lop­peurs seront pous­sés à pas­ser du temps sur ce type d’optimisation. Il en va de même pour l’architecture d’internet, qui n’a pas été conçue pour opti­mi­ser la consom­ma­tion d’énergie. Dans le même temps, les data cen­ters conti­nue­ront à se tour­ner vers des éner­gies de plus en plus décar­bo­nées – ce qui ouvre de réelles chances pour la France dans ce secteur. 

La « virtualisation », source de réduction des émissions

Mais le besoin de « ver­dir » le numé­rique ne doit pas cacher le véri­table sujet : réduire les émis­sions grâce à la vir­tua­li­sa­tion, c’est-à-dire rem­pla­cer une acti­vi­té phy­sique (ren­con­trer une per­sonne ou mani­pu­ler un objet) par une acti­vi­té vir­tuelle. Ain­si une vidéo-confé­rence d’une heure entre Paris et San Fran­cis­co émet moins de 500 grammes de CO2, soit dix mille fois moins que le vol en classe affaires néces­saire pour un ren­dez-vous en per­sonne. Il en va de même pour la réduc­tion du papier, le rem­pla­ce­ment d’équipements par une mise à jour logi­cielle, la main­te­nance pré­ven­tive (qui per­met de répa­rer une machine avant qu’elle ne tombe en panne et de pla­ni­fier de façon plus effi­cace son arrêt) ou le pilo­tage opti­mal (par exemple, adap­ter la puis­sance d’un moteur élec­trique en fonc­tion de la charge au lieu d’utiliser en per­ma­nence la puis­sance requise par les charges les plus fortes possibles). 

Plus géné­ra­le­ment, comme pour toute tran­si­tion majeure, il faut se gar­der d’une vision trop sta­tique selon laquelle le pro­blème de la réduc­tion des gaz à effet de serre se résou­dra uni­que­ment avec les solu­tions actuel­le­ment connues. Comme le détaillait le rap­port Tran­si­tion par l’Innovation publié à l’occasion de la COP 21 mais res­té lar­ge­ment d’actualité, l’enjeu est aus­si de décou­vrir puis de déve­lop­per les « inno­va­tions vertes abor­dables », c’est-à-dire les solu­tions capables de réduire nos émis­sions à un coût par tonne de CO2 évi­té raisonnable. 

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