L’histoire des industries mécaniques

Dossier : MécaniqueMagazine N°574 Avril 2002
Par Philippe RAULIN (64)

Les industries mécaniques et l’Histoire

Les industries mécaniques et l’Histoire

Pour illus­tr­er cette inter­ac­tion pro­fonde entre l’his­toire en général et celle des indus­tries mécaniques, nous pren­drons l’ex­em­ple des usines du Creusot qui, au cours de leurs deux siè­cles d’his­toire, ont pris quelques grandes options qui ont été dic­tées par une per­cep­tion anticipée des grandes évo­lu­tions (influ­ence de l’his­toire sur l’in­dus­trie) et qui à leur tour ont per­mis aux gou­ver­nants de faire cer­tains choix économiques ou poli­tiques (influ­ence de l’in­dus­trie sur l’his­toire). Cette sit­u­a­tion n’est bien sûr pas spé­ci­fique du Creusot, mais celui-ci en con­stitue une illus­tra­tion par­ti­c­ulière­ment éclatante.

Au cours de ses deux siè­cles d’his­toire indus­trielle, Le Creusot s’est par­ti­c­ulière­ment con­sacré à trois grands secteurs d’ac­tiv­ité : les arts mil­i­taires, les chemins de fer et l’énergie.

La fonderie royale, créée en 1782, a eu pour pre­mière voca­tion la créa­tion de ” hauts fourneaux et autres usines à la manière anglaise ” pour le ser­vice de la marine. Les guer­res de la Révo­lu­tion et de l’Em­pire en ont fait un étab­lisse­ment de défense nationale jusqu’en 1815. C’est d’ailleurs le Comité de Salut pub­lic qui réqui­si­tionne, en 1794, Le Creusot au ser­vice de la ” Patrie en danger “.

De 1815 à 1870, l’ar­tillerie dis­paraît pra­tique­ment des fab­ri­ca­tions, et c’est à par­tir de 1837, un an après le rachat des usines par les frères Schnei­der, que com­mence l’aven­ture des chemins de fer, à une époque où les Anglais sont les maîtres encore incon­testés du marché européen. Dès 1838, la pre­mière loco­mo­tive à vapeur française sort des ate­liers du Creusot. Deux ans plus tard, c’est la pre­mière livrai­son à l’ex­por­ta­tion, et en 1865, les respon­s­ables poli­tiques de France et d’An­gleterre appren­nent avec stupé­fac­tion qu’une com­pag­nie anglaise vient de pass­er com­mande au Creusot de quinze locomotives.

En 1870, à l’ou­ver­ture des hos­til­ités, c’est de nou­veau au Creusot que la France fait appel : l’u­sine va livr­er, en cinq mois, deux cent cinquante bouch­es à feu.

Les travaux de recherche et d’équipement menés de façon con­tin­ue à par­tir de cette date per­me­t­tent au Creusot de fab­ri­quer toutes les var­iétés de matériel (depuis le canon de cam­pagne de 100 kg jusqu’aux canons de bord et de côte des plus gros cal­i­bres) et de faire jeu égal à l’ex­por­ta­tion avec Krupp en Alle­magne et Arm­strong en Angleterre.

En 1914, le gou­verne­ment français demande au Creusot d’as­sur­er la coor­di­na­tion de l’ensem­ble des indus­tries d’armement.

Sans ralen­tir cet effort, Le Creusot se préoc­cupe de pré­par­er le retour à des pro­duc­tions à voca­tion civile.

Ce sera bien sûr la pour­suite des activ­ités fer­rovi­aires (l’u­sine ” sor­ti­ra ” 28 loco­mo­tives en sep­tem­bre et en octo­bre 1921, 31 en mars 1922…) mais aus­si le développe­ment de fab­ri­ca­tions dans le domaine de l’én­ergie : tur­bines à vapeur, tur­bines hydrauliques et tous appareils de mécanique générale pour la pro­duc­tion d’én­ergie élec­trique. L’ac­tiv­ité dans ce domaine se pour­suiv­ra après la Sec­onde Guerre mon­di­ale avec, dès 1957, l’en­trée dans l’in­dus­trie nucléaire, et la créa­tion, en 1958, de Framatome.

Ce rac­cour­ci, qui ferait sans doute ” bondir ” un his­to­rien de méti­er, mon­tre bien com­ment l’in­dus­trie, et sin­gulière­ment l’in­dus­trie mécanique, tout en sachant tir­er par­ti des sit­u­a­tions économiques et inter­na­tionales, a su aus­si don­ner aux gou­verne­ments les moyens de leur poli­tique, notam­ment en con­tribuant de façon plus qu’im­por­tante à l’indépen­dance nationale. Puisse-t-elle con­tin­uer à jouer ce rôle au niveau qui est le seul per­ti­nent aujour­d’hui, le niveau européen !

L’histoire des industries mécaniques

Ce n’est que rel­a­tive­ment récem­ment que l’on a accordé à l’his­toire et au pat­ri­moine indus­triels l’in­térêt qu’ils méri­tent. La prise de con­science de l’im­por­tance qu’a eue, et qu’a encore aujour­d’hui, l’in­dus­trie (et tout par­ti­c­ulière­ment l’in­dus­trie mécanique puisqu’elle est une com­posante plus ou moins impor­tante mais tou­jours présente de toutes les autres) dans le développe­ment de nos sociétés fait que l’on se préoc­cupe enfin de garder et de met­tre en valeur les traces de notre passé indus­triel, comme on le fait de façon non dis­cutée, et depuis beau­coup plus longtemps, pour ce qui touche par exem­ple à l’art ou à la littérature.

On peut seule­ment regret­ter (tout en appré­ciant à sa juste valeur la richesse de cer­taines col­lec­tions comme celles du Con­ser­va­toire nation­al des arts et métiers) que cette prise de con­science tar­dive ait entraîné la dis­pari­tion de chefs-d’œu­vre de l’imag­i­na­tion et du savoir-faire humain qui n’avaient comme défaut que d’être ” utilitaires “.

L’his­toire des indus­tries mécaniques, c’est bien sûr l’his­toire des tech­niques et des tech­nolo­gies, mais c’est aus­si l’his­toire admin­is­tra­tive, sociale, finan­cière des entre­pris­es de mécanique, l’his­toire de leurs créa­teurs, l’é­tude des raisons de leur nais­sance dans telle région plutôt que telle autre, etc., tous aspects qui s’in­scrivent de façon très étroite dans l’his­toire de notre civilisation.

Il y a un autre intérêt à la con­ser­va­tion de l’his­toire des entre­pris­es, pour les entre­pris­es elles-mêmes. En effet, à une époque où les struc­tures indus­trielles sont en per­pétuelle muta­tion, où le périmètre des groupes évolue sans cesse, la con­nais­sance par les salariés de l’his­toire de leur entre­prise est un fac­teur essen­tiel de la con­sti­tu­tion du néces­saire sen­ti­ment d’appartenance.

Plusieurs ouvrages con­sacrés à l’his­toire de grandes entre­pris­es (Alsthom, Fram­atome, Jeu­mont, Schnei­der, Sulz­er…) ont d’ailleurs été pub­liés ces dernières années.

Ces ini­tia­tives ponctuelles ne peu­vent cepen­dant pas rem­plac­er une ges­tion organ­isée et pro­fes­sion­nelle des archives sous toutes leurs formes, doc­u­ments écrits bien sûr, mais aus­si pho­tos, plans, maque­ttes, out­ils, etc. C’est la voca­tion que s’est don­née l’A­cadémie François Bourdon.

L’Académie François Bourdon

Qui était François Bourdon ?

Né à Seurre en 1797, il réor­gan­ise Le Creusot de Man­by et Wil­son1 de 1827 à 1833 avant de faire un séjour aux États-Unis.

Appelé par les frères Schnei­der dès leur arrivée au Creusot, il est à l’o­rig­ine de nom­breuses inven­tions, et notam­ment celle du marteau-pilon à vapeur de 100 tonnes dont la répu­ta­tion fera le tour du monde (mais atten­tion, le manomètre métallique, ce n’est pas lui !).

Des ten­sions apparues avec la famille Schnei­der provo­queront son départ en 1852. Il ter­min­era sa car­rière à Mar­seille, où il décédera en 1865.

Qu’est-ce que l’Académie François Bourdon (AFB) ?

Au moment de la liq­ui­da­tion de Creusot-Loire en décem­bre 1984, un cer­tain nom­bre de cadres du Creusot se sont mobil­isés autour d’une idée : sauver le pat­ri­moine archivis­tique du groupe et faire con­naître l’en­tre­prise sous tous ses aspects. De là l’idée de la créa­tion de l’A­cadémie François Bour­don (Jour­nal Offi­ciel du 25 juin 1985). Durant trois années, les mem­bres de l’as­so­ci­a­tion (tous bénév­oles) dressent un pre­mier inven­taire des archives con­servées par le groupe. Ce tra­vail met claire­ment en lumière le car­ac­tère his­torique des archives de Creusot-Loire.

L’AFB obtient alors de leurs pro­prié­taires le dépôt de ces archives, la promesse d’une aide tech­nique de la part du Con­seil général de Saône-et-Loire, et, un peu plus tard, la recon­nais­sance comme asso­ci­a­tion d’in­térêt général.

Au-delà, mais de façon très cohérente avec le souhait ini­tial de ses fon­da­teurs, l’A­cadémie a dévelop­pé ses activ­ités, con­for­mé­ment à ses statuts qui lui font notam­ment voca­tion de :

  • rechercher, rassem­bler, con­serv­er tous doc­u­ments, objets, maque­ttes, sou­venirs de toute nature ayant un rap­port avec l’his­toire de l’in­dus­trie française,
  • val­oris­er ces doc­u­ments, notam­ment par le classe­ment, l’é­tude, la recherche, les expositions.


C’est ain­si qu’au cours des deux dernières années l’A­cadémie s’est notam­ment vu con­fi­er en dépôt les archives his­toriques du siège de Schnei­der (qui avaient d’abord trou­vé refuge aux Archives de France) et les archives de l’UIMM (Union des indus­tries métal­lurgiques et minières).

Espérons que d’autres entre­pris­es mécani­ci­ennes, grandes ou petites, trou­veront le chemin de l’A­cadémie2 et apporteront ain­si leur con­tri­bu­tion au tra­vail de mémoire ain­si engagé. 

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1 - La société anglaise Man­by et Wil­son a pris le con­trôle du Creusot en 1826.
2 — Académie François Bour­don, Cour du Manège, Château de la Ver­rerie, B.P. 31, 71201 Le Creusot Cedex. Inter­net : www.afbourdon.com

Philippe RAULIN a été pen­dant dix ans, de 1983 à 1993, respon­s­able de plusieurs unités de mécanique des groupes Creusot-Loire et Fram­atome, et notam­ment directeur des usines de mécanique du Creusot de 1984 à 1987.

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