Mécanique et accidentologie

Dossier : MécaniqueMagazine N°574 Avril 2002
Par André KLENIEWSKI

Introduction

L’événe­ment ” acci­dent ” cor­re­spond au pas­sage du déroule­ment nor­mal d’une activ­ité à une rup­ture qui pro­jette dans l’inconnu.

Notons que les événe­ments asso­ciés à un acci­dent sont nom­breux et leur influ­ence sur la grav­ité de l’ac­ci­dent par­fois si impor­tante qu’il est abusif de se lim­iter à l’i­den­ti­fi­ca­tion d’une seule cause. Chaque élé­ment de la chaîne causale doit être envis­agé dans sa rela­tion avec les autres.

Pour com­pren­dre un acci­dent, il faut éviter de réduire le sys­tème à l’une de ses com­posantes. La meilleure méth­ode pour s’en con­va­in­cre con­siste à analyser l’ac­ci­dent. La com­préhen­sion des acci­dents exige de faire table rase des idées pré­conçues et d’ac­cepter l’ob­ser­va­tion de la réal­ité comme démarche initiale.

Donc, l’ob­jet de l’ac­ci­den­tolo­gie est la com­préhen­sion du mécan­isme de l’ac­ci­dent afin de don­ner leur juste poids aux dif­férents fac­teurs de risque.

Unique­ment un tra­vail minu­tieux de col­lecte de l’in­for­ma­tion et l’analyse des pièces impliquées dans l’ac­ci­dent permettent :

  • d’é­val­uer l’im­por­tance des fac­teurs de risque,
  • d’analyser les actions pos­si­bles en fonc­tion de leur fais­abil­ité, de leur accept­abil­ité, de leur coût économique et de leur efficacité.


Dans ce sens, l’ex­per­tise judi­ci­aire est une bonne approche de l’ac­ci­dent, elle doit déter­min­er les caus­es et orig­ines de l’ac­ci­dent tout en respec­tant le car­ac­tère con­tra­dic­toire des opéra­tions d’ex­per­tise, ce qui garan­tit une objec­tiv­ité pour établir la man­i­fes­ta­tion de la vérité.

À la suite de l’ac­ci­dent routi­er d’un proche en 1975, je me suis intéressé à l’ac­ci­den­tolo­gie, d’abord dans le domaine routi­er et ensuite dans le domaine des acci­dents et notam­ment dans celui des trans­ports guidés et des indus­tries mécaniques.

En 1998, j’ai fondé le CEFRAC (Cen­tre français d’ac­ci­den­tolo­gie) con­sacré à l’é­tude des acci­dents en essayant d’ex­ploiter mon expéri­ence d’ex­pert tech­nique et judi­ci­aire et celle de lab­o­ra­toires de recherche (enjeux traités 1999–2001, 2,74 mil­liards d’euros).

Mécan­isme de l’accident​
Graphique représentant le mécanisme de l'accident

Méthodologie de l’analyse

Suc­cincte­ment rap­pelons la méthodolo­gie de l’ac­ci­den­tolo­gie et notam­ment les points impor­tants de com­préhen­sion, les mesures con­ser­va­toires, la méth­ode des arbres des causes.

Points essentiels de compréhension

La com­préhen­sion de l’ac­ci­dent et sa préven­tion passent par les points suivants :

  • un acci­dent est le pro­duit d’une rela­tion défectueuse entre un être humain, un out­il de trans­port et un environnement ;
  • l’i­den­ti­fi­ca­tion des fac­teurs de risque repose sur l’ac­ci­den­tolo­gie. C’est une étude des acci­dents réels qui per­met d’i­den­ti­fi­er ces fac­teurs et de quan­ti­fi­er leur rôle. On peut ain­si pré­cis­er la mod­i­fi­ca­tion pro­duite par la vari­a­tion d’un fac­teur mesurable quan­ti­ta­tive­ment ou la présence d’un fac­teur qual­i­tatif, par exem­ple la redon­dance de sécurité ;
  • l’ex­pert est une per­son­ne qui a réduit les risques de se tromper en don­nant son avis sur un sujet qui lui est fam­i­li­er parce qu’il est con­fron­té régulière­ment à des ques­tions con­crètes et qu’il a une méth­ode pour obtenir les répons­es. Celles-ci ne sont pas le pro­duit de l’imag­i­na­tion ou de son bon sens, mais celui de l’ob­ser­va­tion rigoureuse de la réal­ité par des struc­tures de recherche spé­cial­isées et lab­o­ra­toires ain­si que des mesures de préven­tion expéri­men­tées dans le monde entier ;
  • la disponi­bil­ité des con­nais­sances n’est pas suff­isante pour trans­former la sit­u­a­tion et installer la sécu­rité, ni au niveau d’une per­son­ne ni au niveau d’un pays. Une société nav­igue entre ses insuff­i­sances et ses excès, en fonc­tion de ses intérêts et de son savoir-faire ;
  • il ne faut pas associ­er de façon sim­pliste la notion de cause prin­ci­pale au remède qui est capa­ble de réduire le risque le plus effi­cace­ment et pour le moin­dre coût. Sou­vent plusieurs solu­tions sont pos­si­bles afin de réduire un fac­teur de risque. Dans ce cas, il faut tenir compte de sa facil­ité de mise en œuvre et de son accept­abil­ité. Il faut égale­ment être capa­ble d’i­den­ti­fi­er celui qui a la plus forte effi­cac­ité pour le plus faible coût. Par exem­ple, la sup­pres­sion totale des pas­sages à niveau cor­re­spond à un coût glob­al de 25 mil­liards de francs et ne peut se faire qu’à long terme.

Mesures conservatoires

Lors de l’analyse d’un acci­dent, il est très impor­tant de se ren­dre immé­di­ate­ment sur les lieux afin de faire les con­stata­tions à chaud, ce qui mal­heureuse­ment n’est pas tou­jours le cas.

En tout état de cause, il est néces­saire de pren­dre cer­taines dispositions.

1) Il est très impor­tant de laiss­er intactes les pièces mécaniques endom­magées et les pro­téger immé­di­ate­ment in situ. Ain­si pour un acci­dent mor­tel dû à un déflecteur dans une mine de char­bon, j’ai ren­con­tré de sérieuses dif­fi­cultés, en rai­son du manque de pro­tec­tion con­tre les pous­sières des cir­cuits hydrauliques par des bouchons.

Notons que les démarch­es à suiv­re lors d’une pre­mière approche d’une pièce acci­den­tée sont les suivantes :

  • pren­dre con­nais­sance du sujet,
  • situer la pièce dans son environnement,
  • décrire le milieu dans lequel évolue l’ensem­ble du montage,
  • faire des obser­va­tions visuelles en évi­tant de touch­er, si pos­si­ble, les par­ties endom­magées (dans le cas con­traire pren­dre des gants),
  • ne pas grat­ter ou essuy­er sans être sûr de ne pas engen­dr­er de dom­mages pou­vant induire en erreur,
  • une fois le prob­lème situé, faire un plan d’in­ves­ti­ga­tion en obser­vant une démarche ordon­née et ori­en­tée (en évi­tant l’irréparable).
     
L’ar­bre des causes
L'arbre des causes d'un accident
L’analyse de​cet acci­dent a per­mis de con­stru­ire un pro­to­type d’appareil de con­trôle des ressorts avec la déf­i­ni­tion d’une force de rap­pel minimale.

2) Reportage pho­tographique exhaus­tif avec des repères et des com­men­taires. Il est néces­saire de con­sign­er la sit­u­a­tion de l’ac­ci­dent sous forme de pho­togra­phies détail­lées, de préférence numériques.

Pour les acci­dents cor­porels et mor­tels, il faut dis­pos­er du rap­port de la police ou de la gendarmerie.

3) Étab­lisse­ment d’un plan des lieux à l’échelle avec la sit­u­a­tion des posi­tions immé­di­ate­ment après l’ac­ci­dent (posi­tion de la vic­time, posi­tion des pièces, relevé des traces de freinage).

4) Analyse des élé­ments spé­ci­fiques d’in­for­ma­tion tels que boîtes noires (avions), boîtes d’en­reg­istrement (TGV ou Pen­dolino), dis­ques d’en­reg­istrement (camions), etc.

Il faut dis­pos­er d’un logi­ciel de lec­ture, des orig­in­aux des ban­des graphiques ou dis­ques d’en­reg­istrement automa­tique des paramètres de déplace­ment. De plus, pour les trans­ports sur rail, il fau­dra dis­pos­er d’un plan de signalisation.

5) Le rap­port interne de l’en­tre­prise ou le rap­port du CHSCT (Comité d’hy­giène de sécu­rité et des con­di­tions de tra­vail), out­il pré­cieux pour l’analyse de l’ac­ci­dent et des moyens de prévention.

Cette liste non exhaus­tive devra être com­plétée cas par cas.

L’arbre des causes

Analyse d'un échauffement de boîte d'essieu
Échauf­fe­ment de la boîte d’essieu avec rup­ture et déraille­ment du train. À l’origine un phénomène de rup­ture de la cage de roule­ment à rouleau. © EXA

L’u­til­i­sa­tion de l’ar­bre des caus­es est une méth­ode de tra­vail par­ti­c­ulière­ment adap­tée lorsque leur nom­bre est impor­tant ou lorsqu’elles sont com­plex­es. Il per­met d’affin­er la com­préhen­sion de l’événe­ment pour déter­min­er des solu­tions per­ti­nentes aux prob­lèmes soulevés. Util­isé à bon escient, l’ar­bre des caus­es sera un allié pré­cieux et efficace.

Per­son­nelle­ment, dans le cadre d’EXA, j’ai mis au point plusieurs types d’ar­bres des caus­es con­tin­uelle­ment renouvelés.

Conclusion

Les indus­tries mécaniques sont des sys­tèmes com­plex­es met­tant en jeu des hommes, des instal­la­tions et du matériel, des procé­dures dans un envi­ron­nement par­ti­c­uli­er ; ces élé­ments sont en étroite interaction.

L’ac­ci­den­tolo­gie, sci­ence rel­a­tive­ment récente, est un out­il pré­cieux dans l’analyse des caus­es et orig­ines des acci­dents et la recherche des moyens de prévention.

Après avoir analysé quelques cas d’ac­ci­dents, nous rap­pellerons les trois principes de prévention :

1) justification,
2) optimisation,
3) réduc­tion du risque avec des niveaux d’action :
— tech­nique : prévention ;
— de l’homme et de la poli­tique : pré­cau­tion avec un risque résidu­el accept­able, c’est-à-dire une prob­a­bil­ité de 10-7 accep­tée dans le nucléaire.

Une bonne con­nais­sance des faits et une analyse fine, tant sur le plan humain que sur le plan tech­nique, per­me­t­tent de com­pren­dre leur orig­ine et les proces­sus mis en œuvre afin d’en déduire les actions à men­er pour éviter qu’ils ne se reproduisent.

C’est le con­cept du retour d’expérience.

Pour obtenir une vision com­plète des caus­es dans l’analyse des dys­fonc­tion­nements, des erreurs et des précurseurs (événe­ment sécu­rité ayant une influ­ence poten­tielle pos­i­tive ou néga­tive sur la sécu­rité), il faut sépar­er net­te­ment la recherche des caus­es et celle des respon­s­abil­ités. L’événe­ment doit être observé avec recul, méth­ode et impartialité.

Les événe­ments du 11 sep­tem­bre 2001 ont très forte­ment influ­encé la nou­velle poli­tique des assur­ances dont le chiffre mon­di­al atteint 2 164 mil­liards de dol­lars dont 900 mil­liards pour dom­mages et ouvrages et 1 300 mil­liards pour l’as­sur­ance vie.

Les assur­ances prévoient :

  • d’a­ban­don­ner les risques d’en­tre­pris­es com­mer­ciales et industrielles,
  • de deman­der une aide au pou­voir pub­lic (c’est le cas pour le World Trade Cen­ter),
  • créer des sociétés spé­cial­isées pour les risques industriels.


Dans cette sit­u­a­tion, l’ac­ci­den­tolo­gie con­stitue une nou­velle approche au ser­vice des indus­triels pour mieux cern­er les caus­es et orig­ines des acci­dents et définir les moyens de préven­tion les plus efficaces. 

Exem­ples de cas d’é­tudes et d’ap­pli­ca­tion de la méthode
Indus­trie concernée Cause de l’​accident Con­séquences corporelles Con­séquences au niveau des pertes
1993
• Matériel roulant ferroviaire.
• Rup­ture d’un essieu dans un wag­on-citerne trans­portant de l’essence SP 98.
• Échauf­fe­ment de la boîte d’essieu avec rup­ture et déraille­ment du train (cf. photo). • Blessés légers.
• Une cen­taine de sinistrés
• Destruc­tion de la voie fer­rée et du matériel roulant.
• Incendie de 20 maisons.
• Incendie de la sta­tion de pom­page des eaux du Rhône.
• Destruc­tion du réseau d’assainissement.
• Pol­lu­tion du sol et des eaux.
• Coût > 50 MF.
1994
• Acces­soires auto­mo­biles (fab­riqués aux Pays-Bas).
• Rup­ture d’une attache de remorque, défauts du matéri­au et de conception • Deux per­son­nes tuées. • Qua­tre voitures détru­ites dont une M10 Jaguar (voiture de collection
1996
• Chau­dron­ner­ie industrielle
• Cor­ro­sion per­forante d’un con­denseur à effet rapi­de (CER) de l’acide nitrique due à un défaut de recou­vre­ment par le titane d’une plaque tubu­laire en aci­er doux. • Risques évités. • Légers dégâts dus à la fuite de l’acide nitrique et destruc­tion du condenseur
1997
• Matériel de for­age (fab­riqué en Italie
• Rup­ture des pièces et défor­ma­tion du vérin.
• Erreur de conception
• Risques évités. • Coût d’envoi des pièces neuves en Nou­velle-Calé­donie pour répa­ra­tion sur place
1998
• Matériel de trans­port urbain tramway (fab­riqué en Italie).
• Panne élec­trique due à un défaut de câblage • Une dizaine de per­son­nes blessées légèrement. • Destruc­tion par­tielle de deux rames.
1998
• Flam­bage d’un silo d’alimentation en pierre cal­caire d’un four à chaux.
• Défaut de cal­cul de con­trainte de voile­ment et effet de voûte. • Acci­dent impor­tant a été évité (chute du silo sur la chaufferie). • Dégâts matériels.
1999 • Mécan­isme de fer­me­ture de porte d’une voiture de train de voyageurs. • Rup­ture d’un ressort de fer­me­ture de porte d’une voiture (cf. arbre des causes). • Chute d’un enfant d’une voiture à 140 km/h.
2000
• Indus­trie des machines d’impression (fab­riquées au Royaume-Uni).
• Rup­ture du disque de guidage en caoutchouc.
• Défaut de conception.
• Mort d’un homme. • Dégâts matériels limités.
2000
• Col­li­sion TER – voiture sur un pas­sage à niveau.
• Défaut de maîtrise (cf. mécan­isme de l’accident). • Mort d’une per­son­ne et plusieurs blessés. • Destruc­tion de la motrice du train, de la voiture et du mécan­isme du PN.

EXA est l’In­sti­tut inter­na­tion­al d’ex­per­tise tech­nique et d’ar­bi­trage situé dans les bâti­ments de l’In­sti­tut supérieur des matéri­aux et de la con­struc­tion mécanique (3, rue Fer­nand Hain­aut, 93400 Saint-Ouen — Tél. : 01.49.21.10.30 — Fax : 01.49.21.10.38).

Bib­li­ogra­phie

  • Acci­den­tolo­gie INRETS – Texte de référence sécu­rité routière (pages 1 à 13 et A à C).
  • Cin­dyniques 1997 : la vio­lence est-elle un accident ?
  • Vade-mecum qual­ité sécu­rité : ouvrage col­lec­tif (AQS).
  • SNCF classeur retour d’expérience.
  • Élé­ments fon­da­men­taux des Cin­dyniques. Éd. 1995.
  • La Let­tre des Cin­dyniques. Juin 2000.
  • Cin­dyniques et l’expertise. Con­grès organ­isé par la Com­pag­nie des ingénieurs experts près la cour d’appel de Paris à Orléans, 11 et 12 octo­bre 2001.

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