Avion de transport militaire A400M

L’Europe de la défense : une vision globale… et contrastée !

Dossier : ExpressionsMagazine N°726 Juin/Juillet 2017
Par Daniel REYDELLET (64)

Si l’Eu­rope de la Défense existe sur le papi­er (traité de Lis­bonne), elle peine à pren­dre con­sis­tance. L’Eu­rope n’assure pas la sécu­rité des pays de l’U­nion : cette respon­s­abil­ité reste du ressort de chaque nation. Si des struc­tures com­men­cent à exis­ter, l’UE ne pos­sède donc pas les attrib­uts d’une véri­ta­ble puis­sance et la mise en œuvre d’une poli­tique glob­ale com­mune n’est pas envis­age­able avant longtemps. 

En matière de Défense, l’Union européenne est un par­fait exem­ple du proverbe tex­an : « Moins il y a de bétail, plus le cha­peau est grand ! » (traduisez : plus le con­tenu est faible, plus l’enveloppe est imposante !). 

“ En dernier ressort, c’est l’Otan qui reste l’ultime recours ”

On en voudra pour exem­ple ce mag­nifique moment de prose brux­el­loise : « La Poli­tique de sécu­rité et de défense com­mune (PSDC, anci­en­nement Poli­tique européenne de sécu­rité et de défense, PESD) donne à l’Union européenne la pos­si­bil­ité d’utiliser des moyens mil­i­taires ou civils des­tinés à la préven­tion des con­flits et à la ges­tion des crises inter­na­tionales. Elle fait par­tie inté­grante de la Poli­tique étrangère et de sécu­rité com­mune (PESC). »

UNE DÉFENSE EN TROMPE‑L’ŒIL

En théorie, le traité de Lis­bonne (TFUE) définit les objec­tifs et les modal­ités d’une poli­tique com­mune, mais dans la pra­tique, l’Union européenne n’assure pas la sécu­rité des pays qui la com­posent : cette respon­s­abil­ité reste du ressort de chaque pays. 

LA COMMISSION ET SA DIRECTIVE SUR LES ACHATS DE DÉFENSE

La directive sur les achats de Défense d’août 2009 (publiée sur proposition de la France) est très partiellement appliquée par les États, et exclut les opérations de R & T qui peuvent rester dans un cadre national. La France fait figure de bon élève dans cette assemblée de cancres !

Par ailleurs, beau­coup de ces pays (notam­ment les pays de l’ex-pacte de Varso­vie) con­sid­èrent qu’en dernier ressort c’est l’Otan qui est l’ultime recours dans ce domaine. Il suf­fit de con­stater l’inertie de l’Union pour traiter les crises majeures. 

En con­séquence, l’UE ne pos­sède pas les attrib­uts d’une véri­ta­ble puis­sance et compte tenu de la dif­fi­culté à rap­procher les points de vue de 28 ou 27 pays en matière de défense et sécu­rité, il n’est pas raisonnable de penser que l’objectif de la déf­i­ni­tion et de la mise en œuvre effec­tive d’une poli­tique glob­ale com­mune soit envis­age­able à moyen ni même à long terme. 

ET POURTANT, DES STRUCTURES EXISTENT

Jusqu’à une date récente, à part la régle­men­ta­tion sur les achats, des­tinée en principe à créer (mais sans grand suc­cès), « le marché européen de l’armement », la Com­mis­sion européenne s’interdisait d’aborder, et même d’effleurer, le domaine de la Défense. 

Il sem­ble que ce ne soit plus le cas, puisque l’effort de R & T soutenu par le pro­gramme Hori­zon 2020 accepte des sujets à car­ac­tère dual (civ­il et militaire). 

Par ailleurs, une task force dédiée aux ques­tions de Défense a été créée. Rap­pelons aus­si que le pro­gramme spa­tial Galileo, qui vise à con­cur­rencer le sys­tème améri­cain de géolo­cal­i­sa­tion GPS, inclut des capac­ités adap­tées aux « util­i­sa­tions offi­cielles », donc notam­ment les forces de Défense. 

Il y a donc une amorce de démarche com­mune, mais très mod­este ! Comme est très mod­este le bilan de l’Agence européenne de défense (AED), créée en 2004, avec l’espoir de sus­citer un effet d’entraînement à par­tir de moyens très lim­ités (130 per­son­nes, bud­get annuel de 30 M€). 

De plus, cet organ­isme a été placé sous l’autorité du haut respon­s­able de l’Union pour les affaires étrangères et la poli­tique de sécu­rité, poste occupé de 2009 à 2014 par la Bri­tan­nique Cather­ine Ash­ton qui ne bril­lait pas par son dynamisme ! 

De même, l’État-major de l’Union européenne (EMUE), pour­tant créé depuis 2001, a eu fort peu l’occasion de jus­ti­fi­er son exis­tence (cinq opéra­tions, d’importance toute relative…). 

Il s’agit d’un État-major sans troupe : l’Eurofor, force d’action rapi­de de l’Union, créée en 1995, a été dis­soute en 2012 ; l’Eurocorps, créé en 1992 à par­tir d’une ini­tia­tive fran­co-alle­mande, ne con­cerne que six pays, et les bat­tle­groups 1500, créés au som­met d’Helsinki en décem­bre 1999 sur une idée fran­co- bri­tan­nique, ne sont guère entrés en action. 

Dans ces con­di­tions, la belle devise de l’AED, Pool­ing and Shar­ing, est tout sim­ple­ment pathétique ! 


Le plus célèbre des pro­grammes en coopéra­tion actuelle­ment con­fiés à l’OCCAR est l’avion de trans­port A 400 M. © FOTOGENIX / FOTOLIA.COM

LE THÉORÈME « DÉFOURNEAUX »

Le camarade Défourneaux (57) avait établi un théorème : selon lui, le coût de développement d’un programme en coopération était, par rapport au même programme réalisé en national, multiplié par la racine carrée du nombre de pays partenaires (n1/2).
Mais comme le coût non récurrent est partagé entre les n pays, le coût pour chaque pays est donc divisé par la racine carrée de n. Par ailleurs, des séries plus importantes permettent de baisser les coûts récurrents, sans parler naturellement des bénéfices en matière d’interopérabilité.

UNE COOPÉRATION HORS DE L’UE, VIVANTE, QUOIQUE DÉCEVANTE

« Met­tre en com­mun et partager », cette devise est pour­tant mise en œuvre en Europe, à l’échelle de quelques pays, la France faisant plutôt fig­ure de bon élève en la matière. On a vu plus haut que l’initiative fran­co-alle­mande avait per­mis en 1992 de con­stituer un embry­on de force européenne (l’Eurofor). Il en a été de même dans le cas de la coopéra­tion dans le domaine de l’armement.

“ La belle devise de l’AED, Pooling and Sharing, est tout simplement… pathétique ! ”

À par­tir de la « struc­ture com­mune » fran­co-alle­mande, des­tinée à con­duire les pro­grammes d’armement en coopéra­tion, s’est con­sti­tué en 1996 l’OCCAR (l’organisme con­joint de coopéra­tion en matière d’armement, qui rassem­ble actuelle­ment douze pays – dont la Turquie !). Le bilan de l’OCCAR est à ce jour assez impres­sion­nant, la plu­part des pro­grammes en coopéra­tion étant con­fiés à cette agence. 

Le plus célèbre actuelle­ment est l’avion de trans­port A 400 M, qui a con­nu (et con­naît mal­heureuse­ment encore) de mul­ti­ples déboires, mais pas seule­ment à cause de la com­plex­ité de la coopération. 

La coopéra­tion en matière de pro­grammes d’armement per­met de réalis­er des économies sur le développe­ment, bien qu’il soit plus com­plexe à con­duire. Les avan­tages énumérés ci-dessus pour­raient laiss­er penser que la coopéra­tion s’est imposée majoritairement. 

Il n’en est pour­tant rien : en 1996, 20 % du bud­get français en matière de pro­grammes d’armement était réal­isé en coopéra­tion. On pou­vait penser à l’époque que ce chiffre pou­vait au moins dou­bler, voire tripler en vingt ans. Il n’en a rien été : le pour­cent­age a même diminué. 

Sont en cause la défec­tion de cer­tains parte­naires his­toriques (l’Allemagne notam­ment), la con­cur­rence entre les indus­triels, le peu d’enthousiasme des mil­i­taires à har­monis­er leurs besoins, et la réti­cence des agences d’acquisition nationales à se des­saisir de leurs « bébés ». Il est facile d’attribuer à l’une ou l’autre de ces caus­es (voire à plusieurs) les échecs passés. 

LE BREXIT : MENACE SUR LA COOPÉRATION FRANCO-BRITANNIQUE ?

Aujourd’hui, par­mi les parte­nar­i­ats les plus promet­teurs, fig­ure la coopéra­tion entre la France et le Roy­aume-Uni de Grande- Bre­tagne et d’Irlande du Nord. Mais la déci­sion du Roy­aume-Uni de se retir­er de l’UE pose beau­coup de ques­tions. On peut cepen­dant faire observ­er que ladite coopéra­tion est com­plète­ment indépen­dante de l’UE, étant régie par un traité bilatéral, le traité de Lan­cast­er House, signé en 2010. 

“ Nous sommes à l’aube d’une forte restructuration de la Base industrielle et technologique de défense européenne ”

On a bien sûr vécu des hauts et des bas dans cette coopéra­tion, mais on con­state aujourd’hui la présence effec­tive de cer­tains sujets stratégiques, comme le Future Com­bat Air Sys­tem (FCAS), futur drone de com­bat, appuyé sur un parte­nar­i­at entre BAE et Das­sault, et des réal­i­sa­tions con­crètes con­cer­nant des moyens clés en matière de con­cep­tion d’armes nucléaires. 

Il est dou­teux que le Brex­it mette fin à cette coopéra­tion, surtout si elle s’appuie sur des parte­nar­i­ats indus­triels solides, voire des entre­pris­es inté­grées comme MBDA. On peut même penser que l’UE ne pour­ra se pass­er d’une coopéra­tion avec le Roy­aume- Uni et, dans ce cas-là, la France pour­ra être « la tête de pont » de l’Union.

Quelles leçons tir­er de cette sit­u­a­tion morose ? 

POUR LES ÉTATS : « ON NE FAIT PAS BOIRE UN ÂNE QUI N’A PAS SOIF » !

Ce qui manque vis­i­ble­ment, c’est l’affectio soci­etatis de l’ensemble des États de l’UE sur ces ques­tions de défense et de sécu­rité. C’est pourquoi, plutôt que d’attendre un « grand soir » prob­lé­ma­tique, la for­mule « club » rassem­blant des pays vrai­ment motivés pour con­stru­ire et inve­stir sur un sujet con­sid­éré est haute­ment préférable. 

Le Future Combat Air System (FCAS),
Le Future Com­bat Air Sys­tem (FCAS), futur drone de com­bat, s’appuie sur un parte­nar­i­at entre BAE et Das­sault. CC BY-SA 4.0

Voici deux exem­ples con­crets récents. D’abord, la for­mule « club » : l’initiative de Thier­ry Bre­ton, ancien min­istre des Finances français. En juin 2016, Thier­ry Bre­ton a for­mulé une propo­si­tion orig­i­nale de fonds européen de Défense, entre des parte­naires européens volon­taires (typ­ique­ment, la France et l’Allemagne). Il s’agit d’identifier les capac­ités mil­i­taires mutu­al­is­ables, de con­fi­er l’achat des futures capac­ités et le rachat des capac­ités exis­tantes à un fonds privé garan­ti par les États. 

Il s’agit bien sûr d’une approche ambitieuse, mais incré­men­tale qui peut faire école dans l’espace européen à con­di­tion, bien sûr, que les deux parte­naires fon­da­teurs s’accordent.

Deux­ième exem­ple, la for­mule « grand soir » : l’initiative de la Com­mis­sion européenne de novem­bre 2016 (plan Junck­er pour la Défense). Il s’agit là encore d’un fonds européen de défense et de sécu­rité, mais qui implique d’emblée tous les pays de l’Union, doté de deux volets : volet R & T et volet capacitaire. 

On est frap­pé par la dis­tance qui sépare les inten­tions (excel­lentes au demeu­rant) de la réal­i­sa­tion, qui sup­pose un accord de toutes les nations de l’Union (accord qui n’a jamais été obtenu dans le domaine de la Défense). 

Il est à not­er que le Prési­dent Macron s’est déclaré favor­able au lance­ment d’un fonds européen de Défense…, mais on ignore à ce jour où vont ses préférences. Enfin, la récente nom­i­na­tion de Sylvie Goulard, spé­cial­iste recon­nue des affaires européennes, à la tête du min­istère des Armées, peut laiss­er penser que les affaires de Défense seront désor­mais abor­dées en France avec un tro­pisme délibéré­ment européen. 

POUR L’INDUSTRIE : UNE NÉCESSITÉ, QUI PEUT ÊTRE UNE OPPORTUNITÉ SI LES ÉTATS LE PERMETTENT !

La Base indus­trielle et tech­nologique de défense européenne (BITDE) ne peut vivre sans l’exportation et, actuelle­ment, la con­cur­rence fait rage entre indus­triels européens. Les pays émer­gents (dont la Chine) ne sont pas encore vrai­ment présents sur ce marché, mais cette sit­u­a­tion est provisoire. 

Le jour va venir rapi­de­ment où les indus­triels européens seront con­traints de se grouper pour amélior­er leur offre et leur compétitivité. 

Nous sommes donc à l’aube d’une forte restruc­tura­tion de la BITDE, qui devra se ren­forcer face à la con­cur­rence, ce qui con­stitue une oppor­tu­nité pour l’Europe si, du moins, les États qui la com­posent veu­lent bien accom­pa­g­n­er le mouvement. 

LA RESTRUCTURATION INDUSTRIELLE DE DÉFENSE EST EN MARCHE… LENTE

Le travail a déjà été fait dans le domaine des missiles avec MBDA (qui a, de plus, un pied au Royaume-Uni). Il reste à faire dans le domaine des systèmes de combat naval et aéronautique, mais on a vu récemment les fournisseurs de systèmes de combat terrestre Nexter (France) et Krauss-Maffei (Allemagne) se rapprocher, contre toute attente.

De ce point de vue, la créa­tion d’un fonds européen de Défense pour­rait être un puis­sant encour­age­ment. Il faut pour cela d’abord qu’ils ne s’y opposent pas frontale­ment, comme on l’a vu dernière­ment dans le pro­jet de fusion BAE/Airbus, refusé par les Alle­mands qui ne sup­por­t­aient pas l’idée de voir dimin­uer leur influ­ence au sein du groupe Airbus. 

Il faut ensuite qu’ils favorisent les rap­proche­ments indus­triels transna­tionaux en mul­ti­pli­ant les pro­grammes en coopéra­tion. Il faut enfin et surtout qu’ils veuil­lent bien har­monis­er leur poli­tique de lim­i­ta­tion des expor­ta­tions d’armement (cf. le par­cours du com­bat­tant pour l’exportation de l’hélicoptère de com­bat Tigre, encore les Allemands !)

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