Le conflit est source d'apaisement

Camarades, apportez du conflit partout où vous allez !

Dossier : ExpressionsMagazine N°787 Septembre 2023
Par Laurent QUIVOGNE (X84)

Plaidoy­er para­dox­al en faveur du con­flit en tant que voie con­duisant à l’apaisement !

Je milite pour davan­tage de con­flit dans les organ­i­sa­tions ; davan­tage de con­flit dans les entre­pris­es, dans les associa­tions, davan­tage de con­flit avec nos proches et nos amis. Je milite pour qu’il y ait davan­tage de con­flit afin qu’il y ait moins de violence.


Du même auteur : XMP-Con­sult, ou com­ment de nou­veaux hori­zons se sont ouverts à moi


L’évitement du conflit… 

Ce qui compte le plus au tra­vail ou à la mai­son, pour la plu­part des gens, c’est la « bonne ambiance ». Au nom de la bonne ambiance et, plus générale­ment, au nom de la paix sociale, nous évi­tons le con­flit. Ne pas faire de vagues, ne pas « plomber l’ambiance », ne pas ris­quer de se fâch­er et de rompre les rela­tions, sem­blent être les com­man­de­ments suprêmes dans les groupes.

Chaque fois que nous évi­tons le con­flit, toute­fois, nous lais­sons s’accumuler en nous le ressen­ti­ment et la frus­tra­tion ; nous lais­sons les rela­tions se dégrad­er, tout comme on laisse se dégrad­er un jardin qu’on n’entretient pas et où pro­lifèrent des espèces inva­sives. Par une sorte de paresse qui nous pousse à remet­tre tou­jours à demain les dis­cus­sions franch­es, nous lais­sons grossir ce qui va finale­ment avoir rai­son de nos ami­tiés et de la con­fi­ance que nous nous por­tions jusqu’alors les uns aux autres.

L’évitement du con­flit con­duit ain­si à des rela­tions fauss­es et à une société tou­jours plus frag­ile. Au nom d’une pseu­do-tolérance, nous lais­sons s’installer des malen­ten­dus sur ce qui nous relie les uns aux autres, jusqu’à ce qu’advienne une rup­ture inévitable.

Démocratie et conflit

Cette mécanique vaut pour les organ­i­sa­tions, mais aus­si pour la famille ou pour la société tout entière. La philosophe Myr­i­am Revault d’Allonnes a dit, dans son ouvrage Pourquoi nous n’aimons pas la démoc­ra­tie, com­bi­en ce régime que, pour­tant, nous appelons de nos vœux implique l’incertitude et le con­flit. L’incertitude parce que nous ne savons pas par qui et com­ment nous serons gou­vernés dans quelques années ; le con­flit parce que l’émergence du pou­voir se fait con­stam­ment dans l’arène. Seules les dic­tatures peu­vent se per­me­t­tre une absence totale de conflit.

C’est pourquoi il est urgent de réha­biliter la pos­si­bil­ité de nous oppos­er les uns aux autres, même au prix d’un peu moins de con­fort dans l’instant, et de cul­tiv­er notre capac­ité à le faire sans violence.

Dissocier conflit et violence

J’ai la con­vic­tion pro­fonde que la vio­lence est la gan­grène de toute société. La ten­ta­tion est pour­tant forte, face à ce qui nous sem­ble être de l’injustice, de la toute-puis­sance, de faire appel à elle pour ren­vers­er l’ordre du monde. C’est ain­si que nom­breux sont ceux qui pensent que la vio­lence est inéluctable pour faire avancer les choses. L’expérience mon­tre que toute vio­lence engen­dre de la vio­lence et finit sou­vent par se retourn­er con­tre ceux qui en ont usé, fût-ce au nom de la justice.

Une étude à pro­pos des résis­tances civiles, menée par deux chercheuses améri­caines Eri­ca Chenoweth et Maria J. Stephan il y a une dizaine d’années, a mon­tré com­bi­en la vio­lence est tout sim­ple­ment inef­fi­cace. Retenons sim­ple­ment les deux chiffres suiv­ants, issus de l’examen de quelque trois cent vingt-trois con­flits civils entre 1900 et 2006 : une résis­tance civile par les armes a 26 % de chances de réus­sir, une résis­tance non vio­lente 53 % ; les pays qui ont con­nu une résis­tance non vio­lente ont été 40 % à avoir une démoc­ra­tie sta­ble cinq ans après la fin du con­flit, ceux qui ont pris le chemin de la vio­lence étaient moins de 5 %.

Toute révo­lu­tion, comme son nom l’indique, fait tourn­er l’ordre des choses. Mais, une fois mise en mou­ve­ment par la vio­lence, la roue du monde peine à s’arrêter et ceux-là qui ont pris le pou­voir hier devi­en­nent vite les vic­times de demain.

Au fond, toute vio­lence est la mar­que de l’impuissance. On recourt à la vio­lence parce qu’on ne sait pas faire autrement. C’est pourquoi l’instauration d’une cul­ture du con­flit est aus­si un moyen de don­ner de la puis­sance à ceux qui s’en trou­vent dépourvus.

D’illustres prédécesseurs

Le plus emblé­ma­tique de ceux que je recon­nais comme des exem­ples est le Mahat­ma Gand­hi. Il a prôné la non-vio­lence tout en menant un rude com­bat, sans jamais crain­dre de faire enten­dre sa voix. Il a mon­tré qu’il y avait de la force ailleurs que dans la force. Romain Rol­land, grand écrivain français qui fut son ami et qui a si bien racon­té le début de l’aventure Gand­hi, fut lui aus­si de cette veine. J’aime sa très inspi­rante for­mule : « Le héros est celui qui fait ce qu’il peut, les autres ne le font pas. » 

Plus près de nous et moins con­nu, Charles Rojz­man m’a beau­coup inspiré. Je dois au titre de l’un de ses ouvrages cette sorte de révéla­tion qui m’anime désor­mais : Sor­tir de la vio­lence par le con­flit. Son œuvre réside prin­ci­pale­ment à faire se par­ler des gens qui se détes­tent tant qu’ils ne veu­lent plus s’adresser la parole : au Rwan­da entre Hutus et Tut­sis, au Moyen-Ori­ent entre Israéliens et Pales­tiniens, et j’en passe. Son ambi­tion n’étant pas de les réc­on­cili­er, mais au moins qu’ils cessent de se con­sid­ér­er « comme des mon­stres ». De telles per­son­nes ont œuvré – et œuvrent encore – pour moins de vio­lence dans le monde mais, de sur­croît, elles nous ouvrent de nou­velles per­spec­tives pour nos interactions. 

Pourquoi le conflit ? 

Ma déf­i­ni­tion du con­flit est « un désac­cord qui néces­site un ajuste­ment ». En cela, le con­flit se dis­tingue de la vio­lence qui est davan­tage la façon dont nous pou­vons être ten­tés de résoudre les sit­u­a­tions con­flictuelles, en imposant notre point de vue par la force. Le mot « vio­lence » vient d’ailleurs du latin vis, la force.

Je don­nerai deux argu­ments, en faveur du conflit.

Le pre­mier est que des con­flits évités sont comme de l’énergie que nous stock­ons dans notre estom­ac. Je fais le par­al­lèle avec les trem­ble­ments de terre qui sont l’émergence de ten­sions dans le sous-sol. Si la terre trem­ble sou­vent, comme c’est le cas depuis trente ans en Cal­i­fornie, alors le risque d’un trem­ble­ment de terre ravageur est faible car chaque épisode « purge » l’énergie accu­mulée. De même la con­fronta­tion de nos désac­cords avec autrui « purge » nos ressen­ti­ments. Faute de quoi, nous risquons « d’exploser » au bout du compte. Éviter un con­flit est comme acheter de la tran­quil­lité aujourd’hui con­tre une pos­si­ble vio­lence demain.

“Éviter un conflit est comme acheter de la tranquillité aujourd’hui contre une possible violence demain.”

Le deux­ième est que l’évitement des con­flits nous empêche de con­fron­ter et même de nous faire con­naître les uns aux autres nos besoins pro­fonds. Seule l’acceptation du con­flit peut per­me­t­tre de véri­ta­bles ren­con­tres plutôt qu’une tran­quille mais super­fi­cielle cohab­i­ta­tion. Il n’y a pas de ren­con­tre authen­tique sans conflit.

Apprendre le conflit

Je crois donc à la réha­bil­i­ta­tion du con­flit, plus qu’à une quel­conque « ges­tion » de celui-ci, qui vis­erait à l’éliminer.

Cette réha­bil­i­ta­tion passe par le même proces­sus qui a per­mis aux sports de com­bat d’émerger, c’est-à-dire de devenir pro­gres­sive­ment autre chose que des jeux vio­lents, mais aus­si quelque chose qui a une véri­ta­ble valeur intrin­sèque et qui favorise la ren­con­tre entre des per­son­nes apparem­ment opposées. Le proces­sus passe par un appren­tis­sage, je dirais une ini­ti­a­tion, pour « apprivois­er » l’idée même du con­flit, revis­iter nos expéri­ences mal­heureuses et douloureuses qui nous font con­fon­dre con­flit et vio­lence et nous font crain­dre toute con­fronta­tion. De même que c’est en apprenant à nag­er que nous con­tenons notre peur de l’eau, c’est par cette ini­ti­a­tion que nous pou­vons appren­dre à ne plus éviter les conflits.

Cet appren­tis­sage est d’abord celui d’un vocab­u­laire. Nous savons que l’impuissance à ren­dre compte de ce qui se passe pour nous génère de la frus­tra­tion d’abord et de la vio­lence au bout du compte. Une expéri­ence édi­fi­ante a eu lieu dans une prison dans la région Rhône-Alpes qui était le théâtre de nom­breuses vio­lences. Une asso­ci­a­tion a fait dis­tribuer à chaque détenu deux ouvrages : un dic­tio­n­naire et Le Comte de Monte-Cristo. Les vio­lences ont dimin­ué significativement.

Établir des règles du jeu

Le proces­sus passe ensuite par l’établissement de « règles du jeu », tout comme au judo ou à la boxe.

Comme les con­flits ont de véri­ta­bles enjeux, nous ne pou­vons pas nous atten­dre à ce que ces règles soient établies et respec­tées une bonne fois pour toutes. Il s’agit davan­tage d’une cul­ture « du cadre », pour que nous appre­nions col­lec­tive­ment à ne pas nous écharp­er avant de nous être mis d’accord sur la façon de faire. Cette cul­ture du cadre est la base de tout man­age­ment sain : un man­ag­er est d’abord l’arbitre d’un cadre qui préex­iste, sinon il devient arbi­traire et donc injuste. Qu’il nous suff­ise de regarder les réac­tions publiques dès lors que l’exécutif a l’air d’imposer sa pro­pre loi.

Ce cadre ne peut être établi que dans la con­cer­ta­tion, c’est-à-dire le con­flit puisqu’il s’agit de mari­er des intérêts et des besoins diver­gents. Où nous voyons donc que con­flit et vio­lence ne sont pas du tout la même chose, mais plutôt d’exacts opposés. Enfin, le proces­sus passe par le fait de cul­tiv­er des tal­ents et des com­pé­tences, pour des con­flits où, comme dans le sport, pour­ront compter des qual­ités telles que l’habileté, la lucid­ité, la finesse…

Nous pouvons infléchir le cours des choses

Amer euphémisme : la vio­lence est présente partout.

À l’heure où j’écris, fin juin 2023, elle se déchaîne partout autour de Nan­terre où est mort un jeune après un refus d’obtempérer. Elle n’est pas une fatal­ité. Partout où nous sommes – et la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne est présente en de nom­breux endroits où elle peut se faire enten­dre –, nous avons la capac­ité de dire et surtout de mon­tr­er que d’autres formes d’expression sont pos­si­bles et que le con­flit est une voie d’apaisement. Il est même la solu­tion, c’est-à-dire ce qui per­met de ren­dre la vio­lence poten­tielle sol­u­ble dans le débat et la confrontation.

“Le conflit est une voie d’apaisement.”

Les immenses défis qui sont face à nous exi­gent que nous soyons capa­bles de tra­vers­er nos diver­gences autrement que dans la vio­lence. Une cul­ture du con­flit est ici néces­saire. N’évitez plus le con­flit, ne gardez plus pour vous ce que vous avez à dire ; s’il le faut, formez-vous : les com­pé­tences sci­en­tifiques ne suff­isent pas. Le chemin vers le monde idéal ne passe pas par le silence sur nos désac­cords. Il passe par l’expression con­flictuelle de nos visions du monde.


Pour aller plus loin


Poster un commentaire