Comment mettre la finance au service de la croissance économique

Dossier : ExpressionsMagazine N°704 Avril 2015
Par Franck LIRZIN (03)

Après la crise des sub­primes, « la finance » a été accusée de ne rechercher que son seul prof­it, au détri­ment de la crois­sance économique.

Un vaste mou­ve­ment de régu­la­tion du secteur a pris corps en Europe, notam­ment dans le cadre de l’établissement de l’Union bancaire.

Les régu­la­teurs se sont focal­isés sur la solid­ité des grandes insti­tu­tions finan­cières, puis ils ont essayé de réduire le risque de con­ta­gion entre ban­ques en créant des cham­bres de com­pen­sa­tion, hubs énormes, regroupant les trans­ac­tions de pro­duits dérivés.

Nouvelle régulation, nouveaux risques

D’AUTRES FORMES DE CRÉDIT

Alexis Collomb, professeur et titulaire de la chaire de finances au CNAM, montre que les hedge funds jouent de plus en plus le rôle de banques et que se développent d’autres formes de crédit, comme le crédit participatif (80 millions d’euros en 2013, 66 millions d’euros au premier semestre 2014, grâce au numérique) ou le peer lending où les gens se prêtent entre eux.
Les entreprises également investissent directement, ou via des fonds de fonds, dans des PME (Suez, Veolia, etc.).
Ces transformations touchent aussi les entreprises, vers lesquelles sont transférés certains risques, notamment de liquidité.

Mais cette nou­velle régu­la­tion a eu des con­séquences inattendues.

Comme l’a rap­pelé Elsa Sitruk (95), direc­trice générale de Ester, ces cham­bres de com­pen­sa­tion, cen­tral­isées et organ­isant des water­falls (si Untel fait fail­lite, Tel autre paie une par­tie, etc.) s’apparentent à de com­plex­es pro­duits struc­turés et leur fail­lite n’est pas impos­si­ble. La cen­tral­i­sa­tion réduit le risque de con­trepar­tie mais sans sup­primer le risque systémique.

Par ailleurs, comme le souligne Olivi­er Gar­nier (78), chef écon­o­miste de la Société générale, les entre­pris­es de la zone euro (et français­es en par­ti­c­uli­er) ont de plus en plus recours aux finance­ments non ban­caires : depuis début 2009, ces derniers ont aug­men­té d’environ 500 mil­liards d’euros alors que les prêts ban­caires ont dimin­ué de 300 mil­liards d’euros.

Cela s’accompagne d’un développe­ment du shad­ow bank­ing, qui englobe tous les inter­mé­di­aires de crédit qui ne sont pas des ban­ques et ne béné­fi­cient pas de la garantie des dépôts.

Le shadow banking, nouvel eldorado financier ?

La nou­velle régu­la­tion donne l’avantage aux grandes ban­ques et entre­pris­es, seules capa­bles d’en maîtris­er la com­plex­ité : tout ce qui est non-stan­dard devient impos­si­ble et les entre­pris­es n’arriveront plus à maîtris­er la finance pour elles-mêmes.

“ Les entreprises françaises ont de plus en plus recours aux financements non bancaires ”

Franck Tuil (96), ges­tion­naire de porte­feuille chez Elliott Man­age­ment, illus­tre cette ten­dance : il y a deux ans, ce fonds d’investissement améri­cain a repris une entre­prise européenne déclarée en fail­lite lorsque ses ban­quiers, inqui­ets du busi­ness mod­el qui impli­quait une activ­ité forte­ment cyclique avec une impor­tante con­sti­tu­tion de stock, avaient décidé de repren­dre leurs fonds.

Les ban­ques ayant davan­tage de dif­fi­culté à se posi­tion­ner ain­si à long terme, des sources alter­na­tives appor­tent une solu­tion prag­ma­tique, mais il leur faut un envi­ron­nement lég­is­latif sta­ble et incitatif.

Un problème de « mal-investissement »

Mal­gré une plus grande sélec­tiv­ité des ban­ques, la dette des entre­pris­es non finan­cières con­tin­ue de croître plus vite que le PIB nom­i­nal en France, con­traire­ment à ce qu’on observe dans les autres pays européens.

Cela s’explique par la détéri­o­ra­tion de la capac­ité d’autofinancement des entre­pris­es français­es et par la rel­a­tive résilience de leur taux d’investissement.

Para­doxale­ment, pour Olivi­er Gar­nier, au regard de l’évolution de l’activité, il y a eu presque « trop » d’investissements en France, alors que cela a été l’inverse en Allemagne.

De fait, la France souf­fre davan­tage d’un prob­lème de « mal-investisse­ment » que de sous-investisse­ment : il est insuff­isam­ment ori­en­té vers les nou­velles tech­nolo­gies et l’innovation, et ne con­tribue donc pas assez à la pro­duc­tiv­ité et à la crois­sance future.

DES MÉCANISMES PSYCHOLOGIQUES

Quand on régule, on régule les produits financiers, mais à la source, il y a des mécanismes psychologiques. Caroline Attia, psychologue, coauteur de Financiers sur le divan, en a mis quatre en évidence.
L’aversion aux pertes : il y a deux fois plus de déplaisir à perdre que de plaisir à gagner la même somme (Kahneman et Tversky, prix Nobel 2002). Il est important que le trader aussi bien que le top management puissent sortir de l’individualisme pour parler de leurs erreurs ou angoisses.
Les illusions positives par rapport à ses propres capacités : l’excès de confiance dans son propre jugement, à un niveau individuel ou collectif, conduit à une augmentation de la prise de risque et une sous-évaluation de la volatilité, jusque dans les stress tests.
La pensée groupale : la question de la cohésion du groupe prend le dessus. Il faut favoriser l’expression des voix minoritaires, en protégeant notamment les lanceurs d’alerte, car, dans ces groupes, le silence est pris pour affirmation, ce qui n’est pas vrai.
La période d’exubérance qui précède les crises, quand les émotions infiltrent les processus de traitement de l’information.

La fragmentation des marchés européens

Pour Olivi­er Gar­nier, les marchés du crédit en zone euro restent exces­sive­ment fragmentés.

“ Comment inciter des personnes attirées par l’appât du gain à se comporter de façon vertueuse ? ”

Un hôtel dans les Alpes à la fron­tière ita­lo-autrichi­enne n’aura pas les mêmes con­di­tions d’emprunt selon le côté de la fron­tière où il se trou­ve, à busi­ness mod­el et risque iden­tiques. L’Union ban­caire vise à réduire cette fragmentation.

Par ailleurs, la zone euro souf­fre aujourd’hui d’un excès d’épargne dans les pays du Nord (avec notam­ment un gon­fle­ment des dépôts ban­caires rémunérés à taux zéro – voire négat­ifs – en Alle­magne) et d’un déficit d’investissement dans ceux du Sud (dou­blé d’un excès d’endettement).

L’idéal serait de recy­cler l’excédent d’épargne du Nord sous la forme d’investissements en fonds pro­pres (et non pas en dettes) dans les pays du Sud (par exem­ple sous la forme d’une sorte de con­ver­sion de dettes en equi­ty).

Le développe­ment de fonds d’épargne-retraite au niveau européen, en com­plé­ment de nos sys­tèmes de retraite nationaux, per­me­t­trait de défrag­menter les marchés en Europe et de faciliter le finance­ment à long terme.

Maîtriser la finance ou les financiers ?

La maîtrise de la finance ne peut néan­moins pas se résumer aux seules règles de régu­la­tion. Arthur Cohen, philosophe, PDG des édi­tions Her­mann et auteur d’un rap­port pour l’ONU sur l’éthique et la finance, rap­pelle que les risques sont par nature non maîtris­ables et que les crises, out­re qu’elles sont inévita­bles, peu­vent être bénéfiques.

Vouloir un monde sans risque est un « fan­tasme » cartésien.

Ce qui compte est la maîtrise de son expo­si­tion au risque. Un aspect impor­tant est donc le com­porte­ment des acteurs économiques et financiers eux-mêmes.

La crise a fait naître l’idée que la finance devait être « éthique ». Com­ment inciter des per­son­nes attirées par l’appât du gain à se com­porter de façon vertueuse ? Ou, dit autrement, com­ment mari­er Spin­oza et Jean Tirole ?

Commentaire

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jerome@jroger.netrépondre
9 novembre 2016 à 8 h 58 min

Cet arti­cle présente les choses à l’en­vers
Com­ment “met­tre la finance au ser­vice de la crois­sance” alors que c’est pré­cisé­ment la finance qui exige de nous la croissance.

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