Vue de l’aciérie d’ArcelorMittal à Serémange (intégrée au complexe sidérurgique de Florange), après sa fermeture

Les difficultés des milieux populaires depuis une quarantaine d’années

Dossier : ExpressionsMagazine N°725 Mai 2017
Par Claude SEIBEL (54)

Quelques pro­po­si­tions pour com­battre le chô­mage de masse, la dés­in­dus­tria­li­sa­tion et les effets de la mon­dia­li­sa­tion. Bien enten­du cela passe en prio­ri­té par des actions de for­ma­tion, en tenant compte des besoins de l’in­dus­trie, mais aus­si par des actions psy­cho­lo­giques et locales : reva­lo­ri­ser le tra­vail manuel, impli­quer les régions, arrê­ter le dum­ping social… 

Les milieux popu­laires sont confron­tés depuis long­temps à de graves dif­fi­cul­tés. Depuis les années soixante-dix, toutes les phases conjonc­tu­relles dif­fi­ciles ont été accom­pa­gnées par des déci­sions d’allégement ou de mise en retraite anti­ci­pée des effec­tifs d’ouvriers ou d’employés, le plus sou­vent dans la production. 

DÉSINDUSTRIALISATION

En 1974, comme l’a fait remarquer Bernard Esambert, de nombreux programmes de politique industrielle ont été mis sous le boisseau. Il faudra attendre 2004, trente ans plus tard, pour que soit étendu le crédit d’ impôt recherche, puis que soient lancés 67 pôles de Compétitivité associant Universités, laboratoires de recherche, entreprises en particulier PME. Ils sont au nombre de 71 actuellement.

À cette époque, les diri­geants de notre pays, pen­sant que le mar­ché mon­dia­li­sé assu­re­rait son déve­lop­pe­ment éco­no­mique et qu’il n’était plus besoin de se lan­cer dans des poli­tiques indus­trielles ambi­tieuses pour assu­rer l’avenir, ont amor­cé sa dés­in­dus­tria­li­sa­tion. À cela se sont rajou­tés des mythes absurdes tels que le « tout inves­tir sur les ser­vices ou la grande dis­tri­bu­tion » ou « l’entreprise sans usines ». 

Il n’est pas éton­nant dans ces condi­tions que le chô­mage de longue durée frappe en grande majo­ri­té les classes popu­laires, en par­ti­cu­lier les ouvrier(e)s et les employé(e)s. Ain­si en décembre 2013, par­mi les 2,2 mil­lions de deman­deurs d’emploi de longue durée (DELD depuis un an ou plus), 63 % étaient de niveau de for­ma­tion VI et V. 

LE PIÈGE DES « TRAPPES À BAS SALAIRES »

Pour cer­tains, la solu­tion passe par la seule baisse du coût du travail. 

“ Le chômage de longue durée frappe en grande majorité les classes populaires ”

Certes les allé­ge­ments de charges qui se sont mul­ti­pliés depuis 1993 ont frei­né l’éviction de l’emploi de sala­riés peu qua­li­fiés. Mais cette mesure a favo­ri­sé des « trappes à bas salaires » (voi­sins du SMIC) puis, indi­rec­te­ment enrayé les car­rières sala­riales et main­te­nu de bas niveaux de qualification. 

D’autres choix sont encore pos­sibles : nous devons les explo­rer d’abord en ren­for­çant les com­pé­tences de la popu­la­tion active dans notre pays. 

DÉVELOPPER LES COMPÉTENCES EN INTERNE

Le main­tien et le déve­lop­pe­ment des com­pé­tences au sein des entre­prises exis­tantes sont évi­dem­ment cru­ciaux pour notre éco­no­mie pour per­mettre la mon­tée en gamme de nos pro­duc­tions pré­co­ni­sée par le Rap­port Gal­lois de 2012 sur le « Pacte de compétitivité ». 

Au sein de chaque entre­prise, ce sont sou­vent ces élé­ments de com­pé­tences qui guident les affec­ta­tions des pro­duc­tions entre les dif­fé­rents établissements. 

UN DUMPING SOCIAL INACCEPTABLE

Mal­heu­reu­se­ment, toutes les déci­sions n’obéissent pas à un pro­ces­sus aus­si ration­nel et res­pec­tueux d’une ges­tion effi­cace des res­sources humaines. 


Cer­taines déci­sions, gui­dées par des pré­oc­cu­pa­tions de court terme, sup­priment abu­si­ve­ment des uni­tés de pro­duc­tion com­pé­tentes et ren­tables. Vue de l’aciérie d’ArcelorMittal à Seré­mange (inté­grée au com­plexe sidé­rur­gique de Flo­range), après sa fer­me­ture. CC BORVAN53

Le lien de ces déci­sions avec l’équilibre des ter­ri­toires est évi­dem­ment consi­dé­rable, en par­ti­cu­lier pour les villes moyennes ; les « exter­na­li­tés néga­tives » sont par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes lorsque l’établissement indus­triel consti­tue la prin­ci­pale acti­vi­té économique. 

Cer­taines déci­sions, gui­dées par des pré­oc­cu­pa­tions de court terme, sup­priment abu­si­ve­ment des uni­tés de pro­duc­tion com­pé­tentes et ren­tables, pour en trans­fé­rer les acti­vi­tés vers des pays à bas salaires, le tout sans aucune anti­ci­pa­tion ni aucun plan social. 

Les fonds de pen­sion nord-amé­ri­cains, lorsqu’ils pri­vi­lé­gient une ren­ta­bi­li­té finan­cière à court terme, jouent un rôle impor­tant dans ces déci­sions. L’impact média­tique, consi­dé­rable, est un des élé­ments qui accroît le divorce des milieux popu­laires avec les déci­deurs, qu’ils soient poli­tiques ou patronaux. 

Dans cer­tains cas, rares heu­reu­se­ment, mais très trau­ma­ti­sants, ces fer­me­tures d’usines se sont accom­pa­gnées d’un véri­table pillage (com­pé­tences, bre­vets, machines…). Cer­tains diri­geants ont même eu le cynisme de faire for­mer les opé­ra­teurs des pays d’accueil par les sala­riés com­pé­tents dont on allait ensuite sup­pri­mer les emplois ! 

Depuis quelques mois, la loi « Flo­range », votée en avril 2015, est dis­po­nible pour contrer ces déci­sions insupportables. 

ENCOURAGER LA SOUPLESSE

DES DIFFICULTÉS QUI COMMENCENT À L’ÉCOLE

Une partie importante des jeunes issus des milieux populaires (ouvriers, employés et élèves étrangers des mêmes milieux sociaux, en particulier les « primoarrivants ») présentent des risques élevés de chômage liés à un déficit de compétences générales.
Cet échec scolaire difficilement réversible amène à des mécanismes progressifs d’éloignement du collège, puis du lycée qualifiés de « décrochage ». Selon les travaux du Céreq, la récession des années 2008–2010 a rendu encore plus difficile l’insertion des jeunes non qualifiés.

Une autre piste à explo­rer serait de rendre beau­coup plus opé­ra­tion­nelle en la sim­pli­fiant la signa­ture des « accords com­pé­ti­ti­vi­té emploi » pour plus de sou­plesse. Là encore, l’objectif par­ta­gé par les par­te­naires sociaux et les sala­riés est de pré­ser­ver l’activité et l’emploi mais éga­le­ment les com­pé­tences pré­cieuses des pro­fes­sion­nels de l’entreprise.

Le recours faci­li­té au « chô­mage tech­nique », déci­dé au moment de la crise finan­cière de 2007, a ain­si pu être une aide impor­tante pour sur­mon­ter dans la durée ce choc conjoncturel. 

RELANCER LA PRODUCTION INDUSTRIELLE LOCALE

L’urgence concerne aus­si la relance de la pro­duc­tion dans toutes ses com­po­santes, en par­ti­cu­lier la pro­duc­tion indus­trielle, depuis long­temps sacri­fiée face aux exi­gences d’une ren­ta­bi­li­té finan­cière à court terme ain­si qu’à une concur­rence mon­dia­li­sée. Les déci­sions récentes de relance des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs vont dans le bon sens, mais si elles ne sont pas accom­pa­gnées d’un ren­for­ce­ment des com­pé­tences de la main‑d’œuvre, la crois­sance risque de tour­ner court. 

Comme l’a mon­tré Patrick Arthus, en s’appuyant sur l’enquête PIAAC (2013) de l’OCDE, cette fai­blesse des com­pé­tences de la popu­la­tion active explique les dif­fi­cul­tés des entre­prises à moder­ni­ser leur capi­tal ; elle incite au trans­fert des emplois vers les ser­vices peu sophistiqués. 

ANTICIPER LES BESOINS DANS LES MÉTIERS EN TENSION

C’est un des enjeux de la décen­tra­li­sa­tion en cours : les pers­pec­tives d’emplois et de com­pé­tences dans les prin­ci­pales branches devraient don­ner lieu à des conven­tions négo­ciées avec les régions et avec Pôle emploi. Car la situa­tion est para­doxale : au moment où le chô­mage s’accroît, il appa­raît pour de nom­breux métiers de base, en par­ti­cu­lier dans l’industrie, des dif­fi­cul­tés de recru­te­ment qui péna­lisent de nom­breuses entre­prises, notam­ment les PMI-PME. 

“ Les décisions abusives accroissent le divorce des milieux populaires avec les décideurs ”

Ces métiers en « ten­sion » (ajus­teurs, chau­dron­niers, sou­deurs…) sont des métiers de « renou­vel­le­ment » (c’est-à-dire de « flux d’entrée » pour rem­pla­cer de nom­breux départs en retraite). Certes ten­dan­ciel­le­ment, les emplois dans l’industrie (stocks) baissent, mais les embauches (flux d’entrée) res­tent consi­dé­rables, en par­ti­cu­lier dans les PME-PMI. 

Glo­ba­le­ment la période 2012–2022 serait mar­quée par un mar­ché du tra­vail en fort renou­vel­le­ment par suite des départs en retraite (8 mil­lions de « postes à pour­voir », dont 6,2 mil­lions par suite des départs en retraite) ; dans les domaines des métiers indus­triels (D, E, F, G) : 730 000 postes à pour­voir, tous, pra­ti­que­ment, pour rem­pla­cer des départs en retraite. Il faut les anti­ci­per, for­mer ou recon­ver­tir les jeunes vers ces métiers. 

570 000 POSTES NON POURVUS

En 2016, sur 1,8 mil­lion de recru­te­ments envi­sa­gés (+ 120 000 par rap­port à 2015), le déve­lop­pe­ment de l’activité aurait pu entraî­ner 1,1 mil­lion de nou­velles embauches. 

“ Les emplois dans l’industrie baissent, mais les embauches restent considérables ”

Elles ne seront pas toutes lan­cées, car elles se heur­te­ront à des dif­fi­cul­tés conjonc­tu­relles (la demande n’a pas été au ren­dez-vous), mais aus­si à des obs­tacles struc­tu­rels de dif­fi­cul­tés de recru­te­ment, faute de can­di­dats ou de com­pé­tences suffisantes. 

Ain­si en 2016, les entre­prises décla­raient dif­fi­ciles 32 % des pro­jets de recru­te­ment, soit 570 000 personnes. 

UNE FILIÈRE DÉVALORISÉE EN FRANCE

Il faut éga­le­ment arrê­ter de sup­pri­mer ces for­ma­tions vers les métiers indus­triels pour les­quels les régions et les branches se mobi­lisent. En effet, elles n’ont pas le vent en poupe parce qu’elles sont coû­teuses, qu’elles sont peu deman­dées par les familles et parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans la « voie royale » du lycée géné­ral, puis des études supérieures. 

En outre, depuis les années 1990, les grands groupes indus­triels n’ont plus recru­té d’ouvriers, même qua­li­fiés, ce qui n’est pas le cas des PME-PMI. Ces déca­lages entre sup­pres­sions des for­ma­tions ini­tiales dans les métiers indus­triels et l’importance des postes à renou­ve­ler se tra­duisent par de nom­breuses offres de tra­vail non satis­faites, mais aus­si par le décou­ra­ge­ment des chefs d’entreprises qui anti­cipent ces dif­fi­cul­tés de recru­te­ment au point de ne même pas pré­ci­ser par écrit la des­crip­tion de leur offre. 

Soudeur au travail
Au moment où le chô­mage s’accroît, il appa­raît pour de nom­breux métiers des dif­fi­cul­tés de recru­te­ment. Ces métiers en « ten­sion » (ajus­teurs, chau­dron­niers, sou­deurs…) sont des métiers de « renou­vel­le­ment » (c’est-à-dire de « flux d’entrée » pour rem­pla­cer de nom­breux départs en retraite). © JOHN CASEY / FOTOLIA.COM

TÉMOIGNAGE

« Un patron d’une entreprise d’Oyonnax a expliqué qu’il avait 15 emplois d’ouvriers non pourvus, au point qu’il allait en chercher au Portugal, en Italie et même en Suisse ! Il est allé en classe de 4e des collèges d’Oyonnax expliquer ce qu’était être ouvrier chez lui. Les élèves avaient les yeux qui brillaient.
Mais quand ils ont dit à leurs parents qu’ils voulaient devenir ouvriers, ceux-ci ont été consternés, ils en ont parlé aux professeurs qui ont remis les enfants dans le “droit chemin”. Tout est dit. »

Témoignage recueilli
par Michel Berry

ANTICIPER LA TRANSITION NUMÉRIQUE

La clé de l’avenir, c’est éga­le­ment d’accompagner, sur le plan des « res­sources humaines », les inno­va­tions qui se dégagent dans cha­cune des branches pro­fes­sion­nelles : dans les start-up, dans les « pôles de com­pé­ti­ti­vi­té » à base d’innovation tech­no­lo­gique et dans les « pôles ter­ri­to­riaux de coopé­ra­tion éco­no­mique » fon­dés sur l’innovation sociale. 

La « numé­ri­sa­tion » de nom­breuses acti­vi­tés va modi­fier et sans doute mettre en porte-à-faux de nom­breux actifs : elle sup­pri­me­ra des postes de tra­vail sou­vent peu qua­li­fiés ; elle va en créer d’autres. Sera-t-elle concen­trée uni­que­ment sur des métiers très qua­li­fiés, ou les postes de tra­vail créés seront-ils acces­sibles aux faibles qua­li­fi­ca­tions ? Plu­sieurs aspects doivent être abor­dés : le déve­lop­pe­ment des « métiers du numé­rique » et la modi­fi­ca­tion des métiers exer­cés au sein des branches et des entreprises. 

Ne faut-il pas accen­tuer le rôle des Obser­va­toires de métiers en ce domaine, afin d’anticiper des muta­tions sans doute iné­luc­tables plu­tôt que de les subir ? 

FAIRE UN ÉTAT DES LIEUX DES COMPÉTENCES REQUISES

Le finan­ce­ment des pro­jets est pris en charge par la Banque publique d’investissement (BPI) avec beau­coup de déter­mi­na­tion, mais la dimen­sion des « com­pé­tences requises » reste peu explo­rée, même si les res­pon­sables de plu­sieurs pôles de com­pé­ti­ti­vi­té com­mencent à com­prendre que les recru­te­ments du per­son­nel for­mé seront beau­coup plus dif­fi­ciles qu’ils ne l’imaginent.

“ La “transition énergétique” ne se fera pas sans des professionnels formés et compétents ”

C’est cer­tai­ne­ment le moment de prendre à bras-le-corps cet aspect, en géné­ra­li­sant pour les sec­teurs les plus inno­vants les démarches de « ges­tion pré­vi­sion­nelle des emplois et des com­pé­tences ». Les méthodes sont main­te­nant bien rodées, mais leurs mises en œuvre res­tent spo­ra­diques, selon les demandes des entre­prises ou de cer­taines branches. 

Ain­si, avec le sou­tien constant de l’Agence de l’environnement et de la maî­trise de l’énergie (Ademe), qua­rante « Mai­sons de l’emploi » viennent de pro­duire col­lec­ti­ve­ment, dans le cadre de l’Alliance Villes Emploi, un guide trans­po­sable à tous les ter­ri­toires sur les « métiers de la tran­si­tion éner­gé­tique » (état des lieux, acteurs concer­nés, com­pé­tences requises, for­ma­tions à mettre en place, orga­ni­sa­tions effi­caces, etc.) : la « tran­si­tion éner­gé­tique » ne se fera pas sans des pro­fes­sion­nels for­més et compétents. 

IMPLIQUER LES RÉGIONS DANS LA FORMATION

SOURCES :

  • Une vie d’influence, Bernard Esambert, Flammarion, 2013, chapitre XXIV.
  • Le chômage de longue durée : vers une mesure de « l’éloignement à l’emploi » de longue durée, Pôle emploi, n° 21444, déc. 2014.
  • La France doit choisir, Jean-Louis Beffa, Seuil, janvier 2012.
  • Enquête Génération 2007, Céreq, Bref n° 283, mars 2011.
  • Les métiers en 2022, France- Stratégie-DARES, avril 2015.
  • Il n’y a pas de fatalité au chômage de masse, Les Cahiers du Cercle des économistes, édition Descartes et Cie.

La for­ma­tion des deman­deurs d’emploi vers les métiers en ten­sion ou vers de nou­velles acti­vi­tés sus­cep­tibles de créer ou de conso­li­der des emplois a été lan­cée depuis 2014 : son ampli­fi­ca­tion et son affec­ta­tion aux régions sont sans doute un des faits majeurs de l’année 2016. 

D’abord concré­ti­sées par des conven­tions entre les régions, l’État et Pôle emploi, le pro­gramme de for­ma­tion de 500 000 chô­meurs de longue durée béné­fi­cie du sys­tème d’information de Pôle emploi grâce à trois sources uniques : la mesure des ten­sions par métier depuis des années, l’enquête faite avec le Cré­doc sur les pers­pec­tives de recru­te­ment des entre­prises (BMO) et, depuis peu, une enquête qui rap­proche sys­té­ma­ti­que­ment des offres enre­gis­trées la manière dont elles ont été satisfaites. 

RÉINSÉRER LES CHÔMEURS DE LONGUE DURÉE

C’est en pola­ri­sant ces for­ma­tions vers les « métiers en ten­sion » et vers les « métiers d’avenir » que, peu à peu, se fera la réin­ser­tion des chô­meurs de longue durée : le suc­cès de la for­ma­tion d’adultes est d’autant plus impor­tant qu’elle est ciblée vers un emploi ultérieur.

Poster un commentaire