Tour de babel europe traduction automatique

La diversité linguistique peut et doit devenir un avantage de l’Union européenne

Dossier : ExpressionsMagazine N°761 Janvier 2021
Par Michel GÉRARD (55)

Plaidoy­er pour une action volon­taire de l’Union en faveur de l’intercommunication entre les citoyens européens, grâce aux pro­grès de la tra­duc­tion automatique.

L’Europe unie insti­tu­tion­nelle s’est oblig­ée à être com­prise dans la total­ité d’au moins une langue offi­cielle de cha­cun de ses pays mem­bres. Au fur et à mesure des arrivées de nou­veaux mem­bres, la Tour de Babel, com­mencée avec qua­tre langues (alle­mand, français, ital­ien, néer­landais), s’est rapi­de­ment alour­die : le poids des tra­duc­tions écrites et orales a con­sid­érable­ment aug­men­té puisque chaque scrip­teur ou ora­teur au Par­lement doit, en principe, être traduit dans les vingt-trois langues offi­cielles autres que la sienne. Cela dit, la recherche d’efficacité et d’économie budgé­taire a poussé, et pousse encore, à la lim­i­ta­tion de fait des langues d’échange, ce dont l’anglais sort évidem­ment grand gag­nant, au détri­ment des autres langues.

Les progrès extraordinaires récents de la traduction automatique

Cepen­dant, dans le même temps, les tra­duc­tions automa­tiques, espérées et tra­vail­lées depuis un peu plus de 70 ans, se sont mis­es, en 10 ans, à faire des pro­grès ful­gu­rants. À quoi ces pro­grès sont-ils dus ? Prin­ci­pale­ment à un change­ment rad­i­cal de méth­ode, lui-même fruit des pro­grès de la mod­éli­sa­tion, de l’intelligence arti­fi­cielle, des tech­niques d’exploitation et du stock­age des don­nées. On trou­vera sur ce sujet un arti­cle récent de Sci­ence & Vie numéro 1236 de sep­tem­bre 2020, qui fait un point intéres­sant des pro­grès des tra­duc­tions automa­tiques. J’y ren­voie les lecteurs intéressés.

Cela étant, l’intervention humaine est et restera indis­pens­able pour obtenir des tra­duc­tions de qual­ité, juridique ou lit­téraire en par­ti­c­uli­er. Nous le savons tous en effet, les langues ne véhicu­lent pas que des mots mais aus­si des con­cepts, des modes de vie, des façons de voir… bref des civil­i­sa­tions qu’il faut pou­voir ren­dre d’une langue dans l’autre, sans erreur majeure, la per­fec­tion n’existant pas en ce domaine. Les mots eux-mêmes se sont for­més selon des voies dif­férentes selon les langues et n’ont pas la même charge affec­tive même lorsqu’ils se rap­por­tent pour­tant rigoureuse­ment aux mêmes objets. Cela explique que les poly­glottes parta­gent l’impression de ne pas avoir la même per­son­nal­ité dans les dif­férentes langues qu’ils pra­tiquent. Les tra­duc­teurs pro­fes­sion­nels n’ont donc pas de souci à se faire… et ne s’en font d’ailleurs pas.

Une action volontaire à engager

Nul doute cepen­dant que les pro­grès remar­quables des tra­duc­tions automa­tiques, même impar­faites, favoris­eront l’émergence de ren­con­tres plus fréquentes et plus com­plètes entre les peu­ples par­lant les langues traduites automa­tique­ment. Du coup une ques­tion impor­tante se pose dès à présent à l’Union européenne.

Dans une pre­mière option, paresseuse, elle peut atten­dre que les pro­grès, inex­orables, gag­nent un grand nom­bre des citoyens européens. Toute­fois cette option « au fil de l’eau » présente pour l’Union de nom­breux incon­vénients. La dom­i­na­tion de l’anglais, qui n’est pour­tant plus représen­té dans les vingt-sept pays mem­bres que par l’Irlande et Malte, s’accentuera encore. Les langues européennes offi­cielles, mais à faibles effec­tifs de locu­teurs, langues baltes, fin­landaise, slovène, bul­gare, etc., atten­dront longtemps et passeront après le russe, le chi­nois man­darin, l’arabe, le bengali.

“Il faut refuser dès le départ une perfection
qui ne peut être qu’approchée progressivement.”

Si elle veut éviter des frus­tra­tions et des ressen­ti­ments en son sein, l’Europe unie a intérêt à des avancées rapi­des pour toutes ses langues offi­cielles et elle doit du coup prêter une atten­tion par­ti­c­ulière aux langues minori­taires. Elle doit donc préfér­er une option plus volon­taire et dynamique. Un effort homogène de sa part en faveur de ses 24 langues offi­cielles aura en out­re des retombées poli­tiques pos­i­tives sur les insti­tu­tions européennes elles-mêmes, ain­si rap­prochées de chaque citoyen. Mais l’avantage le plus impor­tant sera apporté par la com­mu­ni­ca­tion entre tous les Européens sans excep­tion, y com­pris ceux qui ne sor­tent pas de leurs pro­pres pays et qui pour­ront accéder de mieux en mieux aux médias des autres pays membres.

Il faut refuser dès le départ une per­fec­tion qui ne peut être qu’approchée pro­gres­sive­ment grâce à l’ingestion de nom­breux textes traduits dans divers­es langues par des instru­ments sus­cep­ti­bles d’apprentissage. Ain­si il ne faut pas espér­er que la tra­duc­tion de notions et con­cepts pro­fondé­ment mar­qués cul­turelle­ment et donc dif­fi­ciles à ren­dre exacte­ment dans d’autres langues (comme depuis le français, par exem­ple, « laïc­ité », « amé­nage­ment du ter­ri­toire », « école libre », « col­lec­tiv­ité ») puisse se résoudre rapi­de­ment. Les tra­duc­teurs pro­fes­sion­nels eux-mêmes se trou­vent dans l’embarras quand il n’y a pas eu d’échanges traduits ayant trait à ces notions et con­cepts en nom­bre suffisant.

Les traductions empêchent les tricheries et ambiguïtés

Par ailleurs les efforts de tra­duc­tion peu­vent aboutir à des résul­tats intéres­sants. En effet ils con­traig­nent sou­vent les textes d’origine à plus de clarté.

Un exem­ple par­lant et amu­sant de ce fait m’a été racon­té par un témoin. Dans les années 75 une équipe d’urbanistes yougoslaves (la Yougoslavie exis­tait encore), ayant eu vent du tra­vail effec­tué en 1965 par le Préfet Paul Delou­vri­er et son équipe, vint à Paris avec mis­sion de traduire en ser­bo-croate le « sché­ma directeur de la région parisi­enne ». Des locaux lui furent four­nis et elle tra­vail­la en silence un cer­tain temps.

Quand enfin elle sor­tit, elle avait quelques ques­tions à pos­er. Eh bien ces ques­tions por­taient toutes sans excep­tion sur des notions ou des con­cepts recou­verts avec habil­ité, en français, du man­teau de Noé… mais impos­si­bles à habiller d’un man­teau du même tis­su en ser­bo-croate ! Les témoins de cette affaire en tirèrent la con­clu­sion que les tra­duc­tions étaient des sérums de vérité bien utiles.

Un investissement rentable pour l’affectio societatis des peuples envers l’Union

À la lumière de cet exem­ple mais aus­si de bien d’autres, je suis con­va­in­cu du fait suiv­ant. Le nom­bre des langues offi­cielles en Europe a paru, et paraît être encore, un fardeau. Mais, si l’on veut bien tenir compte de la richesse de cha­cune d’entre elles et des pro­grès con­ti­nus de la tra­duc­tion automa­tique, ce nom­bre appa­raî­tra vite comme une richesse pour notre Union. Car ce qui fait les dif­fi­cultés actuelles des tra­duc­tions con­stituera demain une source d’intérêt pour tous les Européens. Je me per­me­ts donc de sug­gér­er aux insti­tu­tions européennes les plus capa­bles de le soutenir, notam­ment le Par­lement, par­ti­c­ulière­ment con­cerné, le pro­jet, dif­fusé large­ment et gra­tu­ite­ment, de tra­duc­teurs automa­tiques de chaque langue européenne offi­cielle dans les vingt-trois autres, en thème, en ver­sion, écrits et oraux.

Conclusion : Diffuser largement et gratuitement des traducteurs automatiques de chaque langue européenne officielle dans les vingt-trois autres. 

Dès à présent les résul­tats obtenus avec l’anglais, l’allemand, le français, l’espagnol, l’italien, le por­tu­gais et le néer­landais per­me­t­tent de con­sid­ér­er la qual­ité des tra­duc­tions automa­tiques comme très accept­able. Mais cet effort doit être éten­du aux autres langues car il ne se fera pas spon­tané­ment aus­si vite qu’il serait souhaitable pour l’Union. Le bud­get de la Com­mis­sion en matière de tra­duc­tion paraît con­sid­érable mais il ne représente finale­ment, me dit-on, qu’à peu près 2 euros par an et par citoyen européen. Vu l’intérêt poli­tique, économique, social, cul­turel et surtout affec­tif de l’intercompréhension mutuelle entre les peu­ples européens au moment où l’Europe doit absol­u­ment séduire ses pro­pres citoyens, un investisse­ment du même ordre de grandeur ne paraît pas démesuré.

3 Commentaires

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François BERGEOTrépondre
19 janvier 2021 à 14 h 40 min

Mer­ci infin­i­ment de cet arti­cle ! Comme tra­duc­teur occa­sion­nel depuis des années j’ai eu maintes fois l’oc­ca­sion de me ren­dre compte qu’a­vant de traduire il fail­lait com­pren­dre et que nom­bre de textes — ou d’élé­ments de texte — rel­e­vaient du “man­teau de Noé”. J’a­jouterai que je déplore le qua­si-mono­pole de l’anglais dans le fonc­tion­nement de l’U­nion. Je souhait­erais que les appel­la­tions des organ­ismes et des pro­grammes soient en latin, auquel les juristes me sem­blent mal­heureuse­ment être encore les derniers à faire appel.

KASSER (72)répondre
20 janvier 2021 à 17 h 52 min

Étant désor­mais instal­lé en Suisse, je suis devenu extrême­ment atten­tif au mul­ti­lin­guisme : je ne pense pas que la con­ver­gence que nous con­nais­sons vers la langue anglaise puisse, à elle seule, être une solu­tion durable. Je partage tout à fait les souhaits exprimés ici, et j’y ajoute que l’op­ti­mum me sem­ble être la pos­si­bil­ité pour cha­cun de s’ex­primer dans sa langue, et grâce à la tra­duc­tion automa­tique, com­pren­dre le mes­sage de l’autre : c’est suff­isant, et c’est ce qui est très sou­vent opéra­tionnel en Suisse avec le Français, l’Alle­mand et l’I­tal­ien pour les réu­nions de tra­vail. C’est très supérieur comme solu­tion à l’oblig­a­tion de pass­er à l’Anglais, que pour­tant nous pra­tiquons couram­ment. Donc on n’au­rait à utilis­er, pour moi par exem­ple, que des tra­duc­tions vers le Français. Pourquoi est-ce la solu­tion la plus effi­cace à terme ? Parce que, je l’ai com­pris à force de tra­vailler dans divers pays, même avec des gens de haute édu­ca­tion, il est très rare de maîtris­er réelle­ment plus d’une langue. La sec­onde, dans la qua­si total­ité des cas, ne per­met pas les finess­es d’une langue natale, et ne per­met pas d’ex­primer toute la richesse de nos idées.

Michel GERARD (55)répondre
9 février 2021 à 14 h 36 min

Mer­ci, chers Cama­rades, de ces com­men­taires qui m’en­cour­a­gent. Je con­nais bien la méth­ode Suisse car j’ai tra­vail­lé plusieurs années sur les pro­jets de tra­ver­sée de tout l’arc Alpin. C’est en effet une méth­ode très effi­cace car cha­cun est plus sûr de ce qu’il dit. Cette méth­ode est pra­tiquée jusqu’au niveau du Con­seil fédéral où pour­tant beau­coup sont trilingues, voire quadrilingues s’ils par­lent le romanche. La rai­son pro­fonde de cet accord lin­guis­tique est la pré­ci­sion néces­saire aux échanges, comme tu le laiss­es très bien enten­dre, Michel KASSER.

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