Enjeux économiques de l'espace

L’espace : un enjeu économique, humain et géopolitique de demain

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°769 Novembre 2021
Par André-Hubert ROUSSEL (X85)

Depuis quelques années, l’espace devient un nou­veau ter­ri­toire indis­pen­sable aus­si bien dans le domaine civil que mili­taire. Dual par nature, c’est aus­si un levier de la sou­ve­rai­ne­té géo­po­li­tique pour les grandes puis­sances alors que de nom­breux acteurs issus du civil tentent éga­le­ment de s’y impo­ser com­mer­cia­le­ment. André-Hubert Rous­sel (85), CEO d’ArianeGroup, rap­pelle que l’Europe dis­pose d’une indus­trie de pointe et d’ingénieurs au meilleur niveau mon­dial qui lui per­mettent de ren­for­cer son posi­tion­ne­ment et de pour­suivre son déve­lop­pe­ment pour gar­der les clés de l’accès à l’espace. Explications.

L’accès à l’espace est une composante majeure de la souveraineté et de l’indépendance stratégique des États. Ces enjeux essentiels partagés par ArianeGroup se traduisent notamment par la dualité civile et militaire. Qu’en est-il ?

Aria­ne­Group est né en 2016 de la fusion des acti­vi­tés spa­tiales et mili­taires des groupes Safran et Air­bus. Aujourd’hui, notre groupe est le maître d’œuvre des deux grands sys­tèmes de sou­ve­rai­ne­té fran­çaise et européenne : 

  • le pro­gramme Ariane qui est le lan­ceur moyen-lourd euro­péen qui a notam­ment la voca­tion de garan­tir l’autonomie de l’accès à l’espace pour l’Europe ;
  • les sys­tèmes d’armes mis­siles de la force de dis­sua­sion fran­çaise, qui sont lan­cés à bord des sous-marins nucléaires lan­ceurs d’engins français.

Ces dimen­sions stra­té­giques sont appré­hen­dées et gérées par Aria­ne­Group en tant que maître d’œuvre grâce à une orga­ni­sa­tion tota­le­ment inté­grée, ain­si que des moyens indus­triels et des com­pé­tences pointues.

Militarisation de l’espace, complexification de la géopolitique mondiale qui se reporte sur l’espace, nouveaux arrivants… sont autant d’enjeux auxquels vous êtes confrontés. Comment appréhendez-vous ces sujets aujourd’hui stratégiques ? 

Au cours des der­nières décen­nies, l’espace est deve­nu un lieu stra­té­gique sur le plan éco­no­mique, scien­ti­fique et géo­po­li­tique. S’il a tou­jours été, les enjeux qu’il pose actuel­le­ment sont plus cri­tiques que par le pas­sé. Sur le plan éco­no­mique, les sys­tèmes de navi­ga­tion, d’observation et de com­mu­ni­ca­tion jouent un rôle essen­tiel. Cette réa­li­té crée aujourd’hui des ten­sions et des riva­li­tés géo­po­li­tiques d’une inten­si­té inédite. Et notre dépen­dance aux smart­phones qui néces­sitent en moyenne une cin­quan­taine de connexions à des satel­lites au quo­ti­dien illustre par­fai­te­ment la com­plexi­té de la situation. 

Au-delà, nous sommes aus­si confron­tés à la ques­tion de la dura­bi­li­té de l’espace. En effet, depuis plu­sieurs années, nous assis­tons au déve­lop­pe­ment de constel­la­tions en orbite qui non seule­ment génère un impor­tant tra­fic, mais entraîne aus­si un risque accru de col­li­sion. À cela s’ajoute le sujet des satel­lites en fin de vie ou qui ne sont déjà plus uti­li­sés qui gra­vitent dans l’espace. À l’époque de leur mise en ser­vice, cette pro­blé­ma­tique n’avait pas for­cé­ment été anti­ci­pée et avec l’explosion de l’activité spa­tiale, il est doré­na­vant essen­tiel d’aborder cette thé­ma­tique aus­si bien sur le plan civil et com­mer­cial, que mili­taire et défense. Ce sont des sujets qui nous inté­ressent par­ti­cu­liè­re­ment, car nous tra­vaillons et déve­lop­pons des sys­tèmes qui doivent prendre en compte l’ensemble de ces enjeux pour sécu­ri­ser nos lan­ce­ments, déter­mi­ner les bonnes tra­jec­toires, réduire le risque de col­li­sion… Dans ce cadre, nous capi­ta­li­sons sur notre sys­tème Geo­Tra­cker qui per­met d’observer l’arc géo­sta­tion­naire. Nous avons ain­si signé un contrat de ser­vice avec le Com­man­de­ment de l’espace fran­çais afin de mettre à leur dis­po­si­tion des infor­ma­tions rela­tives aux satel­lites et autres objets qui gra­vitent dans l’arc géo­sta­tion­naire. Aujourd’hui, nous cher­chons à faire évo­luer ce sys­tème optique et sa capa­ci­té d’observation en capi­ta­li­sant sur l’intelligence arti­fi­cielle pour cou­vrir d’autres orbites ter­restres, et notam­ment l’orbite moyenne et basse où le tra­fic est le plus dense. Nous avons aus­si un contrat avec le Fonds euro­péen de défense autour de l’amélioration des cap­teurs et sen­seurs afin d’affiner et de pré­ci­ser notre connais­sance de l’environnement spa­tial. L’idée est de déve­lop­per une capa­ci­té euro­péenne auto­nome, qui là aus­si sera duale, civile et militaire. 

Le programme Ariane est né de la volonté de bâtir une souveraineté européenne et une souveraineté de l’accès à l’espace, il y a déjà plus de 40 ans. Quelles sont les missions et projets phares qui vous mobilisent actuellement ?

En effet ! L’histoire d’ArianeGroup a com­men­cé lorsque les États-Unis ont refu­sé d’autoriser l’exploitation com­mer­ciale du satel­lite de com­mu­ni­ca­tion « Symphonie ».

C’est une coopé­ra­tion euro­péenne fran­co-alle­mande qui a pous­sé la créa­tion du pro­gramme Ariane à l’origine. L’ambition était alors d’avoir une auto­no­mie stra­té­gique pour ne plus dépendre des grandes puis­sances mon­diales sur les sujets rela­tifs à l’espace. Depuis, le pro­gramme Ariane s’est déve­lop­pé avec le der­nier en date Ariane 5, qui est la der­nière ver­sion en ser­vice. Actuel­le­ment, nous sommes aus­si for­te­ment mobi­li­sés sur le pro­jet James-Webb Teles­cop, le plus grand téles­cope spa­tial, dont le lan­ce­ment est pré­vu pour le 18 décembre pro­chain. Ariane 5 va assu­rer cette mis­sion pour le compte de la Nasa dans le cadre d’une coopé­ra­tion entre les États-Unis et l’Europe. 

Notre actua­li­té est bien évi­dem­ment sur­tout mar­quée par le déve­lop­pe­ment d’Ariane 6 qui est plus poly­va­lente. Si Ariane 5 a per­mis de mener à bien de grandes mis­sions scien­ti­fiques géo­sta­tion­naires et d’exploration, Ariane 6 va per­mettre d’appréhender de manière beau­coup plus large l’ensemble des orbites et notam­ment les constel­la­tions, quelle qu’en soit l’orbite. Elle aura aus­si voca­tion à mener des mis­sions d’explorations et des mis­sions géo­sta­tion­naires qui res­tent un volet très impor­tant dans le monde de l’espace.

Ariane 6 vole­ra pour la pre­mière fois en 2022 et devrait être tota­le­ment opé­ra­tion­nelle dès 2024. Elle va rem­pla­cer pro­gres­si­ve­ment Ariane 5 pen­dant les trois pro­chaines années.

Et nous tra­vaillons déjà sur les sys­tèmes de trans­port spa­tial du futur. En effet, nous devons d’ores et déjà pen­ser les sys­tèmes de demain qui per­met­tront de se dépla­cer d’une orbite à l’autre, de mul­ti­plier les échanges entre la Terre et l’espace… À par­tir de là, nous sommes mobi­li­sés sur de nom­breux pro­jets, comme une nou­velle famille de lan­ceurs réuti­li­sables, mais aus­si d’importants déve­lop­pe­ments qui vont contri­buer à pré­pa­rer concrè­te­ment l’avènement du trans­port spa­tial de demain. 

La France fait partie des rares pays qui maîtrisent les systèmes balistiques dans le monde. Plus particulièrement, comment cela se traduit-il dans le cadre du programme M51 ? 

La dis­sua­sion per­met à la France de sié­ger en tant que membre per­ma­nent au Conseil de Sécu­ri­té de l’ONU aux côtés de la Chine, des États-Unis de la Fédé­ra­tion de Rus­sie et de la Grande-Bre­tagne. C’est, par ailleurs, une illus­tra­tion concrète de la volon­té de dis­po­ser d’une auto­no­mie stra­té­gique, telle qu’elle avait été sou­hai­tée par le géné­ral De Gaulle. 

Conçu pour être lan­cé depuis des sous-marins nucléaires lan­ceurs d’engins fran­çais, le mis­sile M51 en est un élé­ment clé. Aria­ne­Group en assure la maî­trise d’œuvre indus­trielle tout au long de son cycle de vie, du déve­lop­pe­ment au déman­tè­le­ment en pas­sant par la fabri­ca­tion et le main­tien en condi­tion opé­ra­tion­nelle. Ce pro­gramme exige une com­bi­nai­son d’expertises de pointe, car c’est une com­po­sante essen­tielle de la force de dis­sua­sion océa­nique fran­çaise.

Aujourd’hui, la cré­di­bi­li­té de cette dis­sua­sion fran­çaise passe par l’évolution de ce sys­tème en anti­ci­pant la pro­gres­sion des défenses des autres acteurs. Dans cette conti­nui­té, plus de 40 % de nos ingé­nieurs sont mobi­li­sés par les nou­veaux déve­lop­pe­ments et les amé­lio­ra­tions requises. Plu­sieurs essais sont assu­rés de façon per­ma­nente et régu­lière pour démon­trer la capa­ci­té de ces sys­tèmes, mais aus­si vali­der les nou­veaux déve­lop­pe­ments et leur rési­lience. À cela s’ajoute la ques­tion du déman­tè­le­ment et de la ges­tion de l’ensemble du cycle de vie de ces sys­tèmes d’armes et mis­siles qui, rap­pe­lons-le, ont été conçus pour être uti­li­sés en cas de der­nier recours. 

Les sys­tèmes balis­tiques repré­sentent un concen­tré du savoir-faire tech­no­lo­gique de pointe de notre groupe que nous déve­lop­pons et main­te­nons depuis des dizaines d’années. Cela couvre plu­sieurs domaines extrê­me­ment variés et poin­tus comme l’électromagnétisme, la méca­nique, les méca­niques des fluides, la pro­pul­sion solide, le guidage/pilotage/navigation, la cybersécurité…

C’est un monde pas­sion­nant qui regroupe des com­pé­tences diverses au ser­vice de notre sou­ve­rai­ne­té et qui sus­cite de plus en plus l’intérêt des jeunes ingé­nieurs, et plus par­ti­cu­liè­re­ment des polytechniciens. 

Et pour conclure ? 

La course de l’accès à l’espace s’accélère sous l’impulsion et la pres­sion des États-Unis et de la Chine. La France et l’Europe doivent se mobi­li­ser sur tous les plans – aca­dé­mique, indus­triel, poli­tique, éco­no­mique – pour garan­tir sa sou­ve­rai­ne­té. Il est évident que nous avons besoin d’une ambi­tion spa­tiale euro­péenne renou­ve­lée. L’idée n’est pas de nous ins­pi­rer ou de suivre les traces des grandes puis­sances, mais de créer notre propre voie ! 

Poster un commentaire