Les services à la personne, une panacée ?

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Guillaume JEANGROS (03)

Le plan Borloo, autofinancé, devrait lutter efficacement contre le chômage de masse

Le plan Borloo, autofinancé, devrait lutter efficacement contre le chômage de masse

Pré­cisons tout d’abord ce que prévoit con­crète­ment le plan Bor­loo. À car­ac­tère glob­al, il agit à la fois sur l’of­fre et la demande du secteur des ser­vices aux par­ti­c­uliers. Il exonère les entre­pris­es de charges sociales patronales sous le pla­fond du SMIC et adopte une TVA réduite à 5,5 % au lieu du taux nor­mal de 19,6 %. À cela, il faut ajouter une déduc­tion de l’im­pôt sur les sociétés de 25 % avec un pla­fond de 500 000 euros par an et par entreprise.

Du côté de la demande, le plan instau­re le CESU (le chèque emploi ser­vice uni­versel) qui assure un accès sim­pli­fié à la réduc­tion d’im­pôts sur le revenu de 50 %.

De grandes entre­pris­es telles Axa, Accor ou Adec­co ain­si que des pro­fes­sion­nels du secteur tel Acado­mia pour le sou­tien sco­laire se mobilisent pour créer un véri­ta­ble marché de pre­scrip­teurs de ser­vices à domicile.

Le plan devrait entraîn­er une perte d’im­pôts de l’or­dre de 500 mil­lions d’eu­ros par an mais prévoit un rem­bourse­ment de ces pertes par l’ac­croisse­ment des coti­sa­tions des nou­veaux employés et la baisse des aides sociales liées à la réduc­tion du tra­vail au noir. Ain­si, si le cer­cle vertueux des créa­tions d’emplois parvient à être enclenché, le plan Bor­loo pour­rait être autofinancé.

Comme le souligne à juste titre Gérard Worms, le plan Bor­loo est donc un « plan vrai­ment mas­sif, agis­sant à la fois sur tous les leviers de l’of­fre et de la demande »2.

D’après Michèle Debon­neuil, il suf­fi­rait que chaque famille en France con­somme trois heures de ces ser­vices par semaine pour créer deux mil­lions d’emplois3. Le pas­sage d’une sit­u­a­tion de sous-emploi à une sit­u­a­tion de plein-emploi serait alors facil­ité.

Le chômage peut-il être résorbé par le développement d’activités dans un seul secteur ?

À pre­mière vue, le plan Bor­loo sem­ble être la panacée à la crise du sous-emploi français. Or, depuis le début des années qua­tre-vingt-dix, il faut bien admet­tre que les dif­férentes poli­tiques économiques sec­to­rielles ont pro­gres­sive­ment cédé le pas au prof­it de poli­tiques struc­turelles comme l’ac­tion sur le temps de tra­vail ou les exonéra­tions de charges sociales. Assiste-t-on aujour­d’hui à un renou­veau des poli­tiques sec­to­rielles ? En s’at­taquant à un unique secteur, le plan Bor­loo peut-il réelle­ment espér­er un retour au plein-emploi ?

Les com­para­isons inter­na­tionales mon­trent que le déficit en emplois français n’est pas lié à de mau­vais­es per­for­mances dans le secteur indus­triel, mais bien plutôt dans le secteur des ser­vices. Ain­si, comme le soulig­nent Pierre Cahuc et Michèle Debon­neuil, si la France avait le même taux d’emploi que les États-Unis dans le com­merce et l’hôtel­lerie-restau­ra­tion, elle aurait 3,4 mil­lions d’emplois sup­plé­men­taires4. En effet, le taux d’emploi en France est aujour­d’hui de l’or­dre de 65 % alors que celui des États-Unis est supérieur à 80 %. Or, le taux d’emploi dans l’in­dus­trie est d’en­v­i­ron 15 % dans les deux pays. C’est donc dans le ter­ti­aire que la dif­férence entre les taux d’emploi est la plus fla­grante (63 % aux États-Unis con­tre 47 % en France). En rai­son de ce déficit d’emplois dans les ser­vices, le revenu par habi­tant en France s’est forte­ment détéri­oré par rap­port aux États-Unis depuis le début des années quatre-vingt-dix.

D’autres ressources doivent être trouvées pour combattre la désindustrialisation

En abais­sant le coût du tra­vail, la France est par­v­enue à enrichir sa crois­sance en emplois. Toute­fois, les emplois indus­triels main­tenus grâce aux exonéra­tions de charges sociales sont de plus en plus soumis aux risques de délo­cal­i­sa­tion depuis que les pays émer­gents comme la Chine ou l’Inde rat­trapent à grands pas leur retard tech­nologique. S’il est bien évidem­ment néces­saire de con­tin­uer à sub­ven­tion­ner ces emplois de pointe qui exer­cent un fort effet de levi­er, la ques­tion de la péren­ni­sa­tion des exonéra­tions reste entière au vu de l’é­tat des finances publiques. Le retour au plein-emploi appa­raît comme essen­tiel pour réduire le coût du tra­vail néces­saire au main­tien d’une activ­ité indus­trielle en France. Il faut donc trou­ver d’autres voies où les avan­tages com­para­t­ifs du pays puis­sent pleine­ment s’exprimer.

Le secteur des ser­vices est un des domaines où la France pos­sède encore un avan­tage com­para­tif. En effet, il est indé­ni­able que l’a­vance tech­nologique des pays dévelop­pés s’érode. Certes, une poli­tique en faveur de la recherche et développe­ment doit s’ef­forcer de main­tenir cette avance mais il faut aujour­d’hui chercher l’a­van­tage com­para­tif de la France dans son niveau de vie. La vraie dif­férence entre les pays émer­gents et les pays dévelop­pés réside dans les niveaux de vie qui met­tront au moins cinquante ans à converger.

Les États-Unis ont su exploiter cet avan­tage pour diver­si­fi­er leur offre de ser­vices (livrai­son à domi­cile, mise à dis­po­si­tion tem­po­raire de biens ou de savoir-faire…), ce qui a per­mis de faire pro­gress­er le taux d’emploi dans les ser­vices de 47 % à 63 % entre 1975 et 2000. La con­som­ma­tion de ser­vices tant aux entre­pris­es qu’aux par­ti­c­uliers est dev­enue mas­sive en l’e­space d’une décennie.

L’explosion des services est possible grâce au recours aux nouvelles technologies

La dif­férence de revenu par habi­tant entre la France et les États-Unis peut expli­quer l’ab­sence de décol­lage du secteur ter­ti­aire dans notre pays. Les Français ne con­som­meront pas ces ser­vices tant qu’ils ne parvien­dront pas à aug­menter leur niveau de vie.

En fait, l’ex­plo­sion des ser­vices aux États-Unis a été con­comi­tante d’une forte aug­men­ta­tion de la pro­duc­tiv­ité dans ce secteur depuis 1995. Ce phénomène con­stitue une rup­ture sin­gulière par rap­port aux évo­lu­tions observées dans tous les autres pays. Alors que la mon­di­al­i­sa­tion est une men­ace de plus en plus forte sur les emplois peu qual­i­fiés, le développe­ment des ser­vices, et notam­ment des ser­vices aux par­ti­c­uliers, a per­mis de réin­té­gr­er les non-qual­i­fiés dans la sphère pro­duc­tive. En effet, les Nou­velles tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et des com­mu­ni­ca­tions (NTIC) per­me­t­tent désor­mais de ren­dre les ser­vices aus­si pro­duc­tifs que les biens. En organ­isant et en indus­tri­al­isant la pro­duc­tion et la mise à dis­po­si­tion des ser­vices, et en par­ti­c­uli­er des ser­vices à domi­cile, les NTIC ont entraîné aux États-Unis de nom­breuses créa­tions d’emplois peu qual­i­fiés. En out­re, à l’im­age de la mécan­i­sa­tion qui a assuré une reval­ori­sa­tion des revenus des ouvri­ers grâce au fort gain de pro­duc­tiv­ité, les NTIC devraient assur­er une future hausse des salaires des non-qualifiés.

Pour les ser­vices à domi­cile, les NTIC regrouper­ont au sein d’une plate-forme mul­ti­ser­vices inter­ac­tive les offres des dif­férents prestataires et vont assur­er la trans­mis­sion des deman­des des clients.

Pourquoi subventionner les services aux particuliers ?

Si le développe­ment d’un secteur capa­ble d’un retour au plein-emploi est souhaitable, on peut se deman­der s’il est néces­saire de sub­ven­tion­ner de tels emplois. Pourquoi ces ser­vices ne parvi­en­nent-ils pas à se dévelop­per seuls, à l’in­star des États-Unis ? Pourquoi aider des emplois peu en dan­ger puisque non délocalisables ?

De fait, deux obsta­cles jus­ti­fient une inter­ven­tion étatique.

À l’heure actuelle, les entre­pris­es ne sont pas incitées à créer un marché de ser­vices aux par­ti­c­uliers dans la mesure où il existe une bar­rière à l’en­trée impor­tante. En effet, la con­cep­tion des plates-formes con­stitue un coût fixe très élevé (de l’or­dre de deux mil­lions d’eu­ros selon Michèle Debon­neuil) qui ne peut être amor­ti que par une demande mas­sive. En abais­sant le coût des ser­vices à la per­son­ne, le plan Bor­loo assure une demande ini­tiale assez forte capa­ble d’amor­tir le coût des plates-formes.

Un sec­ond obsta­cle est d’or­dre psy­chologique. Les ser­vices à domi­cile sont sou­vent des ser­vices que l’on se rend à soi-même, gra­tu­ite­ment (ménage, repas­sage, livrai­son…). Les par­ti­c­uliers qui n’ont jamais reçu de tels ser­vices sont réti­cents à les utilis­er. Le plan Bor­loo vise à cass­er cette bar­rière psy­chologique et à habituer les par­ti­c­uliers dans l’usage de tels services.

L’aide publique se jus­ti­fie certes pour la mise en œuvre ini­tiale du marché des ser­vices à la per­son­ne en sup­p­ri­mant les rigid­ités qui accom­pa­g­nent imman­quable­ment l’ap­pari­tion d’une nou­velle activ­ité. Pour autant, une fois que la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du secteur des ser­vices à domi­cile sera achevée, les aides devront pro­gres­sive­ment disparaître.
Alors que le vieil­lisse­ment accéléré de la pop­u­la­tion crée de nou­veaux besoins en matière d’as­sis­tance à domi­cile, le développe­ment des ser­vices à la per­son­ne sem­ble assuré par l’in­ter­mé­di­aire du plan Bor­loo. Cepen­dant, plusieurs prob­lèmes sub­sis­tent pour que le plan soit un franc suc­cès, c’est-à-dire pour qu’il per­me­tte la créa­tion de mil­liers d’emplois.

L’of­fre va-t-elle suiv­re ? Les Français sont-ils assez rich­es pour con­som­mer de tels pro­duits ? L’ar­rêt des sub­ven­tions publiques entraîn­era-t-il une chute de la demande et un risque inflationniste ?

L’offre sur le marché des services à domicile est-elle capable de s’ajuster à la demande ?

D’après Michel Godet5, à par­tir de 2006, la main-d’œu­vre devrait com­mencer à man­quer du fait de la diminu­tion de la pop­u­la­tion active. Des secteurs comme le bâti­ment ou l’hôtel­lerie-restau­ra­tion ren­con­trent déjà des dif­fi­cultés de recrute­ment. À cette pénurie de la main-d’œu­vre non qual­i­fiée risque de s’a­jouter une mau­vaise adéqua­tion de la for­ma­tion dans un secteur aus­si neuf. En effet, les deman­deurs d’emploi ne pos­sè­dent pas encore les qual­i­fi­ca­tions req­ui­s­es pour exercer ces nou­veaux emplois.

De plus, si les réduc­tions d’im­pôts et l’emploi du CESU sont le gage d’une forte demande de ser­vices, il n’est pas cer­tain que les tra­vailleurs au noir acceptent de retourn­er dans le giron légal.

Enfin, comme le souligne juste­ment Hubert Levy-Lam­bert, « la préférence pour le chô­mage ne dis­paraî­tra pas du jour au lende­main »6. Aus­si, l’of­fre risque-t-elle de ren­con­tr­er de graves difficultés.

En plus de la bar­rière psy­chologique, il faut insis­ter sur l’ob­sta­cle que con­stitue le prix des ser­vices aux par­ti­c­uliers. Les Français accepteront-ils de pay­er un prix élevé pour de tels ser­vices, une fois que les exonéra­tions auront dis­paru ? Rien n’est moins sûr. Pour con­tr­er ce prob­lème majeur, deux solu­tions sont envis­age­ables : une baisse des coûts salari­aux ou une hausse de la qual­ité des presta­tions proposées.

La pre­mière voie est celle qui a été suiv­ie par des pays comme les États-Unis, l’An­gleterre ou l’Alle­magne. La réduc­tion du salaire min­i­mal ain­si qu’un accroisse­ment de la flex­i­bil­ité du marché du tra­vail (loi Hartz IV en Alle­magne) ont per­mis à ces nou­veaux métiers de se dévelop­per spon­tané­ment puisqu’ils sont devenus attrac­t­ifs. Les exonéra­tions de charges patronales ont le même effet dans le plan Bor­loo avec une inci­dence sup­plé­men­taire sur les finances publiques.

Toute­fois, cette évo­lu­tion, qui s’est traduite par un retour au plein-emploi dans les pays anglo-sax­ons, s’est accom­pa­g­née d’une forte aug­men­ta­tion des iné­gal­ités salar­i­ales ain­si que d’une frag­ili­sa­tion du tis­su social.

Le pari de la qualité

Le plan Bor­loo, en choi­sis­sant la sec­onde voie, fait le pari de la qual­ité. En effet, le gou­verne­ment s’est engagé dans une reval­ori­sa­tion des bas salaires (+ 20 % pour le SMIC depuis 2002), ce qui exclut le recours à la pre­mière voie. Pour pro­mou­voir les ser­vices à la per­son­ne, la seule façon de les ren­dre attrac­t­ifs est donc de pro­pos­er un ser­vice de qual­ité. Aus­si, dans ces con­di­tions, une réflex­ion de fond sur le dis­posi­tif de for­ma­tion est indis­pens­able à la réus­site du plan Bor­loo. Des écoles de ser­vices aux par­ti­c­uliers devront for­mer les prestataires et les entre­pris­es devront assur­er par ailleurs une for­ma­tion con­tin­ue com­plé­men­taire. L’amélio­ra­tion de la qual­ité devrait per­me­t­tre le pas­sage d’une logique de domes­tic­ité de gré à gré à une pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du secteur.

Selon le raison­nement de Michèle Debon­neuil, la « recherche de qual­ité devrait entraîn­er une hausse du prix du ser­vice et ren­dre pos­si­ble une aug­men­ta­tion du salaire des peu qual­i­fiés ». Le salaire min­i­mum français ne serait alors plus une entrave au bon développe­ment du secteur.

Toute­fois, si le plan Bor­loo fait le pari de la qual­ité, il n’est pas cer­tain que les entre­pris­es suiv­ent le min­istre sans poli­tique économique appro­priée. L’ef­fort des entre­pris­es est triple : coût fixe des plates-formes, investisse­ment dans les NTIC pour accroître la pro­duc­tiv­ité, investisse­ment dans la for­ma­tion con­tin­ue pour amélior­er la qualité.

Les réal­ités économiques, notam­ment les pres­sions des action­naires peu enclins à dévelop­per des secteurs inten­sifs en main-d’œu­vre du fait de coûts salari­aux élevés, risquent d’avoir rai­son de la reval­ori­sa­tion de la qual­ité. Aus­si, il est essen­tiel d’inciter les entre­pris­es à inve­stir dans l’amélio­ra­tion de la qual­ité et la diver­si­fi­ca­tion des pro­duits afin que la demande soit au ren­dez-vous, même à un prix élevé.

La dif­fu­sion de la qual­ité entraîne une autre dif­fi­culté qu’il con­vient de soulign­er : un fort risque infla­tion­niste pèse sur les prix des ser­vices aux par­ti­c­uliers. Aus­si, pour éviter une réac­tion exagérée de la Banque cen­trale européenne, il faudrait que les prix intè­grent la qual­ité. La prise en compte de la qual­ité est certes courante pour les biens issus des nou­velles tech­nolo­gies mais elle ne l’est pas pour les services.

Conclusion

Au terme de cette analyse, force est de con­stater que nous demeu­rons dans l’ex­pec­ta­tive. Si les entre­pris­es refusent de jouer le jeu de la qual­ité, le plan Bor­loo ne pour­rait être en défini­tive qu’un plan de lutte con­tre le tra­vail au noir. Les créa­tions d’emplois seraient alors lim­itées et refléteraient avant tout un pas­sage de l’emploi non déclaré à un emploi déclaré.

Au con­traire, si le pari de la qual­ité s’avère juste, si les bar­rières psy­chologiques parvi­en­nent à être lev­ées et si l’of­fre parvient à suiv­re la demande, alors les créa­tions d’emplois devraient suiv­re mas­sive­ment. Tout l’en­jeu est de créer des ser­vices de luxe acces­si­bles aux plus nom­breux. Espérons que le cer­cle vertueux de la hausse des salaires entraî­nant une hausse de la demande débouchant sur une réduc­tion du chô­mage s’en­clenche, à l’im­age de la révo­lu­tion fordiste. Seul l’avenir nous le dira… 

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1. Les Échos, 14 févri­er 2006.
2. Doc­u­ment de tra­vail X‑Sursaut du 17 févri­er 2006, cf. http://x‑sursaut.polytechnique.org/15/
3. « Les ser­vices : une oppor­tu­nité pour créer des emplois pro­duc­tifs » in Pro­duc­tiv­ité et emploi dans le ter­ti­aire, Pierre Cahuc et Michèle Debon­neuil, rap­port du Con­seil d’analyse économique, La Doc­u­men­ta­tion française, 2003.
4. Pro­duc­tiv­ité et emploi dans le ter­ti­aire, Pierre Cahuc et Michèle Debon­neuil, rap­port du Con­seil d’analyse économique, 2004.
5. Michel Godet, Le choc de 2006, Odile Jacob, 2006.
6. Doc­u­ment de tra­vail X‑Sursaut du 20 févri­er 2006. Cf http://x‑sursaut.polytechnique.org/15/

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