Les risques et défis de la croissance urbaine

Dossier : Chine et EnvironnementMagazine N°743 Mars 2019
Par Michel ROSTAGNAT (75)
La croissance économique de la Chine entraîne une forte expansion urbaine. Les exigences environnementales et sociales amènent les autorités à revoir les modèles d’urbanisme des dernières décennies. Elles le font avec pragmatisme en n’hésitant pas à procéder par essais et erreurs.

Le Prési­dent chi­nois Xi Jin­ping a ouvert son mes­sage du Nou­v­el An (occi­den­tal) 2019 à la nation par ces mots : « En dépit de toutes sortes de risques et de défis, nous avons poussé notre économie dans le sens d’un développe­ment de haute qual­ité, accéléré la sub­sti­tu­tion des anciens moteurs de crois­sance et main­tenu les grands indi­ca­teurs économiques dans des lim­ites raisonnables. Nous avons avancé dans nos efforts pour pro­téger notre ciel bleu et défendre nos riv­ières et nos sols de la pol­lu­tion. » Cette pro­fes­sion de foi sonne-t-elle le retour de la Chine à une forme de crois­sance sobre ? Le spec­ta­cle des grandes méga­lopoles chi­nois­es, encore habitées par la frénésie de la démesure, incit­erait à en douter. Pour­tant, dans un pays qui se flat­te d’avoir en quar­ante ans d’« ouver­ture et de réforme » trans­for­mé un rur­al sur deux en citadin et aujourd’hui encore, selon l’adresse de son Prési­dent, de sor­tir chaque année de la pau­vreté 1 % de sa pop­u­la­tion (rurale pour l’essentiel), la classe moyenne émer­gente nour­rit une exi­gence d’environnement sain de plus en plus forte. Les pou­voirs publics ont dû inté­gr­er cette exi­gence-là dans leurs choix poli­tiques et urban­is­tiques. Les grandes villes, qui sont le quo­ti­di­en de plus d’un Chi­nois sur deux, sont au cœur du problème.


REPÈRES

Grande nation paysanne tar­di­ve­ment saisie par le ver­tige de la ville, la Chine ne sem­ble tou­jours pas rev­enue de sa foi en les ver­tus du gigan­tisme. Celle-ci procède de con­stats très – trop – sim­ples : depuis quar­ante ans, le taux de crois­sance du PIB suit assez fidèle­ment celui de l’urbanisation, et le citadin gagne en moyenne trois fois plus que le rur­al. Pour édi­fi­er une nation prospère, il suf­fi­rait donc de pour­suiv­re son urban­i­sa­tion à marche for­cée… Le spec­ta­cle des ban­lieues révèle encore une ten­dance à con­stru­ire beau­coup et vite, mais pas for­cé­ment pour l’avenir.


Des moteurs de croissance forts

En deçà de l’idéologie pro­gres­siste qui en ani­me les pro­mo­teurs, les moteurs de la crois­sance urbaine chi­noise sont nom­breux et puis­sants. Le plus fort est l’aspiration du peu­ple à la prospérité dont les cam­pagnes de la Révo­lu­tion cul­turelle sont la triste antithèse. Le deux­ième est le fruit de l’organisation poli­tique même du pays. Dans un État extrême­ment cen­tral­isé, où les gou­verneurs des provinces et les maires sont des hauts fonc­tion­naires nom­més par le pou­voir cen­tral, il est essen­tiel aux respon­s­ables locaux de mon­tr­er à Pékin com­ment ils ont su faire de leur ter­ri­toire une vit­rine de la Chine. Les provinces con­cen­trent de fait leurs forces sur leurs grandes cap­i­tales régionales, au détri­ment du tis­su des plus petites villes. Les grands maires font assaut d’imagination pour bâtir chez eux les plus éton­nantes con­struc­tions du pays, voire du monde.

Un régime fiscal favorable à l’extension des villes

Un troisième moteur, insi­dieux, est le régime fis­cal des col­lec­tiv­ités locales. En pra­tique en effet, con­traire­ment à la France où l’essentiel des recettes fis­cales locales sont assis­es sur le stock de richess­es (la taxe fon­cière sur la valeur du fonci­er, la con­tri­bu­tion économique ter­ri­to­ri­ale sur le mon­tant des cap­i­taux investis…), en Chine, c’est la vente des ter­rains qui rem­plit les caiss­es des villes. Depuis la réforme de 1994 qui a instau­ré un sys­tème de remon­tée au niveau cen­tral de la plu­part des tax­es et de redis­tri­b­u­tion aux col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales d’une frac­tion d’entre elles, c’est une bonne moitié de leurs bud­gets qui en provient. Or en Chine, le fonci­er est pro­priété de la col­lec­tiv­ité locale. Les citadins ne sont pro­prié­taires que de leur apparte­ment et pour une durée lim­itée, certes longue – soix­ante-dix ans, voire cent ans – et n’ont guère à crain­dre l’expropriation, mais ils ne pos­sè­dent pas le ter­rain d’assiette. Les paysans n’ont que l’usufruit de leur terre et peu­vent en être aisé­ment expro­priés, même si la loi inter­dit désor­mais l’expropriation « sans rai­son et sans com­pen­sa­tion ». La col­lec­tiv­ité locale peut ensuite libre­ment ven­dre le ter­rain aux pro­mo­teurs. Le sys­tème est ain­si struc­turelle­ment spécu­latif, il pousse à l’expansion indéfinie des villes.

“En Chine,
le foncier est propriété
de la collectivité locale”

Le temps des doutes

Mais si les stratèges du Com­mis­sari­at général du Plan chi­nois, la NDRC, ne prévoient qu’une douce inflex­ion dans la courbe de crois­sance du taux d’urbanisation qui l’amènerait à 70 % en 2030 (con­tre 57 % aujourd’hui), un cer­tain nom­bre de sig­naux révè­lent la mon­tée de résis­tances du corps social et des insti­tu­tions au mod­èle dominant.

Cer­taines sont d’ordre pure­ment économique. Ain­si en est-il de la fragilité des bud­gets des col­lec­tiv­ités locales. Compte tenu de la struc­ture de leurs recettes, si l’expansion des villes devait mar­quer le pas, le spec­tre de leur fail­lite ferait son appari­tion. De fait, la plu­part d’entre elles sont aujourd’hui très endettées.

La ville nou­velle en pro­jet de Tian­fu, proche de Cheng­du. © NI Jincheng

Préoccupations environnementales

L’environnement est un sujet d’inquiétude et de reven­di­ca­tion crois­sant. Sur ce plan, encore con­vient-il de dis­tinguer ce qui relève du cadre de vie de ce qui touche à l’environnement glob­al. L’aménagement du cadre de vie quo­ti­di­en des rési­dents est dans l’ensemble soigné. Les espaces verts, lieux de com­mu­nion de l’individu avec la nature et de ressource­ment du corps et de l’esprit, sont bien présents au cœur des villes et sont l’objet de l’attention des autorités dans tous les grands pro­jets d’aménagement. L’enfant, valeur refuge depuis que la réforme de l’enfant unique l’a ren­du rare, comme la per­son­ne âgée pour ses exer­ci­ces physiques matin­aux, trou­vent sans peine les lieux de ressource­ment adéquats. En revanche, l’environnement glob­al demeure très dégradé.

Une pollution atmosphérique forte

La pol­lu­tion atmo­sphérique atteint en Chine ori­en­tale des niveaux préoc­cu­pants, que seul le bassin du Gange sem­ble aujourd’hui excéder. Mesurée selon le taux de par­tic­ules fines PM2,5 issues de la com­bus­tion de com­bustibles fos­siles, qui est le seul indi­ca­teur de pol­lu­tion de l’air auquel les études épidémi­ologiques imputent une diminu­tion de l’espérance de vie, elle touche plus dure­ment le nord du pays autour de Pékin où la rigueur du cli­mat impose le chauffage, encore large­ment trib­u­taire du char­bon. Voy­ageant au gré des vents, elle s’étend large­ment sur les provinces rurales voisines et cou­vre une par­tie du golfe de Bohai et de la mer de Chine. En 2016, le taux moyen de PM2,5 à Pékin fut ain­si de 73 µg/m3, à com­par­er à la lim­ite de 25 µg/m3 pre­scrite par la direc­tive européenne de 2008 ou aux
10 µg/m3 recom­mandés par l’OMS. Six villes chi­nois­es dépas­saient alors les 100 µg/m3 en moyenne annuelle. En com­para­i­son, Paris émargeait à seule­ment 18 µg/m3.

Un urbanisme à réinventer

La poli­tique nationale sem­ble encore favor­able aux grandes métrop­o­les. Pour le Chi­nois moyen, la cam­pagne demeure un lieu de relé­ga­tion, peu­plé de vil­lages mis­érables désertés par les généra­tions actives et parsemé de tristes kolkhozes ves­tiges des âges col­lec­tivistes. Pour­tant, plusieurs sig­naux com­men­cent à mon­tr­er un réel souci de tem­po­ri­sa­tion dans la course à l’urbanisation.

Ain­si, la munic­i­pal­ité de Shang­hai (24 mil­lions d’habitants sur la taille d’un grand départe­ment français), qui plan­i­fi­ait encore naguère un objec­tif de 40 mil­lions d’habitants, l’a revu dras­tique­ment à la baisse. L’objectif est désor­mais une sta­bil­i­sa­tion à 25 mil­lions. Sachant que le desser­re­ment des pop­u­la­tions est, là-bas comme ici, une réal­ité, cela sup­pose néan­moins de con­stru­ire en ban­lieue. La munic­i­pal­ité s’efforce de struc­tur­er de nou­veaux noy­aux urbains, mil­lion­naires, pourvus du statut, des fonc­tions et de l’attractivité d’une vraie ville et bien reliés à la ville cen­tre. Les bal­bu­tiements de cette poli­tique lais­sent quelque peu dubi­tatif. L’urbanisme dans ces villes nou­velles répond encore trop aux canons sovié­tiques, avec de très larges avenues, de vastes esplanades, des blocs de tours d’habitation… Il n’est pas facile d’inventer une con­vivi­al­ité urbaine et d’attirer les entre­pris­es à 70 kilo­mètres du cœur his­torique de l’agglomération. L’alchimie urbaine reste à inventer.

Pol­lu­tion de l’air par les PM2,5 en Asie, 1er jan­vi­er 2018, 18 h 30 heure de Paris. © aqicn.org

Favoriser les « petites » villes

Au cœur même des villes fleuris­sent les com­mu­nautés fer­mées (gat­ed com­mu­ni­ties). Ce sont des ensem­bles gar­di­en­nés, joli­ment amé­nagés, de den­sité mod­érée. Les pre­miers d’entre eux ont été con­stru­its pour les cadres du Par­ti. Désor­mais, les citoyens les plus for­tunés les plébisci­tent. Aux yeux des plan­i­fi­ca­teurs, ils sont un obsta­cle au traf­ic et à la den­si­fi­ca­tion du tis­su urbain. Le Prési­dent Xi Jin­ping s’en est lui-même ému. Mais il suf­fit de par­courir les revues dis­tribuées dans les avions, mon­trant votre future rési­dence de vacances au milieu des fleurs de l’île de Hainan, pour se con­va­in­cre que la lutte con­tre ce « retour à la terre » en pleine ville est vaine. Le mod­èle tra­di­tion­nel de la cour car­rée pour­rait être l’horizon d’une classe moyenne de plus en plus exigeante. Le gou­verne­ment lui-même com­mence à pren­dre des mesures dis­crim­i­na­toires en faveur des petites villes. Ain­si, le plan de 2014 prévoit la fin du huk­ou, le passe­port intérieur, sésame pour l’accès à l’éducation, aux soins et aux ser­vices publics, pour tous les ruraux migrants de l’intérieur instal­lés dans des villes de moins de 500 000 habi­tants. En l’attente d’une poli­tique vrai­ment ambitieuse de développe­ment de l’attractivité de ces petites villes, c’est un sig­nal posi­tif à leur endroit.


Des prix prohibitifs

Désor­mais, le frein le plus puis­sant à l’expansion urbaine serait le prix de l’immobilier. Les quartiers cen­traux de Pékin et Shang­hai sont devenus plus chers que les cen­tres de grandes villes occi­den­tales. Les cadres chi­nois, dont les salaires n’ont rien à envi­er aux nôtres, s’en accom­mod­ent. En revanche, les moins for­tunés sont relégués dans des ban­lieues lointaines.


De l’automobile au vélo connecté

La mobil­ité urbaine témoigne de façon éton­nante de l’évolution des com­porte­ments. Forte du mot d’ordre de Deng Xiaop­ing, « Il est glo­rieux de s’enrichir », la cap­i­tale s’est employée dès les années 80 à faire la part belle à l’automobile, au point de con­naître rapi­de­ment la throm­bose. Mais avec la même énergie, là comme dans les grandes métrop­o­les de province, on a con­stru­it des réseaux de TGV et de métro (plus proches dans leur con­cept de nos RER que de nos métros, vu la taille des tach­es urbaines). Tout dernière­ment, les ser­vices de trans­port à la demande fondés sur les big data ont explosé. C’est ain­si qu’ont sur­gi depuis quelques années une mul­ti­tude de ser­vices privés plus ou moins informels mais admirable­ment struc­turés, dont Didi (le Uber chi­nois) et les vélos en libre-ser­vice sont une illus­tra­tion frap­pante. Pas­sion­né de tech­nolo­gie, le Chi­nois se pilote en temps réel à l’aide de son smart­phone. Aujourd’hui, le vélo, c’est l’objet con­nec­té par excel­lence. Les jeunes citadins chi­nois en raf­fo­lent. Sachant que le vélo a longtemps été assim­ilé dans l’imaginaire chi­nois aux souf­frances de l’ère Mao, ce retour en grâce du vélo témoigne à l’envi de la résilience extra­or­di­naire de ce peu­ple gour­mand de la vie. Par­al­lèle­ment, la Chine est dev­enue le cham­pi­on mon­di­al incon­testé du véhicule élec­trique. Le moin­dre tri­por­teur dans ses villes y est aujourd’hui élec­trique, au risque de tromper la vig­i­lance du promeneur négligent.

Vélos en libre-ser­vice dans les rues d’une grande ville chi­noise. © twinsterphoto

Vers une nouvelle civilisation urbaine

En dépit de ces sig­naux faibles, l’appétit de con­struc­tion de la Chine sem­ble insa­tiable, et on peut crain­dre qu’il ne soit lourd, toutes pro­por­tions gardées, des prob­lèmes soci­aux que nos ban­lieues ren­con­trent depuis quelques décen­nies. Par chance, la Chine est plus prag­ma­tique que l’Occident. Elle n’hésite pas à procéder par essais et erreurs. Elle saura cer­taine­ment, le moment venu, négoci­er le virage vers une civil­i­sa­tion urbaine apaisée.


Villes satellites

À l’instar de Shang­hai, les plus grandes aggloméra­tions s’emploient à inven­ter le même mod­èle de ville satel­lite. La plus emblé­ma­tique est aujourd’hui Xiong’an. Situé à plus de 100 kilo­mètres au sud de Pékin, au cœur de la grande conur­ba­tion du Jingjin­ji (110 mil­lions d’habitants sur une super­fi­cie égale à 40 % de la France), ce pais­i­ble secteur lacus­tre est devenu le théâtre des grandes ambi­tions amé­nageuses du Prési­dent Xi Jin­ping. En ver­tu d’une déci­sion du Comité cen­tral du Par­ti et du Con­seil d’État en date du 1er avril 2017, dix mil­lions d’habitants y sont atten­dus à terme.

Mais même cette maille « mil­lion­naire » est désor­mais contestée.


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