Transformation agricole : Impacts environnementaux et freins structurels

Dossier : Chine et EnvironnementMagazine N°743 Mars 2019
Par Marie-Hélène SCHWOOB
L’étude du secteur agricole chinois, qui relie milieux ruraux et milieux urbains au travers de l’alimentation, apporte un éclairage particulièrement intéressant sur la manière dont sont mises en œuvre les politiques de protection de l’environnement. Elle montre aussi la façon dont celles-ci peuvent entrer en conflit avec des logiques de pouvoir et des chemins de dépendance créés par la mise en œuvre de politiques passées.

La Chine se retrou­ve aujourd’hui con­fron­tée à des enjeux crois­sants en matière de sécu­rité ali­men­taire. Face à la diminu­tion et à la dégra­da­tion accélérées des ter­res arables et des ressources en eau, pro­duire sur le ter­ri­toire chi­nois pour sat­is­faire les besoins ali­men­taires de la pop­u­la­tion se révèle de plus en plus com­plexe, d’autant plus que, par­al­lèle­ment à cette dégra­da­tion des ressources de pro­duc­tion, les habi­tudes ali­men­taires évolu­ent rapi­de­ment. La classe moyenne urbaine crois­sante mod­i­fie ses habi­tudes, con­somme plus et dif­férem­ment, ce qui stim­ule la con­som­ma­tion nationale d’huiles ali­men­taires et de pro­duits à base de pro­téines ani­males et entraîne une aug­men­ta­tion de la demande de pro­duits inten­sifs en ter­res, tels que les oléagineux et les pro­duits d’alimentation ani­male comme le soja et le maïs. La bal­ance com­mer­ciale agri­cole chi­noise, dev­enue néga­tive en 2004, ne cesse depuis de se dégrader.


REPÈRES

La Chine, qui a réus­si remar­quable­ment à sor­tir une grande par­tie de sa pop­u­la­tion de la pau­vreté et de la faim, doit aujourd’hui nour­rir près de 20 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale avec seule­ment 7 % des ter­res arables mon­di­ales, et avec des ressources en eau égale­ment faibles et mal répar­ties sur son ter­ri­toire, tout en main­tenant des prix accept­a­bles pour une pop­u­la­tion qui con­sacre encore une part impor­tante de son bud­get à l’alimentation.


Sécurité alimentaire et réduction des inégalités

Le gou­verne­ment s’est depuis le début des années 2000 active­ment con­sacré à dévelop­per des direc­tives poli­tiques de développe­ment rur­al, asso­ciées à un sys­tème de sou­tien économique à la pro­duc­tion et au stock­age de pro­duits agri­coles. Il entend à la fois répon­dre à cet enjeu de sécu­rité ali­men­taire et réduire les iné­gal­ités économiques entre ruraux et urbains. Car le revenu moyen par habi­tant en milieu rur­al était, en 2012, trois fois inférieur au revenu moyen par habi­tant en milieu urbain.

Privilégier la production domestique

Dans le con­texte actuel d’économie mon­di­al­isée, où l’excédent com­mer­cial chi­nois se compte en cen­taines de mil­liards de dol­lars, et où des pays tels que le Japon ou le Roy­aume-Uni impor­tent près de 60 % de leur ali­men­ta­tion, on pour­rait penser valide une stratégie chi­noise se reposant sur les impor­ta­tions agroal­i­men­taires. Pour­tant, les direc­tives poli­tiques, formelles, con­tin­u­ent de priv­ilégi­er le pili­er de l’approvisionnement domes­tique. Cela tient à des raisons his­toriques et cul­turelles, la dernière famine datant de 1958–1961 et ayant causé la mort de plusieurs dizaines de mil­lions de per­son­nes. Les raisons sont aus­si démo­graphiques : si la demande ali­men­taire de plus d’un mil­liard de Chi­nois en venait à s’appuyer sur les marchés mon­di­aux, le risque de désta­bilis­er ces derniers serait impor­tant. En effet, si la Chine impor­tait 10 % de sa con­som­ma­tion actuelle de céréales, les vol­umes importés représen­teraient pas moins de 20 % des impor­ta­tions mon­di­ales. Enfin, des raisons stratégiques motivent égale­ment ce choix, qui visent à pro­téger le pays de la volatil­ité des cours mon­di­aux sur les pro­duits d’alimentation de base, volatil­ité sus­cep­ti­ble de provo­quer des trou­bles soci­aux majeurs comme lors de la crise ali­men­taire de 2007–2008.

Ain­si, l’objectif d’augmentation de la pro­duc­tion agri­cole se retrou­ve en tant que com­posante majeure de l’ensemble des direc­tives gou­verne­men­tales liées à la mod­erni­sa­tion agri­cole. Cet objec­tif con­cerne en pre­mier lieu les céréales, mais égale­ment d’autres denrées.

Les enjeux croissants en matière de santé et d’environnement

L’une des con­séquences de cet objec­tif d’agriculture pro­duc­tiviste fut l’encouragement des agricul­teurs à recourir mas­sive­ment aux pes­ti­cides et aux fer­til­isants. Les taux moyens d’utilisation d’intrants par les agricul­teurs chi­nois sont aujourd’hui par­mi les plus élevés au monde, ce qui con­duit à des taux élevés de pol­lu­tion aux nitrates. Cette sit­u­a­tion est aggravée par le développe­ment d’élevages hors-sol de grande taille.

“La Chine manque d’eau pour répondre
à la demande de sa population”

Un niveau de pollution inquiétant

Les fer­til­isants chim­iques répan­dus en excès sont lessivés par les pluies et con­t­a­mi­nent les cours d’eau et les nappes phréa­tiques. Dans une sit­u­a­tion où la Chine manque d’eau pour répon­dre à la demande de sa pop­u­la­tion, la pol­lu­tion d’origine agri­cole est dev­enue inquié­tante. Les pra­tiques agri­coles peu­vent par ailleurs avoir des effets sur la pro­duc­tion agri­cole elle-même, car cer­taines dégradent les sols et l’eau, alors même que la qual­ité de ces ressources est essen­tielle pour assur­er le main­tien des niveaux de pro­duc­tion agri­cole sur le moyen et long terme – comme la sur­con­som­ma­tion de nitrates, sus­cep­ti­ble de men­er à une acid­i­fi­ca­tion des sols affec­tant leur fertilité.

Par ailleurs, la sur­con­som­ma­tion de fer­til­isants et de pes­ti­cides par les agricul­teurs chi­nois mène à d’importants prob­lèmes de résidus sur les pro­duits con­som­més par la pop­u­la­tion. Les médias chi­nois tirent régulière­ment la son­nette d’alarme. En 2014, une étude sur les résidus de pes­ti­cides dans les fruits et légumes par l’Aqsiq (Admin­is­tra­tion générale du con­trôle de la qual­ité, de l’inspection et de la quar­an­taine) dans
23 grandes villes chi­nois­es a mon­tré un taux de cer­ti­fi­ca­tion com­pris entre seule­ment 47 % et 72 %.

Enfin, on con­state une pol­lu­tion préoc­cu­pante par des élé­ments tox­iques tels que le cad­mi­um, le nick­el, l’arsenic. On a ain­si mesuré en 2013 des con­cen­tra­tions exces­sives de cad­mi­um dans le riz pro­duit au Hunan.


Surconsommation d’engrais

Selon les sta­tis­tiques pub­liées par la Banque mon­di­ale, la con­som­ma­tion d’engrais en Chine était de 506 kg/ha/an en 2015 (moyenne mon­di­ale : 138 ; Union européenne : 157 ; États-Unis : 137). Une étude chi­noise con­duite en 2009 esti­mait qu’une util­i­sa­tion plus effi­ciente des nitrates per­me­t­trait de réduire les taux d’application de 30 % à 60 %.


Économiser l’eau et les intrants agricoles

À l’aube du XXIe siè­cle, con­fron­tées aux enjeux crois­sants en matière de sécu­rité ali­men­taire, de sta­bil­ité sociale et de crois­sance économique, les insti­tu­tions cen­trales du gou­verne­ment ont pro­gres­sive­ment com­mencé à encour­ager les offi­ciels locaux à réin­ve­stir les activ­ités de pro­duc­tion agri­cole. Par­mi les direc­tives poli­tiques cen­trales, aux côtés des objec­tifs pro­duc­tivistes, un cer­tain nom­bre de direc­tives con­cer­naient la pro­tec­tion de l’environnement et l’amélioration de la qual­ité des pro­duits ali­men­taires, et ce dès 2004. Le plan de développe­ment durable 2015–2030 pour l’agriculture prévoit notam­ment des mesures de réduc­tion de la con­som­ma­tion de l’eau par le secteur agri­cole, ain­si qu’un pla­fon­nement de l’utilisation des engrais chim­iques et des pro­duits phytosanitaires.

“Les directives politiques
environnementales semblent
dans leur ensemble avoir été
moins reprises au niveau local”

Le rôle clé accordé aux entreprises « à tête de dragon »

Pour­tant, ces direc­tives poli­tiques sem­blent dans leur ensem­ble avoir été moins repris­es au niveau local. Des enquêtes de ter­rain menées dans le cadre d’une thèse mon­trent que l’évolution des pri­or­ités établies par le gou­verne­ment cen­tral aboutit effec­tive­ment à un réin­vestisse­ment des offi­ciels locaux dans les activ­ités de pro­duc­tion agri­cole, mais que ces modal­ités de réin­vestisse­ment de ces activ­ités créent des blocages – ou des chemins de dépen­dance – qui restreignent les pos­si­bil­ités pour la Chine de se diriger vers une agri­cul­ture envi­ron­nemen­tale­ment et sociale­ment plus durable. L’un des élé­ments déter­mi­nants est que les offi­ciels des gou­verne­ments locaux s’appuient préféren­tielle­ment sur des entre­pris­es de trans­for­ma­tion agroal­i­men­taire basées en milieu rur­al, con­sid­érées comme les plus aptes à con­duire « rapi­de­ment » la mod­erni­sa­tion agri­cole. Par­al­lèle­ment à l’acquisition par ces dernières d’un rôle cen­tral dans le proces­sus, les petits agricul­teurs ont été du même coup forte­ment mar­gin­al­isés, bien qu’ils con­stituent la qua­si-total­ité de la main‑d’œuvre agri­cole et pos­sè­dent donc un con­trôle sur les pra­tiques de production.

© Sutipond Stock

La marginalisation des petits agriculteurs

Le statut social des nong­min (크췽) (petits agricul­teurs, paysans et habi­tants ruraux), en dépit des migra­tions rurales et de l’évolution des con­di­tions de vie de ces derniers, reste forte­ment inscrit dans les insti­tu­tions et dans les esprits – notam­ment au tra­vers de la pop­u­lar­i­sa­tion de la notion de suzhi. Qu’ils soient eux-mêmes nong­min ou non, les indi­vidus main­ti­en­nent une fron­tière sociale claire entre cette caté­gorie par­ti­c­ulière de la pop­u­la­tion et le reste des habi­tants, notam­ment en rai­son de la per­sis­tance de fac­teurs cul­turels et insti­tu­tion­nels comme le sys­tème de pro­priété fon­cière ou le sys­tème d’identification offi­ciel ou huk­ou. La stratégie générale­ment adop­tée par les nong­min pour échap­per à cette con­di­tion sociale reste la migration.

© Yuan­Geng

Des freins à l’évolution des pratiques

Ain­si, bien que les entre­pris­es de trans­for­ma­tion agroal­i­men­taire con­duisent des for­ma­tions auprès des agricul­teurs ou des ouvri­ers agri­coles et con­trac­tu­alisent avec ces derniers, dans le but d’améliorer les pra­tiques afin de les ren­dre plus aptes à pro­téger l’environnement et à assur­er la sûreté san­i­taire des pro­duits ali­men­taires, le fait que les petits agricul­teurs restent mar­gin­al­isés dans le proces­sus de mod­erni­sa­tion agri­cole restreint les pos­si­bil­ités d’une réelle évo­lu­tion des pra­tiques pour trois raisons prin­ci­pales. D’abord, la con­trac­tu­al­i­sa­tion ou l’emploi d’ouvriers agri­coles par les entre­pris­es rurales ne mod­i­fie en rien les intérêts de cette main‑d’œuvre, qui reste générale­ment rémunérée selon le poids et l’apparence de la récolte – critères max­imisés par l’utilisation d’importants vol­umes de pes­ti­cides et de fer­til­isants, dont les mod­i­fi­ca­tions sont con­sid­érées comme risquées par l’agriculteur, inapte à accepter ce risque financier. Par ailleurs, les entre­pris­es rurales per­pétuent générale­ment des for­ma­tions de type top-down, qui con­tribuent à ren­forcer les fron­tières sociales entre man­agers et ouvri­ers agri­coles, ce qui com­plique les échanges dans un sens (il est très dif­fi­cile pour un petit agricul­teur de faire pro­gress­er sa con­di­tion sociale en restant dans les cam­pagnes) comme dans l’autre (les con­seils apportés par les man­agers d’entreprises sont générale­ment peu con­sid­érés par les agricul­teurs). Les agricul­teurs restent con­finés dans leur statut social sans réelle pos­si­bil­ité d’évolution au sein de l’entreprise qui les emploie ou avec laque­lle ils con­trac­tu­alisent. Enfin, la con­trac­tu­al­i­sa­tion avec les pro­duc­teurs agri­coles, qui ne met pas ceux-ci en lien avec les clients con­som­ma­teurs, ne per­met pas d’impliquer réelle­ment les petits agricul­teurs dans les prob­lé­ma­tiques de sécu­rité san­i­taire des pro­duits, qui restent pro­pres aux entre­pris­es agro-ali­men­taires et de dis­tri­b­u­tion qui, elles, reçoivent une demande forte de leurs clients.


Une discrimination selon l’éducation et la profession

La notion de suzhi est un con­cept qui a été récem­ment repris en Chine. On par­lera de 羹醴, « qual­ité », ou « qual­ité humaine » : ain­si, 됴羹醴, dis­uzhi, désign­era des per­son­nes de « basse qual­ité », sur des critères liés par exem­ple au niveau d’éducation.


Références

  • Hao (Xiaom­ing), « Nongyao jiedu mei rang “she­jian” geng anquan », Keji ribao, 2014/06/20 [Hao (Xiaom­ing), « Pes­ti­cide-degrad­ing enzyme to improve food safe­ty », Jour­nal of Sci­ence and Tech­nol­o­gy, 20/06/2014].
  • Jua (X.), Xing (G.), Chen (X.), Zhang (S.), Zhang (L.), Liu (X.), Cui (Z.), Yin (B.), Christie (P.), Zhu (Z.), Zhang (F.), « Reduc­ing envi­ron­men­tal risk by improv­ing N man­age­ment in inten­sive Chi­nese agri­cul­tur­al sys­tems », Pro­ceed­ings of the Nation­al Acad­e­my of Sci­ences of the Unit­ed States of Amer­i­ca, mars 2009, vol. 106, n° 9, p. 3041–3046.
  • Ni (H.), « Agri­cul­tur­al Domes­tic Sup­port and Sus­tain­able Devel­op­ment in Chi­na », ICTSD Pro­gramme on Agri­cul­tur­al Trade and Sus­tain­able Devel­op­ment, mai 2013.
  • Oi (J.C.), « Two Decades of Rur­al Reform in Chi­na : An Overview and Assess­ment », The Chi­na Quar­ter­ly, sep­tem­bre 1999, n° 159, Spe­cial Issue : « The People’s Repub­lic of Chi­na after 50 Years », p. 616–628.
  • Schwoob (M.-H.), « Sécu­rité ali­men­taire en Chine : quels arbi­trages ? Quels acteurs ? », Iddri Work­ing Paper n° 22/12, Paris, France, 2012, 26 p.
  • Schwoob (M.-H.), « The sociopo­lit­i­cal pat­terns of agri­cul­tur­al mod­ern­iza­tion in Chi­na : Step­ping on tran­si­tion path­ways », thèse de doc­tor­at, Paris, Insti­tut d’études poli­tiques de Paris, 2015.
  • Schwoob (M.-H.), « L’écologie en Chine du point de vue du secteur de la pro­duc­tion agri­cole », in Maréchal (J.P.), La Chine face au mur de l’environnement ? CNRS Édi­tions, 2017.

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