Kiev, hôtel Sport.

Les relations économiques franco-ukrainiennes : en attendant le réveil du géant endormi

Dossier : UkraineMagazine N°547 Septembre 1999
Par Élisabeth PUISSANT

L’ukraine a été le berceau de la puis­sance indus­trielle de l’URSS en rai­son des gise­ments de char­bon et de fer du Don­bass et de Kryvyï Rih, mais aus­si en rai­son de ses réserves en pét­role : à la fin du XIXe siè­cle, l’Ukraine était le pre­mier pro­duc­teur de pét­role européen. C’est ce qui explique d’ailleurs sa sur­ca­pac­ité actuelle de raf­fi­nage, 65 Mt, alors qu’elle ne pro­duit plus que 4 Mt de pét­role. Pour faire vivre ses instal­la­tions, dont une unité de 24,5 Mt à Lysichan­sk, l’Ukraine dépend de four­nisseurs extérieurs au pre­mier rang desquels la Russie.

L’Ukraine sovié­tique était le pays de la sidérurgie, de la métal­lurgie non fer­reuse (l’Ukraine pos­sède 5 % des réserves mon­di­ales du sous-sol, avec notam­ment d’im­por­tantes réserves de titane), de la mécanique lourde (50 % de l’arme­ment pro­duit par l’U­nion sovié­tique en prove­nait), mais aus­si de l’aéro­nau­tique (avec Antonov) et de l’e­space (dont la plus impor­tante usine de mis­siles au monde).

Toute­fois, Moscou, quelque peu méfi­ante, s’é­tait tou­jours arrangée pour que la pro­duc­tion de l’Ukraine reste, d’une façon ou d’une autre, dépen­dante de la Russie par la four­ni­ture d’une pièce quelconque.

Aujour­d’hui, l’Ukraine est hand­i­capée par cette pro­duc­tion dont la qual­ité est sou­vent médiocre en rai­son de la faib­lesse des investisse­ments réal­isés pen­dant des décen­nies, avec néan­moins des poches d’ex­cel­lence dans le spa­tial (le lanceur Zénith, un con­cur­rent pos­si­ble d’Ar­i­ane avec l’aide des États-Unis et de la Banque Mon­di­ale) ou l’aéro­nau­tique (l’AN 124 peut trans­porter 120 t de matériel et l’AN 70 est con­sid­éré, sur cer­tains aspects, comme tout à fait en pointe).

ertains veil­lent à main­tenir en survie arti­fi­cielle ces mastodontes cacochymes hérités de l’ère sovié­tique dans la mesure où l’ex­por­ta­tion de pro­duits sidérurgiques ou pétroliers reste profitable…

Aujour­d’hui, toute­fois, une indus­trie légère (trans­for­ma­tion agroal­i­men­taire, tex­tile-habille­ment, papi­er-car­ton…), plus mod­erne, plus dynamique, com­mence à émerger.

Le véri­ta­ble casse-tête de l’Ukraine reste son appro­vi­sion­nement en énergie. Ce pays, qui a pro­duit jusqu’à 64 mds m3/an de gaz, n’en extrait plus que 18 mds. Il a fait le choix du tout nucléaire (ou plutôt : il hérite du choix sovié­tique du tout nucléaire) et a lais­sé ses instal­la­tions ther­miques dépérir, ce qui rend aujour­d’hui leur mod­erni­sa­tion coûteuse.

Ceci explique pourquoi l’Ukraine tient tant à l’achève­ment des cen­trales nucléaires de Rivne et de Khmel­nyt­skyï, pour lesquelles elle a reçu des engage­ments du G7 en com­pen­sa­tion de la fer­me­ture défini­tive de Tch­er­nobyl. Elle estime surtout n’avoir guère d’al­ter­na­tive : ses mines de char­bon dont les instal­la­tions sont obsolètes doivent surtout être fer­mées, et le développe­ment de tur­bines à gaz aug­menterait encore sa dépen­dance vis-à-vis de la Russie, ce qu’elle veut éviter à tout prix.

Cette dépen­dance énergé­tique vis-à-vis de son grand voisin russe est en effet telle qu’elle cherche par tous les moyens à la con­tourn­er, en s’al­liant notam­ment avec l’Azer­baïd­jan et le Turk­ménistan dont la démarche est en bien des points semblable.

Il n’est jusqu’à l’a­gri­cul­ture qui ne pose prob­lème. Le “gre­nier à blé de l’Eu­rope” des livres de géo­gra­phie de notre enfance a actuelle­ment des ren­de­ments trois fois inférieurs à ceux de la Beauce, alors que le tiers des ter­res noires mon­di­ales cou­vre les plaines ukraini­ennes, par­fois sur deux mètres d’é­pais­seur. Mal­gré ces faibles ren­de­ments, le poten­tiel est tel que l’Ukraine devient rapi­de­ment un des inter­venants qui comptent sur le marché mon­di­al des céréales et du tournesol.

L’é­conomie de l’Ukraine en 1998, quoique moins dégradée qu’en Russie, a cepen­dant été très affec­tée par la crise de son grand voisin et parte­naire. Mais pour l’Ukraine, cette crise a surtout été le révéla­teur de la fragilité de sa sta­bil­i­sa­tion économique, fondée qua­si unique­ment sur une poli­tique moné­taire stricte, et minée par l’in­suff­i­sance de réformes struc­turelles, par l’im­por­tance du déficit budgé­taire, lui-même engen­dré par la faib­lesse de la col­lecte fis­cale et par une aug­men­ta­tion d’im­payés de toute nature ; minée égale­ment par la dépen­dance des expor­ta­tions d’un seul pro­duit, l’aci­er (36 % du total).

La con­ta­gion de la crise russe a eu toute­fois quelques effets béné­fiques : elle a obligé les autorités ukraini­ennes à pren­dre de nou­velles mesures visant à lui assur­er l’indis­pens­able sou­tien inter­na­tion­al, mas­sif, qu’elle a obtenu. Toute­fois, les insti­tu­tions finan­cières inter­na­tionales n’ont pas l’in­ten­tion, tout en l’aidant, de don­ner un blanc-seing à l’Ukraine, qui demeure sous haute surveillance.

Plus que jamais aujour­d’hui, l’Ukraine a besoin de met­tre en place les réformes qui lui per­me­t­tront, d’une part, sinon de dévelop­per du moins de main­tenir les finance­ments mul­ti­latéraux, d’autre part de dégager des finance­ments addi­tion­nels (résul­tats de la pri­vati­sa­tion par exemple).

Elle devra agir sur la fis­cal­ité (sup­pres­sion d’ex­emp­tions ; baisse de la TVA de 20 % à 15 % ; réduc­tion du taux d’im­po­si­tion sur les revenus de 30 % à 20 %), mais aus­si sur les sub­ven­tions qui main­ti­en­nent en survie arti­fi­cielle les mastodontes cacochymes de l’in­dus­trie lourde héritée de l’ère soviétique.

Elle devra con­tin­uer à déré­gle­menter l’ac­tiv­ité économique pour per­me­t­tre enfin l’émer­gence de ces PME qui lui font tant défaut et qui, les autorités ukraini­ennes l’ont com­pris, sont le moteur de la reprise.

L’Ukraine devra aus­si, pen­dant qu’il est encore temps, restruc­tur­er le secteur bancaire.

Le gou­verne­ment devra cepen­dant compter sur le Par­lement, où le cor­po­ratisme de cer­tains par­tis est un frein aux réformes. Qui plus est, en cette année par­ti­c­ulière où des élec­tions prési­den­tielles seront organ­isées (octo­bre 1999), cer­tains pour­raient être ten­tés par une poli­tique moné­taire plus sou­ple (les arriérés de salaires et de retraites sont très impor­tants) ; et la mise en place de réformes qui resteraient isolées de leur con­texte social ne saurait être viable.

Mal­gré tout, ce grand pays, aux nom­breux points com­muns avec la France (la taille, la pop­u­la­tion, la place de l’a­gri­cul­ture, l’in­di­vid­u­al­isme, une reine…), est un géant, certes endor­mi, mais qui se réveillera dans les années qui vien­nent. En trem­blera, non pas le monde, mais l’en­tre­prise qui n’au­ra pas su appréci­er ses poten­tial­ités et qui l’abor­dera trop tard, sans avoir pra­tiqué dans la péri­ode actuelle la règle des qua­tre P : présence, patience, pru­dence et per­sévérance (le cinquième, prof­its, est dans la sit­u­a­tion actuelle surtout réservé aux banques !).

L’Ukraine représente au sein des pays de la CEI le deux­ième marché de la France après la Russie. Nos échanges se sont régulière­ment dévelop­pés depuis l’indépen­dance recou­vrée du pays en 1991 et ont con­nu, au début de l’an­née dernière, un développe­ment promet­teur. Mais cet élan a été brisé par la crise finan­cière du mois d’août 1998 et sur l’ensem­ble de l’an­née dernière, nos ventes à l’Ukraine, 1 873 MF, n’ont aug­men­té que de 1 % par rap­port à 1997 ; en revanche, nos achats se sont accrus de 28 %, à 1 009 MF.

Cette stag­na­tion de nos expor­ta­tions est due essen­tielle­ment à la chute de la demande de nos biens de con­som­ma­tion, due à la forte baisse du pou­voir d’achat en devis­es de la pop­u­la­tion depuis la crise finan­cière du mois d’août dernier. Les pro­duits les plus touchés ont été les pro­duits agroal­i­men­taires et les biens de con­som­ma­tion courante qui, jusque-là, étaient de plus en plus demandés par les Ukrainiens. En revanche, il est intéres­sant de not­er que les achats de biens d’équipement français se sont main­tenus à la hausse mal­gré les dif­fi­cultés économiques que tra­verse le pays.

Nos achats en Ukraine se sont con­cen­trés sur des pro­duits à faible valeur ajoutée, au pre­mier rang desquels le tour­nesol, poste qui à lui seul représente un quart de nos impor­ta­tions, suivi des pro­duits sidérurgiques et des demi-pro­duits chimiques.

Le début de l’an­née 1999 a été en demi-teinte, comme le qua­trième trimestre 1998. Mais le rythme de nos expor­ta­tions sem­ble s’être accéléré au cours des derniers mois, notam­ment après l’al­lége­ment du sys­tème de con­trôle des changes, par­ti­c­ulière­ment rigoureux, mis en place lors du déclenche­ment de la crise russe.

La France n’est que le 8e four­nisseur de l’Ukraine, avec moins de 2 % du marché, ce qui est fort peu. Certes, il n’est pas ques­tion de se com­par­er à son pre­mier parte­naire, la Russie, mais bien au deux­ième, l’Alle­magne, qui détient aujour­d’hui près de 8 % du marché ukrainien, ou même à l’I­tal­ie qui nous devance largement.

Ce pays a encore réu­ni à Kiev cette année, dans une expo­si­tion nationale ital­i­enne, plus de 250 entre­pris­es, dont la grande majorité se dit très sat­is­faite des con­tacts pris.

Même la Grande-Bre­tagne est plus dynamique que la France en Ukraine.

En matière d’im­plan­ta­tion en Ukraine, la ten­dance reste la même. De manière générale, les investis­seurs étrangers restent très pru­dents puisqu’à ce jour le stock d’in­vestisse­ments directs étrangers est encore légère­ment inférieur à 3 mds USD (US Dol­lars), la part de la France se lim­i­tant à 50 M USD. Les États-Unis, les Pays-Bas, la Grande-Bre­tagne se sont à ce jour mon­trés plus allants que notre pays en matière d’in­vestisse­ments en Ukraine.

Cer­tains, comme Kraft Jacobs Suchard qui a repris la choco­la­terie Korona à Kiev, comme Coca-Cola qui a ouvert sa plus grande usine d’Eu­rope à Brovary, ou comme Reem­st­ma qui pro­duit des cig­a­rettes, ne sem­blent pas s’en plaindre.

Ce manque d’en­goue­ment des opéra­teurs français est d’au­tant plus regret­table que l’im­age de la France et de ses pro­duits est excel­lente, même si la con­cur­rence de celle des États-Unis est par­fois gênante, dans le secteur du machin­isme agri­cole par exem­ple. Les États-Unis sont très présents en Ukraine et il s’ag­it d’une poli­tique délibérée : ils ont fait de ce pays le troisième récip­i­endaire de leur aide finan­cière, avec 195 M USD bon an, mal an.

Env­i­ron 80 entre­pris­es français­es se sont instal­lées en Ukraine. La majorité priv­ilégie le bureau de représen­ta­tion ; peu d’en­tre­pris­es s’im­plantent dans la pro­duc­tion. La pre­mière à avoir trou­vé quelque intérêt au marché ukrainien a été le Crédit Lyon­nais, qui est resté pen­dant cinq ans la seule banque étrangère en Ukraine, avant d’être suiv­ie par la Société Générale ; ces deux ban­ques occu­pent tou­jours une place priv­ilégiée sur le marché ban­caire local. Lac­tal­is, Alca­tel, Schlum­berg­er, Lafarge, entre autres, ont fait le pari d’in­ve­stir en Ukraine dans la pro­duc­tion. Leur activ­ité n’est pas sans à‑coup ni mau­vais­es sur­pris­es mais, en général, elles ne remet­tent pas en cause leur choix et pensent déjà à demain.


Kiev, hôtel Sport. © DATA BANK UKRAINE

Elles sont accom­pa­g­nées de PME comme Pan­i­mat qui occupe une place de choix dans la vien­nois­erie, ou comme WPI qui s’oc­troie déjà 40 % du marché des ser­vices télé­phoniques aux médias et aux entre­pris­es. D’autres grands groupes, notam­ment dans le secteur de l’én­ergie, s’in­téressent à ce marché. Ils atten­dent des oppor­tu­nités, qui pour­raient devenir plus con­crètes depuis que l’Ukraine, qui n’a pra­tique­ment plus accès au marché des cap­i­taux, a com­pris que les pri­vati­sa­tions étaient une source poten­tielle de devis­es moins volatiles que les fonds de place­ment, par­ti­c­ulière­ment lorsqu’on s’ab­stient de céder les plus beaux morceaux à des entre­pris­es peu con­nues au siège chypri­ote par exemple.

EDF et Gaz de France, entre autres, sont là. Ils ont été rejoints par Fram­atome qui, allié à Camp­enon Bernard SGE et à Bouygues, vient de rem­porter un appel d’of­fres de 68,7 M euros pour le stock­age du com­bustible usé de Tchernobyl.

Le chemin vers le suc­cès n’est bien sûr pas parsemé de pétales de rose. Par­fois, la las­si­tude gagne, lorsque, investis­seur ou expor­ta­teur, on doit faire face aux dif­fi­cultés. Elles ne sont pas toutes insol­ubles, même si la bureau­cratie se mon­tre par­ti­c­ulière­ment ingénieuse et lit les lois dif­férem­ment selon les villes et les quartiers, mais les com­pli­ca­tions parvi­en­nent quelque­fois à émouss­er les con­vic­tions les mieux ancrées.

Les obsta­cles au com­merce, con­traires tant aux règles de l’OMC qu’à celles de l’ac­cord de coopéra­tion et de parte­nar­i­at con­clu avec l’U­nion européenne en 1994, sont nom­breux et sou­vent sug­gérés par des indus­tries ago­nisantes qui imposent le pro­tec­tion­nisme pour fuir la restructuration.

L’une des procé­dures les plus pénal­isantes est aujour­d’hui la cer­ti­fi­ca­tion. Elle est longue, coû­teuse, changeante et sou­vent dis­crim­i­na­toire. Nos lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques, par ailleurs très bien placés en Ukraine, en ont beau­coup pâti. D’autres mesures touchent la pro­tec­tion de la pro­priété intel­lectuelle, encore mal assurée, et la revue à la hausse de tar­ifs douaniers mal­gré les règles de l’OMC qui imposent leur gel pen­dant les négociations.

Dans l’ensem­ble, les entre­pris­es se plaig­nent d’in­ter­férences, de tra­casseries, voire d’ar­bi­traire, de la part de l’ad­min­is­tra­tion, qui conçoit son rôle comme puni­tif et non d’as­sis­tance ; elles se plaig­nent aus­si des com­plex­ités du sys­tème fis­cal, de la volatil­ité de la régle­men­ta­tion, enfin de la corruption.

Leurs représen­tants soulig­nent sou­vent que la réso­lu­tion de prob­lèmes mineurs absorbe par­fois plus de temps que la pro­duc­tion ou la vente. Toute­fois, la plu­part de ces entre­pris­es n’en­ten­dent pas aban­don­ner ce marché qu’elles esti­ment por­teur sur le long terme, et qui devrait repren­dre dans un ou deux ans. Elles pour­raient être aidées par la con­sti­tu­tion, en cours, d’une cham­bre de com­merce et d’in­dus­trie fran­co-ukraini­enne qui réu­ni­rait des entre­pris­es sis­es tant en France qu’en Ukraine.

Sans doute, les entre­pris­es français­es, en général encore peu famil­ières de l’Ukraine, ont-elles une vision très lim­itée des poten­tial­ités de ce pays, que beau­coup conçoivent encore con­fusé­ment comme une province russe. À telle enseigne qu’elles prospectent l’Ukraine à par­tir de Moscou, générale­ment avec un suc­cès très limité.

La Pologne peut d’ailleurs se révéler une bien meilleure base pour atta­quer ce marché en devenir de 50 mil­lions de clients, même si ce ne sont pas aujour­d’hui, loin s’en faut, 50 mil­lions de con­som­ma­teurs. Or c’est dès main­tenant qu’il con­vient de s’in­téress­er à ce pays, qui évolue, s’adapte et s’ou­vre, même s’il le fait à l’év­i­dence lente­ment, son passé économique et indus­triel sovié­tique dif­fi­cile à réformer pesant encore très lourd.

Il serait dom­mage qu’en se réveil­lant le géant ne trou­ve à son chevet que nos con­cur­rents, européens ou américains.

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