Portrait de Gabriel Lamé

Gabriel Lamé (1815), voyageur au pays des Sciences

Dossier : ExpressionsMagazine N°651 Janvier 2010
Par Christian MARBACH (56)

Cer­tains se sou­vi­en­nent qu’au temps de leurs études on leur a par­lé des coef­fi­cients de Lamé en mécanique. Il y a de fortes chances que leur éru­di­tion s’ar­rête là. Gabriel Lamé est un poly­tech­ni­cien de la pro­mo 1815 comme le con­firme une notice bien faite dans le Livre du cen­te­naire de l’É­cole (1894).

Lamé, ayant appartenu au corps des Mines, fig­ure aus­si sur le site Inter­net des Annales des Mines, régulière­ment enrichi de notices nécrologiques, dis­cours académiques et éloges funéraires qui con­va­in­cront que Lamé était tout sauf un poly­tech­ni­cien ordinaire. 

Un Bulletin de la Sabix

Les anniver­saires, prop­ices aux com­mé­mora­tions, ont bien des avan­tages : ils don­nent par­fois l’oc­ca­sion de faire le point sur une per­son­nal­ité, d’en nuancer le por­trait, d’en recon­sid­ér­er l’oeu­vre et l’in­flu­ence. Ain­si en fut-il l’an dernier pour Gabriel Lamé, avec le Col­loque organ­isé à Nantes pour le cent cinquan­tième anniver­saire des Leçons sur les coor­don­nées curvilignes.

La Sabix pub­lie régulière­ment les actes de ren­con­tres érudites 

La Sabix, Société des amis de la bib­lio­thèque et de l’his­toire de l’É­cole poly­tech­nique, s’est asso­ciée à cette man­i­fes­ta­tion et s’est engagée à pub­li­er les Actes de ce col­loque, repro­duisant ain­si un effort déjà entre­pris pour d’autres ren­con­tres éru­dites, sur l’É­cole poly­tech­nique et l’in­ter­na­tion­al, les archives des entre­pris­es, Claude Berthol­let ou Gas­pard Mon­ge. Voici donc Lamé et son col­loque, offerts dans le Bul­letin n° 44 de la Sabix1.

Les pérégrinations de Lamé

L’in­tro­duc­tion très pré­cise d’Éve­lyne Barbin reprend le déroule­ment des trois chapitres cou­verts par les inter­venants du col­loque : Gabriel Lamé ingénieur ; Gabriel Lamé physi­cien ; Gabriel Lamé math­é­mati­cien. Dès sa lec­ture on s’aperçoit vite que les con­férences classées dans chaque chapitre cou­vrent bien plus que ce que sug­gèrent ces titres, ouvrant chaque fois des per­spec­tives non seule­ment sur une per­son­nal­ité excep­tion­nelle et le chem­ine­ment de sa pen­sée, mais aus­si sur son envi­ron­nement his­torique, géo­graphique et sci­en­tifique. Autant qu’un por­trait, le Bul­letin nous offre donc des voy­ages. Com­mençons par dire un mot de ces voy­ages — le Col­loque par­lait de péré­gri­na­tions — avant de revenir sur le portrait. 

L’Empire russe

Pre­mier voy­age, celui, géo­graphique et essen­tiel, ini­ti­a­teur et fécond, vers la Russie. D’abord désarçon­né par les soubre­sauts de l’É­cole poly­tech­nique en 1816, mais surtout déçu par les per­spec­tives que lui offre vers 1820 le corps des Mines mal­gré la com­pé­tence qu’il a acquise, en par­ti­c­uli­er en sidérurgie, Lamé hésite beau­coup à servir l’Ad­min­is­tra­tion de la Restau­ra­tion. C’est là un réflexe courant chez de nom­breux X de cette époque, ceux dont par­le l’his­toire — par exem­ple les officiers mis en demi-sol­de comme les per­son­nages de roman, décrits par Balzac ou Stendhal. 

Les cir­con­stances met­tent Lamé en face d’une oppor­tu­nité, s’in­scrire dans une opéra­tion de coopéra­tion tech­nique avec l’Em­pire russe. Vis­i­ble­ment, Lamé est vite con­va­in­cu par les avan­tages de cette expa­tri­a­tion, l’in­té­gra­tion dans une équipe choisie com­prenant son ami Clapey­ron (1815) et placée sous les ordres du colonel Bazaine (1803), l’é­ten­due des champs sci­en­tifiques et tech­niques qu’il pour­ra cou­vrir, la largesse des con­di­tions matérielles qui lui sont offertes. 

En avant donc pour Saint-Péters­bourg, et pour une douzaine d’an­nées ! Iri­na et Dmitri Gouzévitch avaient déjà pré­paré pour la Sabix d’autres réc­its relat­ifs aux trans­ferts tech­niques entre la Russie et le reste de l’Eu­rope au xixe siè­cle (Bul­letin n° 33) ; cette fois, c’est en suiv­ant Lamé, en retraçant sa car­rière en Russie, en y décrivant sa vie famil­iale, en analysant les échanges de savoir dont Lamé a été l’au­teur, le catal­y­seur ou le béné­fi­ci­aire qu’ils illus­trent ce thème fréquent des par­cours poly­tech­ni­ciens : la capac­ité à oser aller ailleurs, à tou­jours savoir écouter et échang­er, à com­pren­dre l’autre, à agir mal­gré les obsta­cles de la langue ou des usages, à vouloir pro­gress­er en équipe en partageant la foi en un pro­grès ici théorisé par le saint-simonisme. Cet aspect donne aus­si lieu à un excel­lent arti­cle de Philippe Rég­nier, qui explique com­ment Lamé a flirté avec cette doctrine. 

Science et industrie mêlées

L’in­ven­tion de la mondialisation
Ce que font aujour­d’hui des mil­liers d’X expa­triés, des cen­taines de précurseurs l’ont fait il y a cent cinquante ans en inven­tant une mon­di­al­i­sa­tion encore tâton­nante, aux USA, en Russie, au Japon, évidem­ment aus­si dans les ter­ri­toires des colonies où beau­coup eurent à œuvr­er dans un con­texte différent. 

Le sec­ond voy­age que nous sommes invités à effectuer en suiv­ant Lamé est naturelle­ment celui des pro­grès de la sci­ence et de l’in­dus­trie mêlés. Sans hésiter, Lamé s’in­scrit dans un mou­ve­ment de rap­proche­ment et croise­ment des dis­ci­plines qui se man­i­feste et se développe depuis le xvi­i­ie siè­cle, mais il n’est pas le dernier à con­juguer algèbre et géométrie, math­é­ma­tiques et physique, théorie et appli­ca­tions, à insis­ter sur leurs com­plé­men­tar­ités dans ses écrits comme son enseigne­ment, à explor­er des domaines divers comme l’élas­tic­ité ou la lumière. L’his­toire des sci­ences est pleine de ce type de per­son­nages, qu’on serait ten­té de qual­i­fi­er de touche-à-tout s’ils n’ap­por­taient pas à cha­cun de leurs travaux autant de rigueur que de capac­ité d’at­ten­tion pour ce qui se pense et fait ailleurs, dans une autre dis­ci­pline, à pro­pos d’un autre champ de con­nais­sances. Le résul­tat n’a alors rien d’une accu­mu­la­tion de petites per­cées avancées par un savant dis­trait, mais se présente plutôt comme une con­struc­tion cohérente tou­jours apte à de nou­veaux développements. 

Professeur et savant

Les lecteurs du Bul­letin de la Sabix pour­ront donc voy­ager dans les pays comme dans les sci­ences. Ils le fer­ont grâce à des auteurs de qual­ité dont cer­tains ont déjà offert d’autres textes à la Sabix, et ils le fer­ont en com­pag­nie de Gabriel Lamé, per­son­nal­ité attachante : les illus­tra­tions du Bul­letin, par­fois dues à l’am­a­bil­ité de la famille de Gabriel Lamé, en témoignent aussi. 

Oser aller ailleurs, savoir écouter et échang­er, com­pren­dre l’autre 

Après la lec­ture de ces con­tri­bu­tions, on com­pren­dra que la tonal­ité des dis­cours tenus à l’oc­ca­sion de son décès mette l’ac­cent sur des qual­ités intel­lectuelles, rigueur, imag­i­na­tion, mais aus­si de coeur : bien­veil­lance, sym­pa­thie envers tous, con­frères comme élèves. Nous avons tous été élèves, nous avons gardé de bons ou de moins bons sou­venirs de nos maîtres. Si nous ne savions pas très bien qui était ce Lamé dont le nom était tracé sur les murs de nos amphis, nous pou­vons désor­mais être assurés qu’il méri­tait d’y fig­ur­er, comme pro­fesseur, comme ingénieur et comme savant. 

1.Le Bul­letin n°44, Lamé, 150 pages, est en vente sur www.sabix.org

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