Gabriel Lamé (1815), voyageur au pays des Sciences
À l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la parution des Leçons sur les coordonnées curvilignes et leurs diverses applications, que Gabriel Lamé fit paraître en 1859, le Centre François Viète d’histoire des sciences et des techniques de l’université de Nantes et la Maison des sciences de l’homme Ange Guépin de Nantes ont organisé un colloque de grande qualité sur cet ingénieur, professeur, mathématicien et physicien.
Certains se souviennent qu’au temps de leurs études on leur a parlé des coefficients de Lamé en mécanique. Il y a de fortes chances que leur érudition s’arrête là. Gabriel Lamé est un polytechnicien de la promo 1815 comme le confirme une notice bien faite dans le Livre du centenaire de l’École (1894).
Lamé, ayant appartenu au corps des Mines, figure aussi sur le site Internet des Annales des Mines, régulièrement enrichi de notices nécrologiques, discours académiques et éloges funéraires qui convaincront que Lamé était tout sauf un polytechnicien ordinaire.
Un Bulletin de la Sabix
Les anniversaires, propices aux commémorations, ont bien des avantages : ils donnent parfois l’occasion de faire le point sur une personnalité, d’en nuancer le portrait, d’en reconsidérer l’oeuvre et l’influence. Ainsi en fut-il l’an dernier pour Gabriel Lamé, avec le Colloque organisé à Nantes pour le cent cinquantième anniversaire des Leçons sur les coordonnées curvilignes.
La Sabix publie régulièrement les actes de rencontres érudites
La Sabix, Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique, s’est associée à cette manifestation et s’est engagée à publier les Actes de ce colloque, reproduisant ainsi un effort déjà entrepris pour d’autres rencontres érudites, sur l’École polytechnique et l’international, les archives des entreprises, Claude Berthollet ou Gaspard Monge. Voici donc Lamé et son colloque, offerts dans le Bulletin n° 44 de la Sabix1.
Les pérégrinations de Lamé
L’introduction très précise d’Évelyne Barbin reprend le déroulement des trois chapitres couverts par les intervenants du colloque : Gabriel Lamé ingénieur ; Gabriel Lamé physicien ; Gabriel Lamé mathématicien. Dès sa lecture on s’aperçoit vite que les conférences classées dans chaque chapitre couvrent bien plus que ce que suggèrent ces titres, ouvrant chaque fois des perspectives non seulement sur une personnalité exceptionnelle et le cheminement de sa pensée, mais aussi sur son environnement historique, géographique et scientifique. Autant qu’un portrait, le Bulletin nous offre donc des voyages. Commençons par dire un mot de ces voyages – le Colloque parlait de pérégrinations – avant de revenir sur le portrait.
L’Empire russe
Premier voyage, celui, géographique et essentiel, initiateur et fécond, vers la Russie. D’abord désarçonné par les soubresauts de l’École polytechnique en 1816, mais surtout déçu par les perspectives que lui offre vers 1820 le corps des Mines malgré la compétence qu’il a acquise, en particulier en sidérurgie, Lamé hésite beaucoup à servir l’Administration de la Restauration. C’est là un réflexe courant chez de nombreux X de cette époque, ceux dont parle l’histoire – par exemple les officiers mis en demi-solde comme les personnages de roman, décrits par Balzac ou Stendhal.
Les circonstances mettent Lamé en face d’une opportunité, s’inscrire dans une opération de coopération technique avec l’Empire russe. Visiblement, Lamé est vite convaincu par les avantages de cette expatriation, l’intégration dans une équipe choisie comprenant son ami Clapeyron (1815) et placée sous les ordres du colonel Bazaine (1803), l’étendue des champs scientifiques et techniques qu’il pourra couvrir, la largesse des conditions matérielles qui lui sont offertes.
En avant donc pour Saint-Pétersbourg, et pour une douzaine d’années ! Irina et Dmitri Gouzévitch avaient déjà préparé pour la Sabix d’autres récits relatifs aux transferts techniques entre la Russie et le reste de l’Europe au xixe siècle (Bulletin n° 33) ; cette fois, c’est en suivant Lamé, en retraçant sa carrière en Russie, en y décrivant sa vie familiale, en analysant les échanges de savoir dont Lamé a été l’auteur, le catalyseur ou le bénéficiaire qu’ils illustrent ce thème fréquent des parcours polytechniciens : la capacité à oser aller ailleurs, à toujours savoir écouter et échanger, à comprendre l’autre, à agir malgré les obstacles de la langue ou des usages, à vouloir progresser en équipe en partageant la foi en un progrès ici théorisé par le saint-simonisme. Cet aspect donne aussi lieu à un excellent article de Philippe Régnier, qui explique comment Lamé a flirté avec cette doctrine.
Science et industrie mêlées
L’invention de la mondialisation
Ce que font aujourd’hui des milliers d’X expatriés, des centaines de précurseurs l’ont fait il y a cent cinquante ans en inventant une mondialisation encore tâtonnante, aux USA, en Russie, au Japon, évidemment aussi dans les territoires des colonies où beaucoup eurent à œuvrer dans un contexte différent.
Le second voyage que nous sommes invités à effectuer en suivant Lamé est naturellement celui des progrès de la science et de l’industrie mêlés. Sans hésiter, Lamé s’inscrit dans un mouvement de rapprochement et croisement des disciplines qui se manifeste et se développe depuis le xviiie siècle, mais il n’est pas le dernier à conjuguer algèbre et géométrie, mathématiques et physique, théorie et applications, à insister sur leurs complémentarités dans ses écrits comme son enseignement, à explorer des domaines divers comme l’élasticité ou la lumière. L’histoire des sciences est pleine de ce type de personnages, qu’on serait tenté de qualifier de touche-à-tout s’ils n’apportaient pas à chacun de leurs travaux autant de rigueur que de capacité d’attention pour ce qui se pense et fait ailleurs, dans une autre discipline, à propos d’un autre champ de connaissances. Le résultat n’a alors rien d’une accumulation de petites percées avancées par un savant distrait, mais se présente plutôt comme une construction cohérente toujours apte à de nouveaux développements.
Professeur et savant
Les lecteurs du Bulletin de la Sabix pourront donc voyager dans les pays comme dans les sciences. Ils le feront grâce à des auteurs de qualité dont certains ont déjà offert d’autres textes à la Sabix, et ils le feront en compagnie de Gabriel Lamé, personnalité attachante : les illustrations du Bulletin, parfois dues à l’amabilité de la famille de Gabriel Lamé, en témoignent aussi.
Oser aller ailleurs, savoir écouter et échanger, comprendre l’autre
Après la lecture de ces contributions, on comprendra que la tonalité des discours tenus à l’occasion de son décès mette l’accent sur des qualités intellectuelles, rigueur, imagination, mais aussi de coeur : bienveillance, sympathie envers tous, confrères comme élèves. Nous avons tous été élèves, nous avons gardé de bons ou de moins bons souvenirs de nos maîtres. Si nous ne savions pas très bien qui était ce Lamé dont le nom était tracé sur les murs de nos amphis, nous pouvons désormais être assurés qu’il méritait d’y figurer, comme professeur, comme ingénieur et comme savant.
1.Le Bulletin n°44, Lamé, 150 pages, est en vente sur www.sabix.org