Les réglementations de la concurrence et la baisse des prix aux consommateurs

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°598 Octobre 2004
Par Jean ESTIN

Le problème

Les régle­men­ta­tions con­cer­nant la con­cur­rence ont pour but de favoris­er à la fois l’ef­fi­cac­ité économique et les baiss­es de prix au con­som­ma­teur final.

Les deux objec­tifs ne sont pas automa­tique­ment liés. Un mono­pole peut avoir des coûts struc­turelle­ment bas compte tenu des effets d’échelle et ne pas rétrocéder tout ou par­tie de cette rente ain­si disponible aux con­som­ma­teurs, faute de pres­sion con­cur­ren­tielle ou de régu­la­tion adéquate.

À l’in­verse, une indus­trie frag­men­tée, avec de nom­breux con­cur­rents, est une garantie de prix sous pres­sion et de marges faibles à tout moment, dont le con­som­ma­teur béné­fi­cie. Mais si cette indus­trie n’a pas les moyens de réin­ve­stir et ne se con­cen­tre pas, les coûts des acteurs res­teront élevés et l’op­ti­mum économique ne sera pas atteint. Une indus­trie dont les prix sont bas à tout moment (par rap­port aux coûts des acteurs) grâce à la con­cur­rence n’est pas néces­saire­ment une indus­trie où les prix bais­sent sig­ni­fica­tive­ment et régulière­ment à long terme.

On voit donc que les autorités de régu­la­tion de la con­cur­rence ont à opér­er de façon com­plexe entre deux pôles aus­si peu désir­ables l’un que l’autre si elles pour­suiv­ent le dou­ble objec­tif men­tion­né plus haut.

L’idéal serait de forcer à une sit­u­a­tion d’oli­go­p­o­le avec peu d’ac­teurs, dans le cadre d’une indus­trie ratio­nal­isée où les coûts et les prix sont bas, et où le jeu con­cur­ren­tiel pousse à la pour­suite de ces baiss­es de coûts et de prix. Le prob­lème est alors d’éviter que cet oli­go­p­o­le ne se trans­forme en cartel !

Con­traire­ment à ce que l’on pense générale­ment, le prob­lème n’est donc pas de rétablir ou de main­tenir un état ” naturel ” et sta­ble du jeu con­cur­ren­tiel. Celui-ci n’ex­iste pas. La dynamique nor­male de la con­cur­rence est celle de la con­cen­tra­tion pro­gres­sive et de l’aboutisse­ment à un mono­pole ou à un oli­go­p­o­le rationnelle­ment organisé.

Les causes et les effets

Rap­pelons une évi­dence : les prix bais­sent struc­turelle­ment à long terme parce que les coûts baissent.

Des prix qui bais­sent unique­ment parce que les marges des acteurs bais­sent (et non les coûts), sous l’ef­fet des cycles offres demande ou d’une régu­la­tion forte, sont des prix qui remon­teront à court ou moyen terme pour des raisons symétriques.

Les régle­men­ta­tions de la con­cur­rence qui visent à gér­er les marges, sans impact sur les coûts, n’ont pas d’im­pact économique posi­tif à long terme.

Les coûts bais­sent sous l’ef­fet de la con­cur­rence parce que les entre­pris­es investis­sent, crois­sent et dévelop­pent des effets d’échelle, décou­vrent et met­tent en œuvre des tech­nolo­gies plus puis­santes, améliorent leur pro­duc­tiv­ité, automa­tisent cer­tains proces­sus, innovent et conçoivent des pro­duits plus adap­tés, délo­calisent leurs activ­ités dans des pays à coûts de fac­teurs plus bas, ou inven­tent des pro­duits et des ser­vices rad­i­cale­ment plus effi­caces du point de vue de leurs clients.

Dans ce proces­sus, des acteurs dis­parais­sent et d’autres cap­turent pro­gres­sive­ment une part dom­i­nante de leur marché à leur profit.

Les régle­men­ta­tions de la con­cur­rence ne peu­vent créer cette dynamique, qui provient essen­tielle­ment de l’in­vestisse­ment et de la recherche du prof­it, de l’ou­ver­ture des fron­tières, de la baisse des coûts de trans­port et des bar­rières logis­tiques et douanières, de l’in­no­va­tion et de l’adap­ta­tion per­ma­nente aux besoins des marchés. Elles ne peu­vent que la favoris­er (en ne s’y opposant pas ou en sup­p­ri­mant active­ment les obsta­cles à cette dynamique) ou en revanche la frein­er si le curseur est mal placé.

Aucune des grandes dynamiques de baisse des prix des vingt dernières années n’est due en pre­mière cause à l’ac­tion des autorités de la con­cur­rence. Par exemple :

  • les baiss­es de prix dans l’élec­tron­ique sont dues aux investisse­ments en R&D, à leurs con­séquences en ter­mes d’évo­lu­tions tech­nologiques, à l’aug­men­ta­tion des échelles de pro­duc­tion et aux délo­cal­i­sa­tions des pro­duc­tions dans des pays à bas coûts de fac­teurs. Dans les mémoires vives d’or­di­na­teurs, en vingt ans, la part de marché des trois lead­ers mon­di­aux est passée de 15 % à 65 %, la part de fab­ri­ca­tion en Asie (hors Japon) est passée de moins de 5 % à 60 % et les prix ont été divisés par 10 000 (par Mbit de DRAM et hors inflation) ;
  • les baiss­es de prix dans les pro­duits de grande con­som­ma­tion sont dues au développe­ment de la grande dis­tri­b­u­tion, aux con­cen­tra­tions des dif­férents seg­ments de l’in­dus­trie et aux délo­cal­i­sa­tions des pro­duc­tions dans cer­tains d’en­tre eux ; en vingt-qua­tre ans, les prix à la con­som­ma­tion du petit élec­tromé­nag­er en France ont été divisés par 2,5 (hors infla­tion). Dans cette indus­trie, la part des pro­duits fab­riqués dans les pays à bas coûts de fac­teurs est passée de moins de 5 % à 65 %, la part de la grande dis­tri­b­u­tion ali­men­taire est passée d’en­v­i­ron 20 à 45 % dans les grands pays européens et aux États-Unis, et la part des trois lead­ers mon­di­aux s’élève aujour­d’hui à 35 %.


Ces baiss­es sont d’au­tant plus fortes dans des indus­tries en forte crois­sance et évo­lu­tives (élec­tron­ique, logi­ciels, télécommunications…).
Dans de telles indus­tries, les prix des pro­duits en mon­naie con­stante bais­sent de 10 % à 30 % par an. Ils sont divisés par 10 à 1 000 ou 10 000 en vingt ans ! (cf. tableau 1).

Dans des indus­tries mûres (biens de grande con­som­ma­tion, matéri­aux de base, aci­er, alu­mini­um, tex­tile…), les baiss­es sont de l’or­dre de 2 à 5 % par an. Les prix en mon­naie con­stante sont divisés par deux en vingt ans (cf. tableau 2).

On voit l’im­por­tance de l’en­jeu. Ce n’est pas de faire baiss­er les prix sur le marché de 10 à 20 % en instan­ta­né au détri­ment des marges des acteurs. C’est de s’as­sur­er que les prix bais­sent régulière­ment et sig­ni­fica­tive­ment au cours du temps. De telles baiss­es, par leur ampleur, néces­si­tent une baisse struc­turelle des coûts.

Tableau 1 – Évo­lu­tion de prix dans des indus­tries en forte croissance
Évolution de prix dans des industries en forte croissance
Tableau 2 – Évo­lu­tion de prix dans des indus­tries en faible croissance
Évolution de prix dans des industries en faible croissance

Trois situations typiques

Au sein de cette dynamique d’ensem­ble, les autorités de régu­la­tion de la con­cur­rence peu­vent inter­venir à trois stades typiques.

Les interventions dans les industries en voie de concentration

Dans les indus­tries en voie de con­cen­tra­tion, l’en­jeu majeur est bien sûr la pour­suite de la dynamique con­cur­ren­tielle, sans entrav­es : dis­pari­tion des acteurs mar­gin­aux, fusions et con­cen­tra­tions, ouver­ture des fron­tières, baisse des bar­rières logis­tiques, développe­ment et pres­sion des pro­duits ou des tech­nolo­gies de sub­sti­tu­tion, développe­ment et con­cen­tra­tion de canaux de dis­tri­b­u­tion com­péti­tifs en aval…

L’im­po­si­tion ou le main­tien des règles du jeu qui favorisent la flu­id­ité de la con­cur­rence sont plus cri­tiques que l’im­po­si­tion à un moment don­né d’une struc­ture d’in­dus­trie demeu­rant frag­men­tée ou de parts de marché max­i­males du leader.

Dans l’a­lu­mini­um, par exem­ple, l’ou­ver­ture des marchés aux pro­duc­tions d’Eu­rope de l’Est en 1989 a per­mis de divis­er le prix par trois en trois ans. Inverse­ment, la réduc­tion des capac­ités de pro­duc­tion par les 15 pre­miers acteurs entre 1993 et 1995 a fait dou­bler les prix en deux ans. En revanche, la ges­tion par les autorités de régu­la­tion des ten­ta­tives de fusions suc­ces­sives dans les années 1999–2003 de Alcoa-Reynold, Alusu­isse-Alcan-Pechiney et Alcan-Pechiney n’a eu en com­para­i­son que peu d’im­pact dans un sens ou dans l’autre sur l’évo­lu­tion des prix.

L’im­pact majeur de l’émer­gence des pays à faibles coûts de fac­teurs dans la plu­part des indus­tries est que — là où les pro­duits voy­a­gent (ou que le ser­vice peut être effec­tué à dis­tance) — les indus­tries occi­den­tales sont désor­mais de fac­to régulées par l’ac­teur mar­gin­al asi­a­tique et non plus par le pro­duc­teur dom­i­nant européen ou améri­cain, ni par les autorités de la con­cur­rence. C’est le cas dans le tex­tile, l’élec­tromé­nag­er, l’élec­tron­ique grand pub­lic, l’écri­t­ure de progiciels…

La baisse des prix y est con­tin­ue et forte, y com­pris dans des indus­tries mûres et sans renou­velle­ment tech­nologique majeur, parce que les pro­duits sont fab­riqués, à des degrés de qual­ité de plus en plus élevés, par des mains-d’œu­vre aux coûts salari­aux de plus en plus compétitifs.

Y inter­dire des fusions (Legrand-Schnei­der, etc.), qui ne sont sou­vent que défen­sives, ne revient qu’à affaib­lir des acteurs européens (ou améri­cains, suiv­ant les cas) sans chang­er en rien la dynamique de l’in­dus­trie et des prix sur le plan mon­di­al. Doit-on y frein­er la con­sti­tu­tion de lead­ers européens alors que l’en­jeu majeur aujour­d’hui est celui de l’émer­gence de grands con­cur­rents chi­nois compétitifs ?

La régulation des industries concentrées

Dans les indus­tries con­cernées, l’im­po­si­tion de règles favorisant l’ou­ver­ture du sys­tème con­cur­ren­tiel vis-à-vis de l’ex­térieur (pro­duits et tech­nolo­gies de sub­sti­tu­tion, aban­don des bar­rières douanières, accès à la dis­tri­b­u­tion pour les nou­veaux entrants…) est à nou­veau plus cri­tique que le con­trôle direct de l’oli­go­p­o­le, et de sa ges­tion plus ou moins effi­cace des capac­ités et des prix de marché.

L’en­jeu est bien évidem­ment celui du nou­v­el entrant. Tant que celui-ci peut entr­er dans le jeu sur la base de coûts com­péti­tifs, mal­gré sa taille par déf­i­ni­tion plus faible, sur la base d’une nou­velle tech­nolo­gie (CCG dans l’élec­tric­ité), d’une local­i­sa­tion plus favor­able (coûts salari­aux des pays asi­a­tiques dans le tex­tile, l’aci­er, les chantiers navals, l’élec­tromé­nag­er…), d’un ser­vice et d’une struc­ture de coûts dif­férents (com­pag­nies low-cost dans l’aéro­nau­tique, mar­ques dis­trib­u­teurs…), le sys­tème s’au­torégule au prof­it du con­som­ma­teur final.

Par exem­ple, dans les colas aux États-Unis, les prix de la canette ont été divisés par deux en vingt ans (hors infla­tion), mal­gré la part de marché de 44–48 % de Coca-Cola (et la force de la mar­que) et de 26–32 % de Pep­si Cola sur la péri­ode. La pres­sion des pro­duits de sub­sti­tu­tion et de la grande dis­tri­b­u­tion a été suff­isante pour autoréguler l’oligopole.

En ce qui con­cerne les monopoles, et con­traire­ment aux idées reçues, il n’y a pas de fatal­ité con­cer­nant l’ab­sence de baiss­es de coûts ou de prix. Ils peu­vent être effi­cace­ment régulés, voire autorégulés. Deux exem­ples con­tre-intu­itifs illus­trent ce point :

  • dans l’élec­tric­ité en France, les prix ont bais­sé de façon régulière de 2 % par an en vingt ans (1980–2003) (hors infla­tion) (soit au même rythme qu’un grand nom­bre de pro­duits de grande con­som­ma­tion en sit­u­a­tion con­cur­ren­tielle) dans un con­texte de mono­pole total régulé par la puis­sance publique (cf. tableau 3). Rien n’indique que la dérégu­la­tion de cette indus­trie va entraîn­er dans le futur des baiss­es de prix supérieures par la pres­sion du jeu con­cur­ren­tiel, au con­traire ! (cf. ci-dessous) ;
  • dans les logi­ciels, mal­gré une sit­u­a­tion de qua­si-mono­pole de Microsoft (95 % de part de marché aux USA), les prix de Win­dows rap­portés à la ligne de code (ce qui est une façon sim­pli­fiée de raison­ner à fonc­tion­nal­ités con­stantes) bais­sent de 23 % par an depuis 1990 (hors infla­tion), soit une divi­sion par dix en dix ans ! La pres­sion des fab­ri­cants d’or­di­na­teurs, le développe­ment des logi­ciels libres, la crois­sance du piratage infor­ma­tique et la pres­sion des autorités de régu­la­tion aux États-Unis (1998–2001) et en Europe (2000–2004) pour main­tenir le marché ouvert aux pro­duits de sub­sti­tu­tion et aux nou­veaux entrants et con­tenir les abus poten­tiels ou sup­posés de posi­tion dom­i­nante font sans doute autant (sinon mieux) que ce qu’au­rait pro­duit un déman­tèle­ment imposé de l’entreprise.

La dérégulation des monopoles historiques

Le pari des grandes dérégu­la­tions récentes (1985–2004) est de redonner une dynamique de baisse de coûts et donc de prix à cer­taines indus­tries par l’ou­ver­ture des marchés à la con­cur­rence, la pos­si­bil­ité don­née aux con­som­ma­teurs de choisir leurs four­nisseurs, et l’émer­gence de nou­veaux entrants viables (acteurs réelle­ment nou­veaux, ou opéra­teurs his­toriques se faisant con­cur­rence sur une base géo­graphique élargie).

Au-delà, et de façon moins explicite, c’est l’hy­pothèse que l’on gér­era de façon plus effi­cace une indus­trie éclatée ou un oli­go­p­o­le plutôt qu’un mono­pole his­torique, ce qui est loin d’être démon­tré con­ceptuelle­ment ni historiquement.

Exam­inons les trois grands exem­ples de dérégu­la­tion dans l’aérien, les télé­com­mu­ni­ca­tions et l’électricité.

L’aérien

Dans l’aérien, les dérégu­la­tions qui se sont effec­tuées depuis 1981 ont entraîné, à pre­mière vue, une baisse sig­ni­fica­tive des prix, grâce à la con­cur­rence accrue entre com­pag­nies tra­di­tion­nelles et le développe­ment des com­pag­nies low-cost.

À pre­mière vue seule­ment ! Certes, les prix des class­es économiques bais­sent-ils sig­ni­fica­tive­ment (le prix en classe économique d’un New York-Lon­dres, hors infla­tion et coûts de kérosène, baisse de 3,7 % par an sur vingt-cinq ans (1980–2004). Mais avec le yield man­age­ment, un touriste voy­age rarement seul sur une com­pag­nie régulière. Il ” trans­porte ” avec lui une frac­tion d’hommes d’af­faires payant plein tarif (env­i­ron 25 % de class­es affaires pour 75 % de dif­férentes class­es économiques vari­ant suiv­ant les vols). Le prix du ” cou­ple ” 0,25 affaire / 0,75 économique sur le même New York-Lon­dres est, lui, resté sta­ble sur la même péri­ode car le prix du vol en classe affaires a, lui, aug­men­té de 1,7 % par an (hors infla­tion) sur vingt ans (et de 5,5 % dans les dix dernières années) !

La dérégu­la­tion et l’émer­gence des com­pag­nies low-cost ont per­mis de ” révéler ” et de servir effi­cace­ment une clien­tèle très sen­si­ble au prix et accep­tant un niveau de ser­vice faible pour des liaisons point à point court ou moyen cour­ri­er. Les prix y sont plus bas non seule­ment parce que l’é­conomie du sys­tème y est plus pro­duc­tive, mais parce que l’of­fre est struc­turelle­ment moins coûteuse.

En vingt ans, la dérégu­la­tion a en fait per­mis à ce jour une dif­féren­ci­a­tion crois­sante des prix et des offres entre dif­férents seg­ments de clien­tèle, plus qu’une baisse de coûts et de prix sig­ni­fica­tive de l’ensem­ble du sys­tème à offre donnée.

Les télécommunications

Dans les télé­com­mu­ni­ca­tions, l’im­pact des dérégu­la­tions est égale­ment incer­tain. Les prix moyens par ligne fixe des clients rési­den­tiels ont bais­sé régulière­ment en France (d’en­v­i­ron 3 % par an, hors tax­es et infla­tion) et au Roy­aume-Uni (d’en­v­i­ron 4,5 %, hors tax­es et infla­tion) avant les dérégu­la­tions, dans un con­texte de monopoles régulés par la puis­sance publique. Dans les deux pays, la baisse des prix s’est pour­suiv­ie au même rythme, sans accen­tu­a­tion, après les dérégu­la­tions de 1991 au Roy­aume-Uni et de 1998–2000 en France.

Au sein de ces baiss­es moyennes, la sit­u­a­tion est con­trastée entre clients. En France, un petit client à con­som­ma­tion essen­tielle­ment locale a vu ses prix aug­menter de 3,7 % par an depuis 1990 (abon­nement com­pris). Un grand client à mix de con­som­ma­tion locale, nationale et inter­na­tionale aura vu son prix baiss­er de 7 % par an depuis 1990.

Au-delà de l’ab­sence d’im­pact sur la dynamique pro­fonde des prix, la dérégu­la­tion a surtout apporté une vérité des prix par ser­vice et par client, vérité que les puis­sances publiques nationales avaient prob­a­ble­ment plus de dif­fi­cultés à impos­er que des autorités de régu­la­tion indépen­dantes des enjeux de poli­tique intérieure.

L’électricité

Tableau 3 – Élec­tric­ité : évo­lu­tion du prix moyen aux rési­den­tiels en France, au Roy­aume-Uni et en Allemagne
Électricité : évolution du prix moyen aux résidentiels en France, au Royaume-Uni et en Allemagne

L’im­pact de la déré­gle­men­ta­tion peut être mesuré sur les évo­lu­tions de prix et sur les marges des acteurs au Roy­aume-Uni et en Alle­magne, les deux pays où elle est le plus avancée (cf. tableau 3) :

  • au Roy­aume-Uni, après l’é­clate­ment en 1990 du mono­pole his­torique, les prix fin­aux ont bais­sé d’en­v­i­ron 5 % par an (hors infla­tion) seule­ment après 1995, essen­tielle­ment du fait de la baisse des coûts et du prix de l’én­ergie, liée à la sub­sti­tu­tion d’an­ci­ennes cen­trales char­bon par des cen­trales CCG1. Aujour­d’hui, le pro­duc­teur his­torique est en état de fail­lite et les autres grands pro­duc­teurs et dis­trib­u­teurs com­mer­cial­isa­teurs ont été rachetés par les con­cur­rents alle­mands et français. L’ef­fet ” con­cur­rence ” a joué, mais d’une manière non souten­able pour les acteurs locaux ;
  • en Alle­magne, après une baisse glob­ale des prix fin­aux de 25 % en moyenne sur 1998–2000, due aux effets d’une con­cur­rence ” mal maîtrisée “, les prix remon­tent depuis trois ans et sont aujour­d’hui au même niveau, sinon plus élevés pour les par­ti­c­uliers, qu’a­vant la déré­gle­men­ta­tion, et en rat­tra­page fort pour les entre­pris­es. Les marges des trois grands acteurs (RWE, E.On et EnBW) sont passées de 14 % en moyenne en 1998 à 3 % en 2000 et à 12 % en 2003. Le sys­tème s’est recalé avant qu’il ne devi­enne ” insouten­able ” pour les acteurs.


Dans l’élec­tric­ité, comme dans l’aérien et les télé­com­mu­ni­ca­tions, il est prob­a­ble que la dérégu­la­tion per­me­t­tra de dif­férenci­er davan­tage les prix entre clients et de rétablir ain­si une vérité des prix et des marges. Au-delà, la ques­tion est de savoir si les prix bais­seront ou non de façon struc­turelle du fait de cette nou­velle organ­i­sa­tion de l’in­dus­trie. La réponse est prob­a­ble­ment négative.

La part de la chaîne de valeur en con­cur­rence (pro­duc­tion hors achats de com­bustibles et com­mer­cial­i­sa­tion) ne représente en moyenne que 40 % du total (57 % pour les grands clients, 29 % pour les clients rési­den­tiels) : le trans­port et la dis­tri­b­u­tion restent des monopoles nationaux ou régionaux régulés ; les achats de com­bustibles représen­tent en moyenne 32 % du coût de pro­duc­tion et les prix de cer­tains de ces com­bustibles (gaz, char­bon) fluctuent forte­ment en fonc­tion des cycles économiques au niveau mondial.

Les inter­con­nex­ions per­me­t­tant d’échang­er l’élec­tric­ité en Europe entre pays sont sat­urées. Les développe­ments néces­sit­eraient des investisse­ments de l’or­dre de plusieurs dizaines de mil­liards d’eu­ros ; aucun plan majeur n’est prévu dans ce domaine.

Il n’y aura donc pas de con­cur­rence véri­ta­ble­ment européenne dans les dix prochaines années (par exem­ple, un élec­tricien alle­mand ven­dant en France de façon sig­ni­fica­tive de l’én­ergie en prove­nance de son parc de pro­duc­tion alle­mand). Il n’y aura donc pas d’ef­fets pos­si­bles de meilleur rem­plis­sage des parcs ou d’échelle de pro­duc­tion ou d’ef­fets de foi­son­nement au niveau européen à moyen terme. Les prix entre pays ne pour­ront s’har­monis­er à la baisse.

Les deux seuls fac­teurs struc­turels de baiss­es de coûts poten­tiels sont le développe­ment du CCG en sub­sti­tu­tion des cen­trales char­bon ou fioul (env­i­ron 10 à 40 % des capac­ités selon les pays) et le développe­ment de l’én­ergie nucléaire. Cette dernière est con­tro­ver­sée et son développe­ment est plus ou moins assuré suiv­ant les pays et les alter­nances politiques.

On voit dans cet exem­ple que le fonde­ment intel­lectuel et l’im­pact économique de la dérégu­la­tion dans l’élec­tric­ité sont loin d’être assurés. Les ten­ta­tives de restruc­tura­tion de l’in­dus­trie et de créa­tion de marchés de gros inter­mé­di­aires par pays pour ” plus de con­cur­rence ” ne pour­ront rem­plac­er ce qui aurait réelle­ment per­mis l’émer­gence d’une vraie con­cur­rence européenne, à savoir le développe­ment des inter­con­nex­ions entre pays.

Plus générale­ment, les dérégu­la­tions récentes dans l’aérien, les télé­com­mu­ni­ca­tions et l’élec­tric­ité ont per­mis une dif­féren­ci­a­tion des prix et des offres entre les clients et la vérité des prix et des marges cor­re­spon­dantes. En revanche, elles n’ont pas eu d’im­pact sig­ni­fi­catif sur la baisse struc­turelle des prix car elles n’ont pas créé de con­di­tions sup­plé­men­taires (à celles qui préex­is­taient) de baisse des coûts. Le pou­vaient-elles ? Dans la mesure où les trois indus­tries con­cernées sont en grande par­tie des indus­tries de réseaux, on ne voit pas quelle struc­ture con­cur­ren­tielle peut apporter des coûts plus bas qu’une série de monopoles régionaux, nationaux ou semi-européens.

Que conclure ?

En con­clu­sion, quelques posi­tions bien évidem­ment contestables :

  • les grandes évo­lu­tions mon­di­ales con­cer­nant les évo­lu­tions tech­nologiques, les con­cen­tra­tions indus­trielles, la baisse des bar­rières douanières… ont un impact plus impor­tant sur la dynamique des baiss­es de coûts et de prix que les régu­la­tions stric­to sen­su de la con­cur­rence. Il faut les laiss­er jouer si l’on recherche effec­tive­ment et de façon struc­turelle les baiss­es de prix à long terme ;
  • les régu­la­tions et inter­ven­tions des autorités de la con­cur­rence per­me­t­tant de main­tenir ou d’in­stau­r­er des règles du jeu et des marchés ouverts (nou­veaux entrants, nou­veaux pro­duits, nou­velles tech­nolo­gies, libre choix par le con­som­ma­teur de ses four­nisseurs…) ont un impact (et un avenir ?) plus grand que les inter­ven­tions visant à impos­er une struc­ture d’in­dus­trie et des parts de marché max­i­males de cer­tains acteurs à un moment donné ;
  • les inter­ven­tions visant à lim­iter ou inter­dire des fusions et con­cen­tra­tions sur la seule base de parts de marché ” trop élevées ” sont sou­vent faites sur une vision à court terme. Elles peu­vent être chal­lengées effi­cace­ment dans de nom­breux cas par l’analyse con­cur­ren­tielle et économique : quel est l’im­pact réel des sup­posées posi­tions dom­i­nantes en France ou en Europe sur les prix dans des marchés ouverts à la con­cur­rence mon­di­ale ? Quels sont les impacts économiques négat­ifs à court et à long terme de l’in­ter­dic­tion de fusion­ner sur les coûts des prin­ci­paux acteurs et pour les consommateurs ?
  • les modes de dérégu­la­tion au niveau européen de cer­taines indus­tries visant à les réor­gan­is­er de façon ” plus con­cur­ren­tielle ” et en fait tout autant régulée ont des bases con­ceptuelles et économiques con­testa­bles. Dans quelques années, cer­tains risquent d’ap­pa­raître a pos­te­ri­ori comme contre-productifs. 

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