Forêt des Landes depuis la dune du pyla

Les Ponts et Chaussées : histoire d’un corps d’État

Dossier : 300 ans des Ponts & ChausséesMagazine N°719 Novembre 2016
Par Antoine PICON (76)

C’est l’his­to­rien qui nous mon­tre que l’ad­min­is­tra­tion des .Ponts et Chaussées n’a jamais cessé d’évoluer depuis 1716 Au XVIIIe siè­cle la con­struc­tion et de l’entretien des routes sans for­ma­tion spé­ci­fique, au XIXe les canaux et le chemin de fer avec l’es­sor sci­en­tifique, au XXe les autoroutes et la plan­i­fi­ca­tion urbaine et main­tenant il faut pren­dre en compte les pro­jets de société avec l’en­vi­ron­nement et la négociation. 

L’impact des dif­férentes fusions qui ont don­né nais­sance à l’actuel corps des Ponts, des Eaux et des Forêts ne doit pas faire oubli­er ses trans­for­ma­tions successives. 

Un pre­mier fil con­duc­teur de ces trans­for­ma­tions sera con­sti­tué par l’identité des com­pé­tences de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, au tra­vers du type de rela­tions que cet ingénieur a pu entretenir, à dif­férentes épo­ques, avec l’environnement naturel, les sci­ences et les tech­niques et enfin, les ques­tions managériales. 

REPÈRES

« Les ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts […] participent, sous l’autorité des ministres compétents, à la conception, à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des politiques publiques, notamment dans les domaines relatifs : au climat, à la demande énergétique, à l’aménagement et au développement durable des territoires, au logement et à la ville, aux transports ; à la mise en valeur agricole et forestière, à la gestion et à la préservation des espaces et des ressources naturelles terrestres et maritimes, à l’alimentation et à l’agro-industrie. »
(Extrait du décret n° 2009–1106 du 10 septembre 2009)


Insuff­isam­ment étudiée, la ques­tion du rap­port des Ponts et Chaussées à l’environnement naturel me sem­ble par­ti­c­ulière­ment intéres­sante dans la per­spec­tive con­sis­tant à se deman­der ce que doit être un corps des Ponts, des Eaux et des Forêts aujourd’hui, par-delà la sim­ple acco­lade des termes. 

“ Des ambitions fortes pour la société française et son territoire ”

Le sens que les ingénieurs des Ponts ont pu don­ner à leur action, à des péri­odes et dans des con­textes assez dif­férents, con­stituera le sec­ond fil con­duc­teur. Les péri­odes les plus mar­quantes de l’histoire des Ponts et Chaussées cor­re­spon­dent à des ambi­tions fortes con­cer­nant la société française et le ter­ri­toire qu’elle occupe, au tra­vers duquel elle se définit pour partie. 

Iden­tité de l’ingénieur d’État et pro­jet de société et de ter­ri­toire : ces deux ter­mes sont dif­fi­ciles à sépar­er l’un de l’autre.

LES PONTS ET CHAUSSÉES, CRÉÉS POUR CONSTRUIRE

Lorsque le corps des Ponts est créé en 1716, il est prin­ci­pale­ment chargé de la con­struc­tion et de l’entretien des routes, ce qui con­stitue à l’époque une rel­a­tive nou­veauté, dans la mesure où le réseau routi­er est embry­on­naire et en très mau­vais état. 

ENVIRONNEMENTALISTES AVANT L’HEURE

Ces ingénieurs sont également marqués par un rapport très fort aux éléments naturels. Leur formation comprend un véritable apprentissage de la nature : l’un des plus grands jardiniers du XVIIIe siècle, Jean Marie Morel, est d’ailleurs diplômé de l’École des ponts.
Le célèbre projet de Nicolas Brémontier de plantation des dunes des Landes en constitue une autre illustration : c’est lui qui a conçu le moyen de faire pousser des pins sur ces zones encore arides à l’époque.

Ce corps ne compte que 21 ingénieurs (un par général­ité du roy­aume), assistés de sous-ingénieurs au statut encore peu pré­cis : ce n’est qu’à la fin du siè­cle que l’ensemble de la pyra­mide des com­pé­tences des Ponts et Chaussées se ver­ra doté d’un statut. 

À la tête du corps se trou­ve un archi­tecte Pre­mier ingénieur. Ce poste sera occupé par l’un des fon­da­teurs – et pre­mier directeur – de l’École des ponts et chaussées, Jean Rodolphe Per­ronet, à par­tir de 1763. 

Le corps est rat­taché au con­trôle général des finances, et ses ingénieurs sont par­fois qual­i­fiés d’ « ingénieurs de la finance » – une appel­la­tion péjo­ra­tive, surtout employée par les militaires. 

Le corps est très peu sci­en­tifique : la plu­part des ingénieurs des Ponts con­nais­sent l’arithmétique et les coniques, mais cer­taine­ment pas le cal­cul infinitési­mal. Ils sont très inférieurs, de ce point de vue, au corps du Génie, mais déploient une véri­ta­ble vir­tu­osité en matière de pro­jets de routes, de ponts, puis de canaux ou de bor­ds de mer. 

LA PARTICIPATION AU PROJET DES LUMIÈRES

Les ingénieurs des Ponts, en con­nex­ion forte avec la pen­sée économique nais­sante et notam­ment celle des phys­iocrates (« le gou­verne­ment par la nature »), voient les routes comme des moyens de mise en cir­cu­la­tion des richesses. 


Le pro­jet de Nico­las Bré­mon­tier illus­tre le rap­port très fort des ingénieurs des Ponts aux élé­ments naturels : c’est lui qui a conçu le moyen de faire pouss­er des pins sur les dunes des Landes.

Ils dévelop­pent égale­ment très tôt l’idée qu’elles con­stituent un moyen de faire reculer les préjugés. L’ingénieur est donc un agent de pro­grès dans une société qui doit se moderniser. 

Les Lumières ont bien sûr leurs lim­ites, les routes sont bâties à cette époque au moyen de la corvée, mais les ingénieurs n’en sont pas moins per­suadés d’œuvrer pour le bien com­mun, dans une per­spec­tive de modernisation. 

On donne ain­si fréquem­ment aux élèves des Ponts, avant la Révo­lu­tion, des sujets de dis­ser­ta­tion du type « De l’égalité des con­di­tions dans une société telle que la France ». 

Les ingénieurs cul­tivent égale­ment l’idée d’une société réc­on­cil­iée avec elle-même, vivant dans un ter­ri­toire-jardin, comme le mon­trent les sujets de con­cours de l’époque, présen­tant des cartes de ter­ri­toires imag­i­naires cul­tivés comme des jardins et pourvus de grandes infra­struc­tures. L’École des ponts, créée en 1747, illus­tre ces valeurs de progrès. 

Le XVIIIe siè­cle con­stitue donc une péri­ode faste pour les Ponts et Chaussées, au cours de laque­lle sont ouverts env­i­ron 20 000 kilo­mètres de routes royales, dans un état d’entretien encore relatif, le finance­ment de l’entretien des infra­struc­tures demeu­rant un prob­lème jusqu’au milieu du XIXe siècle. 

La carte des temps de par­cours com­parés sur les routes de France per­met toute­fois de mesur­er de réels pro­grès dans l’homogénéisation du ter­ri­toire : s’amorce alors cette con­struc­tion du ter­ri­toire car­ac­téris­tique de la péri­ode suivante. 

L’INGÉNIEUR DES PONTS DEVIENT UN SCIENTIFIQUE

Au XIXe siè­cle, le corps des Ponts s’étoffe et compte désor­mais une cen­taine d’ingénieurs en chef. Il repose désor­mais sur une pyra­mide de com­pé­tences com­prenant, au-dessus des ingénieurs en chef, des inspecteurs, et en dessous, des ingénieurs ordi­naires, de 1re ou 2e classe. L’ensemble représente plusieurs cen­taines de personnes. 

“ Un agent de progrès dans une société qui doit se moderniser ”

Le pro­fil des ingénieurs est désor­mais plus sci­en­tifique. En 1794 est inter­v­enue la créa­tion de l’École poly­tech­nique, et les ingénieurs mis­ent désor­mais sur une sci­ence à la fois théorique et appliquée. 

Par­al­lèle­ment, les com­pé­tences du corps s’éloignent d’une com­préhen­sion fine du cadre naturel, même si des ingénieurs comme Alp­hand s’occupent, sous Hauss­mann, de plan­ta­tions et de parcs. 

LA CONSTRUCTION DU TERRITOIRE NATIONAL

Le grand enjeu, au XIXe siè­cle, sera la con­struc­tion d’un réseau mod­erne de routes, de canaux, de chemins de fer. 

UNE PÉPINIÈRE DE SCIENTIFIQUES

Tout au long du siècle, le corps des Ponts fournira d’éminents scientifiques : Navier, Cauchy, Coriolis ou encore Saint-Venant.
Le cours de Navier de 1826, qui marque le début de l’application des principes de la mécanique aux constructions, connaît un tel impact qu’il est traduit à l’intention des élèves de West Point dans les années 1840.

Le ter­ri­toire comptera env­i­ron 40 000 kilo­mètres de routes royales, impéri­ales ou nationales selon les péri­odes, com­plétés par plusieurs cen­taines de mil­liers de kilo­mètres de routes départe­men­tales ou vicinales. 

L’approche des infra­struc­tures en ter­mes de réseau est alors nou­velle. Elle s’appliquera à toutes sortes d’objets, jusqu’aux phares, mais le prin­ci­pal réseau sera néan­moins celui des chemins de fer, le moyen de trans­port qui a sans doute le plus changé le monde. 

Les ingénieurs des Ponts ne seront pas pio­nniers en la matière, mais apporteront une dimen­sion sys­témique au réseau, en con­ce­vant la fameuse « Étoile Legrand » cen­trée sur Paris. 

Les grandes com­pag­nies de chemin de fer mod­i­fient les car­rières des ingénieurs, et l’on voit appa­raître à cette époque les débuts du « pan­tou­flage », ain­si qu’une inflex­ion de leurs mis­sions vers des tâch­es managériales. 

“ Construire un territoire national en réseau, support d’une société en réseau ”

Elles favorisent égale­ment la nais­sance de l’économie mixte, fruit d’un parte­nar­i­at entre puis­sances publique et privée. Le chemin de fer con­stitue, à bien des égards, un lab­o­ra­toire du ter­ri­toire moderne. 

Les ingénieurs des Ponts entrent égale­ment en force dans les villes, dans lesquelles ils étaient jusqu’alors des acteurs rel­a­tive­ment marginaux. 

Le réseau des égouts de Paris est ain­si con­stru­it par un ingénieur des Ponts, Belgrand. 

Dans le Paris d’ Hauss­mann, même les plan­ta­tions sont conçues comme un réseau tech­nique : c’est pourquoi Charles Alp­hand dirige le ser­vice des Plan­ta­tions, et le parc des Buttes- Chau­mont est égale­ment dess­iné par un ingénieur des Ponts, en col­lab­o­ra­tion avec un jardinier. 

Les ingénieurs du XIXe siè­cle pour­suiv­ent l’ambition de con­stru­ire un ter­ri­toire nation­al en réseau, lui-même sup­port d’une société en réseau. 

La diminu­tion des temps de par­cours devient à cette époque spec­tac­u­laire, et le pro­jet poli­tique et social d’un monde meilleur grâce au pro­grès tech­nologique con­fine par­fois à l’utopie. C’est le cas, notam­ment, chez les saint-simoniens, qui comptent de nom­breux ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines. 

Le réseau ferroviaire en 1870 : l'étoile LEGRAND

L’ÉTOILE LEGRAND

Le schéma du réseau ferroviaire en étoile centrée sur Paris, établi par une loi de 1842, est connu sous le nom d’« étoile de Legrand », du nom de Baptiste Alexis Victor Legrand, directeur général des Ponts et chaussées et des Mines.
Ce schéma avait été exposé pour la première fois en 1838 à l’occasion de la présentation d’un projet de loi rejeté par la Chambre des députés. Il reprenait les grandes lignes du mémoire de 1814 à Napoléon de Pierre Michel Moisson-Desroches.

LES TRENTE GLORIEUSES DESSINENT LA GÉOGRAPHIE VOLONTAIRE DE LA FRANCE

La péri­ode qui s’étend de 1945 à 1975 est mar­quée par des change­ments accélérés avec, notam­ment, l’apparition des autoroutes. Là encore, les ingénieurs des Ponts ne seront pas pio­nniers, mais accom­pa­g­neront le change­ment, puis le penseront de manière plus systémique. 

La grande nou­veauté de cette époque con­siste en l’arrivée des ingénieurs des Ponts dans la plan­i­fi­ca­tion urbaine, notam­ment dans les pro­jets de villes nou­velles. L’École des ponts se dotera d’ailleurs à ce moment d’une for­ma­tion en urban­isme, qui existe toujours. 

Les ingénieurs des Ponts dévelop­pent surtout une vision générale de l’aménagement, qui ne con­siste plus sim­ple­ment à dis­pos­er des infra­struc­tures sur un ter­ri­toire, mais à con­tribuer à ce que le pre­mier DATAR (Délégué à l’aménagement du ter­ri­toire et à l’action régionale), Olivi­er Guichard, appellera la « géo­gra­phie volon­taire de la France ». 

“ Un projet de modernisation à la fois technique et social ”

Il s’agit de con­stituer, de façon énergique et même autori­taire, un nou­veau ter­ri­toire pour une nou­velle société. Les ingénieurs des Ponts con­tribuent avec ent­hou­si­asme à ce pro­jet de mod­erni­sa­tion à la fois tech­nique et social. 

La voiture fait égale­ment par­tie de ce grand pro­jet de mod­erni­sa­tion, dont le résul­tat ressem­ble à la France d’aujourd’hui, où cohab­itent des églis­es romanes et des pro­jets archi­tec­turaux plus étranges. 

Les trente glo­rieuses représen­tent le dernier moment où l’articulation entre tech­nique et société s’est parée d’une net­teté par­ti­c­ulière dans le domaine des ponts et chaussées. 

QUELQUES ENSEIGNEMENTS DE L’HISTOIRE

Marc Bloch, le fon­da­teur de l’École des Annales, dis­ait que la pre­mière leçon de l’histoire con­sis­tait à don­ner « le sens impérieux du change­ment ». Dans l’administration des Ponts et Chaussées, le seul élé­ment de répéti­tion est en effet le changement. 

La ville nouvelle d'Evry en 1975
Évry vers 1975. La grande nou­veauté des trente glo­rieuses con­siste en l’arrivée des ingénieurs des Ponts dans la plan­i­fi­ca­tion urbaine, notam­ment dans les pro­jets de villes nouvelles.

Elle n’a plus rien à voir, en 1960, avec ce qu’elle était en 1716 ou vers 1850 – tel est aus­si le sens de la célébra­tion des 300 ans des Ponts et Chaussées. 

On notera cepen­dant que les grands moments de l’histoire du corps sont mar­qués par une forte artic­u­la­tion entre vision ter­ri­to­ri­ale et tech­nique d’un côté, et pro­jet de société de l’autre. Cette ques­tion se pose à nous aujourd’hui. L’ingénieur ne doit pas con­sid­ér­er qu’il détient une vérité ex cathe­dra ; le dia­logue avec les citoyens est d’autant plus néces­saire que nous devons réin­ven­ter un pro­jet de société qui passe par la tech­nolo­gie au lieu de la refuser. 

Je ter­mine ironique­ment par l’image de la plan­ta­tion de la forêt des Lan­des par Bré­mon­tier, pour évo­quer l’idée de la réc­on­cil­i­a­tion entre tech­nolo­gie et amé­nage­ment environnemental. 

De ce point de vue, la fusion des Ponts avec les Eaux et Forêts représente à la fois un défi, pour ces corps aux cul­tures dif­férentes, mais égale­ment une chance. 

Elle sera une chance à con­di­tion que l’on sache redé­cou­vrir, non la faib­lesse sci­en­tifique des ingénieurs du siè­cle des Lumières, mais leur ouver­ture d’esprit, et cette curiosité qui a car­ac­térisé, pen­dant très longtemps, les ingénieurs des Ponts et Chaussées. 

Construction d’un grand chemin dans un pays montagneux. Tableau de Joseph Vernet,
Joseph Ver­net, Con­struc­tion d’un grand chemin dans un pays mon­tag­neux, 1774. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / FRANCK RAUX

Commentaire

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mohamadourépondre
21 avril 2017 à 21 h 48 min

pont evry
Bonne his­toire sur Evry je vous demande de bien vouloir me faire de l’his­toire de Paris 

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