Saint-Simon

Remettre la science au cœur de la formation d’ingénieur

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Alexandre MOATTI (78)

La mon­di­al­i­sa­tion et les évo­lu­tions pro­pres à la France ont con­duit à remet­tre en cause la place de l’ingénieur, issue d’une tra­di­tion dont la man­i­fes­ta­tion la plus forte était les corps. Vouloir for­mer les ingénieurs de demain en copi­ant d’autres voies de l’enseignement supérieur est illu­soire. Car, c’est en cap­i­tal­isant pleine­ment sur la sci­ence que les écoles d’ingénieurs retrou­veront pleine­ment leur place et leur rôle. 

Devinette n° 1 : « Les anciens élèves sont de moins en moins util­isés dans la tech­nique et la sci­ence, de plus en plus dans la ges­tion. Ils n’y sont pas pré­parés et n’y utilisent pas leur for­ma­tion sci­en­tifique. » De qui est ce texte ? De quels anciens élèves parle-t-il ?
Devinette n° 2 : « La for­ma­tion sci­en­tifique supérieure ne s’acquiert que par un tra­vail de recherch­es per­son­nelles, pour­suiv­ies dans un lab­o­ra­toire de for­ma­tion sci­en­tifique. […] Ce ne sont pas les voca­tions qui man­quent. Ce qui fait défaut, c’est la pos­si­bil­ité de suiv­re cette voca­tion. Et cette impos­si­bil­ité est due au développe­ment des tâch­es de l’État qui dirige vers l’administration pure l’activité des ingénieurs d’État. Au sor­tir de l’école d’application, les jeunes ingénieurs reçoivent un poste sans qu’il soit pos­si­ble de les en dis­traire pen­dant les quelques années néces­saires pour leur assur­er une for­ma­tion sci­en­tifique supérieure. » De quand date ce texte ? Quel est son statut ?
L’histoire française de l’enseignement supérieur est peut-être plus que toute autre un éter­nel retour… On l’aura com­pris, les phras­es ci-dessus con­cer­nent éminem­ment Poly­tech­nique : la pre­mière est de Lau­rent Schwartz, dans Le Monde en 1977, et les « anciens élèves » sont… les poly­tech­ni­ciens, aux­quels il enseigne à l’époque ; la sec­onde cita­tion est un rap­port du prési­dent du Con­seil et de six min­istres (dont Paul Rey­naud et Jean Zay) au Jour­nal offi­ciel du 30 août 1939 (quelques jours avant la déc­la­ra­tion de guerre), et con­cerne les corps d’État.

REPÈRES
La tra­di­tion d’ingénieur général­iste à la française a longtemps été induite par les corps d’État, étroite­ment liés à l’X dès l’origine – en fait depuis le décret du 30 vendémi­aire an IV (22 octo­bre 1795), qui indique que ne peu­vent être admis dans les corps « que des jeunes gens ayant passé à l’École poly­tech­nique » (ce qui sera désigné dès le départ sous le nom de priv­ilège de recrute­ment). Faut-il rap­pel­er que, dans une vieille tra­di­tion séman­tique encore (un peu) vivace, l’Ingénieur, avec un I, c’était l’ingénieur d’un corps – l’autre devant se qual­i­fi­er d’ingénieur civil ? 


Le saint-simonisme a influ­encé l’émergence
d’une nou­velle classe dirigeante.

Un héritage du saint-simonisme

De fait, la France est sans doute un des seuls pays au monde où la notion d’ingénieur général­iste (poly­tech­ni­cien ?) reste si prég­nante. À la fois par son car­ac­tère abstrait (et le Français aime l’abstraction, math­é­ma­tique, philosophique, voire poli­tique), et par son car­ac­tère saint-simonien (qui a séduit les poly­tech­ni­ciens, et notre pays avec eux – et a eu un ray­on­nement cer­tain). À l’époque de Saint-Simon, au début du xixe siè­cle, cette général­ité se tradui­sait par une nou­veauté : il s’agissait de créer une indus­trie (plus qu’un méti­er), et finale­ment une nou­velle classe dirigeante, rem­plaçant celle d’Ancien Régime. L’ingénieur saint-simonien, c’est l’ingénieur abstrait par excel­lence, féru de math­é­ma­tiques (bien plus que de physique) dès l’origine, et se voulant vision­naire de l’intérêt de la Nation : cette tra­di­tion créa­trice, à laque­lle il faut ren­dre hom­mage, a ray­on­né jusque dans les années… dis­ons 1980. 

Un modèle remis en cause

L’accélération de la mon­di­al­i­sa­tion économique, dans les années 1990, que suit logique­ment la mon­di­al­i­sa­tion de l’enseignement supérieur, dans les années 2000, fait éclater cette tra­di­tion cent cinquan­te­naire : que sig­ni­fie l’ingénieur général­iste à l’international ? Pour quels pro­fils de car­rière ? Et, comme un prob­lème n’arrive jamais seul, c’est aus­si, cor­réla­tive­ment, la perte d’utilité et de lis­i­bil­ité des corps (notam­ment par la fin des pro­grammes indus­triels et d’équipement d’État), dans un envi­ron­nement qui leur est totale­ment per­pen­dic­u­laire, et leur manque de renou­velle­ment stratégique – autre que la lutte pour leur pro­pre sur­vivance. De fait, depuis trente ans, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, la France des ingénieurs saint-simoniens, et leurs suc­cesseurs « général­istes », celle des ingénieurs-patrons de grandes entre­pris­es, est en train de s’effacer, en même temps que s’efface le tis­su indus­triel, au prof­it d’un autre type d’élite, d’une nou­velle généra­tion de dirigeants for­més par les écoles de com­merce (HEC) ou par Sci­ences-Po, acces­soire­ment par l’ENA.

Campus HEC
Les ingénieurs-patrons font sou­vent place aux man­agers sor­tis de HEC.

Managers et start-uppers

L’ingénieur général­iste à la française se voit rem­placé par le man­ag­er, par l’executive VP, voire par le start-upper. Rem­placé, au dou­ble sens : les diplômés des écoles com­mer­ciales ont pris sa place, et l’ingénieur général­iste leur a peu à peu été assim­ilé, n’ayant plus rien de dif­féren­ciant. Que faire alors ? Accom­pa­g­n­er ce rem­place­ment ? Nos grandes écoles d’ingénieurs doivent-elles se met­tre à mimer HEC et autres écoles de com­merce ? Ces écoles fer­ont tou­jours mieux que Poly­tech­nique ce pour quoi elles sont faites ; de la même manière – c’en est le pro­longe­ment par dif­frac­tion puisque les uns sont sou­vent issus d’HEC, les autres de l’X – les inspecteurs des Finances fer­ont tou­jours mieux que les ingénieurs des Mines ou des Ponts le tra­vail juridi­co-admin­is­tratif d’État tel qu’il est demandé maintenant. 

Capitaliser sur la science

Face à cet état de fait, quelles solu­tions ? Remet­tre la sci­ence au cœur de la for­ma­tion d’ingénieur, et avec elle la démarche sci­en­tifique, ses ques­tion­nements et sa créa­tiv­ité, est à présent l’enjeu de nos grandes écoles d’ingénieurs. Elles doivent cap­i­talis­er sur la sci­ence, sur le lien avec l’Université, sur leurs lab­o­ra­toires de recherche : que ceux-ci irriguent effec­tive­ment l’enseignement, et qu’une réelle démarche sci­en­tifique, avec ses ques­tion­nements et sa créa­tiv­ité, vienne for­mer des étu­di­ants sélec­tion­nés prin­ci­pale­ment sur leur capac­ité à réus­sir aux con­cours, à la suite d’un par­cours assez stan­dard­isé et nor­matif. Ce lien avec la démarche sci­en­tifique, longtemps nég­ligé dans ces grandes écoles, est fondamental. 

Les corps pris en étau

Quant au poids des corps d’État, il faut bien que le sujet soit mis sur la table. Tout d’abord, ils privent la sci­ence française de cer­tains de ses meilleurs élé­ments poten­tiels – une véri­ta­ble fuite des cerveaux intra-muros, comme le déplo­rait Schwartz dans l’article préc­ité ; avec au pas­sif du bilan un énorme gâchis de car­rière pour une par­tie non nég­lige­able de leurs mem­bres, arrivée la cinquan­taine – comme pour de nom­breux autres cadres. Par ailleurs, les corps ont plus sévère­ment encore pâti de la mon­di­al­i­sa­tion accélérée des quinze dernières années : d’abord par la qua­si-dis­pari­tion des entre­pris­es indus­trielles publiques ; ensuite, parce que leur voca­tion même s’est trou­vée pro­fondé­ment per­tur­bée par la mon­di­al­i­sa­tion. Ain­si le par­cours de la majorité des corp­sards s’est-il accéléré – les meilleurs ou réputés tels étant con­duits à quit­ter l’Administration de plus en plus vite, pour deux raisons : pri­mo, l’évolution des recrute­ments dans les entre­pris­es inter­na­tion­al­isées impose d’y creuser son sil­lon plus tôt, et l’extinction pro­gres­sive des entre­pris­es publiques ne per­met plus les para­chutages tardifs ; secun­do, le ren­force­ment de la régle­men­ta­tion sur le pan­tou­flage, por­tant sur les con­flits d’intérêts, incite à quit­ter l’Administration plus tôt, pour ne pas être impliqué dans des dossiers con­cer­nant des entre­pris­es. Ain­si les corps se retrou­vent-ils pris dans un étau de con­tra­dic­tions insol­ubles : vouloir obtenir les meilleurs suiv­ant une sélec­tion très sci­en­tifique et les refor­mater au man­age­ment ; être un corps d’ingénieurs d’État et faire par­tir ceux-ci au plus tôt vers le privé. 

La défense de l’intérêt général remise en cause

Et même l’esprit de corps – un esprit posi­tif, qui était d’une red­outable effi­cac­ité, regroupant des per­son­nes de qual­ité partageant une cer­taine vision com­mune – s’est évanoui. Déjà, la notion d’intérêt général s’est trou­vée curieuse­ment infléchie : pré­ten­dre défendre l’intérêt général à la tête d’une grande banque privée française peut-il être con­sid­éré sérieuse­ment par un obser­va­teur un tant soit peu externe ? Ensuite, les dif­férentes béréz­i­nas indus­trielles (Alstom, Are­va, Pechiney…) et finan­cières (Crédit Lyon­nais, Dex­ia…) ont pro­fondé­ment mar­qué la cohé­sion entre mem­bres, en même temps qu’elles ont sour­de­ment con­tribué à dis­créditer les corps dans l’opinion publique. 

Une dif­féren­ci­a­tion indispensable
Tous les étu­di­ants issus des grandes écoles n’ont pas voca­tion à devenir chercheurs, ni même avoir le grade de doc­teur : mais dans tous les cas, la for­ma­tion effec­tive par la recherche est une dif­féren­ci­a­tion indis­pens­able, dans un monde où la sci­ence et la tech­nique sont pri­mor­diales – pre­mières. C’est de là que découlent inno­va­tion et recon­nais­sance inter­na­tionale : chercher une recon­nais­sance inter­na­tionale sans cette assise-là, c’est invers­er le prob­lème. Tous les pays – occi­den­taux (USA, Alle­magne) ou non (Inde, Chine) – l’ont bien com­pris, qui promeu­vent active­ment une for­ma­tion sci­en­tifique de l’ingénieur. Seule la France, de par le poids his­torique de ses grandes écoles et grands corps, hésite à s’engager dans cette voie et à claire­ment l’afficher.

Répondre aux besoins techniques de l’État

Que faire alors ? Y a‑t-il une solu­tion autre que la dis-solu­tion ? Là aus­si, il ne sert à rien, comme on l’a souligné, de vouloir imiter les corps issus de l’ENA. Il existe pour­tant des besoins fort tech­niques de l’État, qui se sont dévelop­pés avec la révo­lu­tion numérique : par exem­ple dans la con­duite des pro­jets d’informatisation d’État, dans les autorités de régu­la­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions ou de marchés financiers (ex. com­pren­dre le high-fre­quen­cy trad­ing, pour mieux en réguler les excès). Sur ces plans, la fusion entre le corps des Télé­com­mu­ni­ca­tions et celui des Mines, com­préhen­si­ble dans ses atten­dus, est prob­lé­ma­tique dans ses effets, puisque l’on a per­du une réelle com­pé­tence tech­nique pour con­tin­uer à entretenir une com­pé­tence général­iste, lors de la for­ma­tion des jeunes corp­sards. Un recense­ment pré­cis de ce type de besoins tech­niques d’État, et une com­mu­ni­ca­tion publique fondée sur ces enjeux tech­niques, serait l’ossature d’une nou­velle stratégie des corps. Et, là aus­si, même pour être prési­dent d’une autorité de régu­la­tion, la stratégie dif­féren­ciante par rap­port à l’ENA est celle d’une réelle com­pé­tence sci­en­tifique et tech­nique, éprou­vée dans des lab­o­ra­toires de recherche et non dans des postes ter­ri­to­ri­aux de type appren­tis­sage d’un chef, sanc­tion­née par un doc­tor­at sci­en­tifique et non par une for­ma­tion à ver­nis admin­is­tratif et juridique. 

L’argent, étalon de la réussite
Point rarement noté car sujet tabou, la mon­di­al­i­sa­tion a été aus­si l’explosion des salaires et stock-options des prési­dents et hauts cadres dirigeants d’entreprises : entre deux mem­bres de corps, l’un chef d’entreprise, l’autre fonc­tion­naire – le pre­mier gag­nant cent fois plus que l’autre –, com­ment main­tenir un esprit de corps ? La valeur argent est dev­enue le sym­bole de la réus­site, dans notre société entière comme dans les bi- ou tri­cen­te­naires corps d’État.

Une structure à repenser

Au-delà se pose la ques­tion de la struc­ture future des corps d’État : une fusion des corps civils (hors arme­ment) ou com­plète (avec arme­ment) ne serait-elle pas à met­tre à l’ordre du jour ? L’État, suite à la déf­i­ni­tion et au recense­ment pré­cis de ses besoins tech­niques, ayant ain­si toute lat­i­tude pour choisir « ses » ingénieurs, et ceux-ci ayant le choix entre plusieurs voies, en fonc­tion de leurs incli­na­tions et de leurs apti­tudes, et non de leur classe­ment. Se pose aus­si cor­réla­tive­ment, pour laiss­er place à cette mat­u­ra­tion, la ques­tion d’un recrute­ment dans les corps plus tardifs (donc décon­nec­té de Poly­tech­nique), par exem­ple sur la base d’un doc­tor­at, et de manière plus ouverte à d’autres types d’ingénieurs (tels que les cen­traliens) ou à des universitaires. 

Inventer de nouveaux modèles

Finale­ment, on ne peut qu’être frap­pé par la trop grande longévité de nos mod­èles d’éducation publique en France, asso­ciée à leur faible capac­ité de remise en cause. Les ques­tions sont pour­tant posées depuis longtemps – depuis au moins quar­ante ans, voire avant-guerre comme le mon­trent les deux cita­tions en exer­gue ; et les vingt dernières années ont ren­for­cé ô com­bi­en la per­ti­nence de ces ques­tions ! Les mod­èles très général­istes ont atteint leurs lim­ites : une prise de con­science et une action rapi­de des élites qu’ils ont for­mées sont néces­saires afin de mod­i­fi­er en pro­fondeur le sys­tème : en auront-elles la vision, et la volonté ? 

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