Les polytechniciens : ferment d’une mutation ou nouveaux dignitaires d’un Ancien Régime ?

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Pierre CALAME (63)

En cette année 2000, dernière d’un mil­lé­naire qui a vu le tri­om­phe de la moder­nité occi­den­tale et son exten­sion au monde par la force et par la séduc­tion, par l’ef­fi­cac­ité aus­si, nos mod­èles de développe­ment et nos sys­tèmes de pen­sée sont dans une pro­fonde impasse. Alors que 20 % seule­ment de l’hu­man­ité tout entière accède aux modes de vie que nous avons ren­dus désir­ables à tous et que nous avons pro­mus au rang de références uni­verselles, l’hu­man­ité utilise chaque année une fois et demie les ressources que la biosphère est capa­ble de repro­duire. Et nous voilà comme un âne au bord d’un précipice, ne sachant plus ni avancer sans tomber dans le gouf­fre des déséquili­bres écologiques, ni reculer sans bris­er un out­il économique et social qui ne car­bu­re qu’à la crois­sance des biens matériels.

On peut bien inven­ter des oxy­mores, mari­er la glace et le feu en dis­ant que notre développe­ment va devenir durable, l’im­passe est là. Le monde est devenu un vil­lage. Belle fig­ure de style. Belle réal­ité aus­si, tant il est vrai que les inter­dépen­dances entre les êtres humains se sont con­solidées, ampli­fiées d’une année à l’autre. Cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion, dif­fu­sion des sci­ences et des tech­niques, inter­na­tion­al­i­sa­tion des marchés ; inter­dépen­dance entre l’hu­man­ité et la biosphère.

Réal­ité certes, mais quelle hypocrisie aus­si. Dans ce vil­lage, tous les hommes sont égaux mais il y en a de plus égaux que d’autres. La gou­ver­nance mon­di­ale est en retard sur les néces­sités de la régu­la­tion plané­taire. Quand on se mas­sacre à la machette au Rwan­da, le Con­seil de Sécu­rité de l’ONU n’ar­rive pas à con­clure sur un mode d’in­ter­ven­tion. Et au Koso­vo, pour assur­er la guerre pro­pre — pro­pre pour les pays de l’OTAN s’en­tend — un bom­bardier B 52 vaut à lui seul la total­ité du pro­duit nation­al brut de l’Albanie.

Un nou­v­el élan implique une vision claire des rup­tures néces­saires. J’en pro­poserai sept.

► De l’économie des biens à l’écologie de l’intelligence

Fondé depuis trois siè­cles sur l’art de pro­duire, avec un min­i­mum de main-d’œu­vre, un nom­bre crois­sant de biens matériels tou­jours plus sophis­tiqués, notre développe­ment s’est mon­tré extra­or­di­naire­ment effi­cace, grâce à l’al­liance du marché et de la tech­nolo­gie. Et la révo­lu­tion de l’in­for­ma­tion, après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, en a encore accéléré la pro­gres­sion. Mais les car­ac­téris­tiques du “mode de vie occi­den­tal” — accu­mu­la­tion de biens matériels et débauche de con­som­ma­tion énergé­tique — sont mis­es en ques­tion sous une dou­ble pres­sion : celle de la démo­gra­phie mon­di­ale, celle des ressources disponibles.

Nos modes de pen­sée en prê­tant atten­tion aux seuls biens qui se divisent en se partageant — ceux qui jus­ti­fient la con­cur­rence et la fix­a­tion d’un prix — sont inadap­tés à la muta­tion rad­i­cale qui paraît inévitable. Or il existe deux autres caté­gories de biens ; ceux qui se détru­isent en se partageant (les écosys­tèmes et, de façon générale, ce qui touche à la vie et aux biens com­muns), et ceux qui se mul­ti­plient en se partageant : l’in­for­ma­tion, le savoir, l’ex­péri­ence, la beauté, la musique, la joie, le bon­heur, la foi, l’amour et la fête…

Ces deux caté­gories de biens sont con­nues des entre­pris­es aus­si bien que des organ­i­sa­tions human­i­taires : appelons-les écolo­gie de la vie et écolo­gie de l’in­tel­li­gence. Elles domineront au siè­cle prochain : il est impératif de les plac­er au cen­tre de notre sys­tème de pensée.

► De Descartes aux systèmes

Le principe fon­da­men­tal de Descartes — divis­er pour com­pren­dre — s’est avéré extrême­ment opéra­toire pen­dant les trois derniers siè­cles ; il a per­mis d’im­pres­sion­nantes décou­vertes. Mais les défis et les crises du monde d’au­jour­d’hui sont tout, sauf des prob­lèmes de com­préhen­sion de l’in­fin­i­ment petit : nos crises actuelles sont des crises de rela­tions. Rela­tions des hommes entre eux, rela­tions entre les sociétés, rela­tions entre l’hu­man­ité et la biosphère.

Voilà le pre­mier défi à relever ; on en mesure la grav­ité en con­statant les con­tre-per­for­mances que sont la décom­po­si­tion des ser­vices publics en départe­ments séparés ou l’en­tête­ment des poli­tiques publiques à traiter des indi­vidus isolés sans con­sid­ér­er l’u­nité de leur pro­pre vie.

L’ur­gence est au remem­bre­ment de la pen­sée. L’ur­gence est à l’hu­man­isme, c’est-à-dire à la capac­ité d’abor­der les êtres humains, les sociétés et les écosys­tèmes comme des total­ités où les rela­tions entre les par­ties impor­tent plus que ces par­ties elles-mêmes. Ce devraient être les axes majeurs d’une réforme de l’en­seigne­ment, et tout par­ti­c­ulière­ment de la for­ma­tion des ingénieurs, pour qu’ils cessent d’être des bar­bares et des autistes sociaux.

► De la monnaie unique aux monnaies plurielles et à la monnaie vectorielle

À Sumer, aux pre­miers temps de la mon­naie, les pièces ne représen­taient pas un prix mais un objet : un cochon, des briques. Les échanges ont pu s’élargir sans la présence physique des objets, mais ils gar­daient en mémoire la matrice des flux physiques, alors que nous n’y voyons plus que des flux de valeurs. Mais qui perçoit encore les aspects fon­da­men­taux de cette mon­naie que nous util­isons couram­ment ? En voici quelques-uns.

  • Les chefs d’en­tre­pris­es sont très igno­rants des flux physiques. Ils sont bien infor­més de ce qui ren­tre (du moins de ce qui a un coût), mais con­nais­sent très mal ce qui sort. Et, dans un avenir proche, la dégra­da­tion entropique et la dis­si­pa­tion de matière sont appelées à pren­dre une impor­tance déter­mi­nante. Le prix ne suf­fi­ra plus à qual­i­fi­er nos échanges ; il fau­dra y ajouter un ensem­ble de don­nées car­ac­térisant les flux physiques.
    C’est, en matière indus­trielle, le fonde­ment de l’é­colo­gie indus­trielle, c’est-à-dire de l’in­ser­tion de chaque activ­ité économique dans des cycles écologiques, comme les sys­tèmes naturels eux-mêmes, le déchet de l’un devenant la matière pre­mière de l’autre. Nous aurons besoin d’une mon­naie à deux dimen­sions au moins, la pre­mière mesurant la valeur ajoutée du tra­vail humain, et la sec­onde — néces­saire­ment con­tin­gen­tée et sans doute taxée — la con­som­ma­tion de matière et d’énergie.
     
  • À Valen­ci­ennes, dans les années 70, j’ai bien con­nu — comme tant d’autres — la crise sidérurgique et l’ab­sur­dité d’une sit­u­a­tion où besoins non sat­is­faits et bras bal­lants se côtoy­aient dans la même rue, voire sous un même toit. L’idée d’une mon­naie locale était alors jugée utopique et même dan­gereuse. Or, depuis les années 80 et surtout 90, les SEL — sys­tèmes d’échanges locaux — se dévelop­pent. Encore timides en France, et lim­ités à de petites com­mu­nautés ou à des mil­i­tants de l’al­ter­natif, ils pren­nent ailleurs une tout autre ampleur.
    En Argen­tine, par exem­ple, le sys­tème de troc glob­al asso­cie en réseau des clubs de 80 per­son­nes, con­cerne plus de 150 000 per­son­nes, et com­mence à s’é­ten­dre aux pays voisins. Les mon­naies privées des entre­pris­es suiss­es ou les bons de kilo­mètres offerts par les com­pag­nies aéri­ennes répon­dent à une approche sim­i­laire. Nul doute que les avancées de l’in­for­ma­tique per­me­t­tront bien­tôt de gér­er simul­tané­ment les flux d’échanges entre de mul­ti­ples com­mu­nautés, local­isées ou virtuelles.
     
  • Enfin, l’émer­gence d’outils non moné­taires de compt­abil­ité des flux reposera la ques­tion des fonc­tions de la mon­naie. En effet, la mon­naie actuelle sert tout à la fois de moyen de paiement, d’u­nité de compte et de réserve de valeur.
    On peut dans l’avenir imag­in­er de sépar­er ces trois fonc­tions, la réserve de valeur étant par exem­ple une frac­tion des capac­ités de pro­duc­tion, tan­dis que les moyens de paiement seront élec­tron­iques et les unités de compte à plusieurs dimensions.
    En ce qui con­cerne la réserve de valeur, le développe­ment très rapi­de des “fonds indi­ciels”, qui regroupent un vaste panier de valeurs bour­sières, en con­stitue déjà les prémisses.

► De la Déclaration des droits de l’homme à la Charte des droits et responsabilités de l’humanité

La citoyen­neté s’en­tendait autre­fois comme une com­bi­nai­son de droits et de respon­s­abil­ités, qui fai­sait de cha­cun le mem­bre d’une com­mu­nauté humaine. Cette représen­ta­tion reste très vivante dans les pays pau­vres, pour­tant qual­i­fiés de non démoc­ra­tiques parce qu’ils ne pra­tiquent pas notre forme de démocratie.

Chez nous s’est peu à peu for­mée une citoyen­neté “con­sumériste”, fondée sur des papiers d’é­tat civ­il qui nous don­nent accès à un cer­tain nom­bre de droits. Sans vouloir en revenir au ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire, ni aux “ate­liers de la sueur”, il ne faut pas se cacher qu’un dis­cours entière­ment cen­tré sur les droits nour­rit aus­si bien l’in­civisme des “béné­fi­ci­aires” que le mépris de cer­tains chefs d’en­tre­pris­es à l’é­gard de leurs respon­s­abil­ités sociales.

L’élab­o­ra­tion juridique et sociale qui, en cinquante ans, a mis au point des droits de deux­ième et troisième généra­tions (citons, par­mi les plus récents, le droit au loge­ment, à l’en­vi­ron­nement…) est l’une des con­struc­tions les plus remar­quables de l’hu­man­ité. Mais la Charte de l’ONU et la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme ne suff­isent plus pour gér­er, demain, la planète.

De mul­ti­ples ini­tia­tives témoignent d’une salu­taire prise de con­science : l’In­ter­ac­tion Coun­cil créé par Hel­mut Schmidt, l’an­cien chance­li­er d’Alle­magne, et Hans Küng, le théolo­gien alle­mand, et regroupant un ensem­ble de chefs d’É­tat ; l’ini­tia­tive con­jointe de Mau­rice Strong, organ­isa­teur du Som­met de la planète de Rio en 1992, et de Mikhaïl Gor­batchev ; l’ini­tia­tive de l’Al­liance pour un monde respon­s­able et sol­idaire dans laque­lle je suis directe­ment impliqué.

À l’af­fir­ma­tion des droits doit cor­re­spon­dre l’af­fir­ma­tion des respon­s­abil­ités, et celles-ci, main­tenant, con­cer­nent l’hu­man­ité et la biosphère tout entières.

La crise du monde actuel est une crise des rela­tions. La citoyen­neté fonde la rela­tion aux autres mem­bres de la com­mu­nauté. La respon­s­abil­ité met en jeu le rap­port à l’autre. C’est tout cela que nous voulons promouvoir.

► Du droit au contrat

Le pas­sage du droit à la respon­s­abil­ité en induit un autre, le pas­sage du droit au con­trat. Selon moi, la notion de con­trat social, tombée en désué­tude, rede­vien­dra centrale.

La sci­ence en four­nit un bon exem­ple. Du temps de Galilée, le droit à chercher était le corol­laire immé­di­at des droits de l’homme, et la Charte fon­da­men­tale de l’Unesco l’en­tend ain­si. C’est devenu aujour­d’hui une gigan­tesque hypocrisie, car il n’y a plus de dis­tinc­tion entre sci­ence et technique.

L’ensem­ble des sci­ences et des tech­niques con­stitue une techno­science aux investisse­ments con­sid­érables, gou­vernée par des enjeux de puis­sance économique ou de puis­sance mil­i­taire. La sci­ence n’est pas faite actuelle­ment par des aven­turi­ers de l’e­sprit, mais par des fonc­tion­naires de l’in­tel­li­gence. Inévitable­ment, la dimen­sion de respon­s­abil­ité et de con­trat social l’emportera désor­mais sur la dimen­sion du droit à chercher.

J’ai par­ticipé, au mois de juin 1999, à la Con­férence mon­di­ale sur la sci­ence de Budapest, organ­isée con­join­te­ment par l’Unesco et par l’In­ter­na­tion­al Coali­tion of Sci­en­tif­ic Union (ICSU). Il est évi­dent que nous assis­tons à un change­ment de référen­tiel avec toutes les con­tra­dic­tions d’une muta­tion aus­si radicale.

Dans un arti­cle pub­lié par la presse suisse, j’ai résumé abrupte­ment mon sen­ti­ment sur les par­tic­i­pants ; des fous, des hyp­ocrites et quelques sages. Les fous ne veu­lent pas savoir que le monde a changé, et tant pis pour les con­séquences. Les hyp­ocrites (la majorité) voient bien qu’il faut pro­pos­er de nou­veaux hori­zons à la sci­ence et à la tech­nique, mais revendiquent, pour exercer leurs pro­pres activ­ités, le main­tien des règles actuelles. La petite minorité de sages recon­naît que la ques­tion de la maîtrise sociale et démoc­ra­tique est dev­enue centrale.

► De l’armée à l’alliance

En 1789, les pères de la Révo­lu­tion n’avaient pas pen­sé l’en­tre­prise. Aus­si n’est-il pas éton­nant que celle-ci, au xixe siè­cle, se soit dévelop­pée à par­tir des deux mod­èles d’or­gan­i­sa­tion sociale à sa dis­po­si­tion : la famille et l’ar­mée. Beau­coup de nos entre­pris­es et de nos organ­i­sa­tions restent imprégnées par ce mod­èle, même si l’on voit pro­gress­er les sys­tèmes en réseau, la décen­tral­i­sa­tion, les pro­jets col­lec­tifs en dehors de la chaîne de commandement.

Pour gér­er la planète et sa diver­sité, nous devons aller beau­coup plus loin : tiss­er des sys­tèmes de rela­tions au sein des grandes organ­i­sa­tions et entre elles. Ayant par­ticipé per­son­nelle­ment à la nais­sance et au développe­ment de l’Al­liance pour un monde respon­s­able et sol­idaire, et dirigeant une fon­da­tion amenée à soutenir le développe­ment de réseaux inter­na­tionaux sur un cer­tain nom­bre de grands défis de l’hu­man­ité, j’ai pris con­science de ce que l’al­liance, prise dans son sens générique, est un mod­èle men­tal cap­i­tal pour con­cevoir les organ­i­sa­tions de demain.

Très som­maire­ment — je me tiens, bien enten­du, à la dis­po­si­tion des lecteurs pour toute pré­ci­sion — les alliances se définis­sent par un cer­tain nom­bre de car­ac­tères : un min­i­mum de valeurs et de per­spec­tives com­munes ; des méth­odes de tra­vail, non plus hiérar­chiques mais claires et partagées par tous (“la loi rem­place le roi”) ; un cal­en­dri­er pour struc­tur­er le proces­sus ; un pou­voir conçu comme le résul­tat de l’ac­tion com­mune et non comme un objet à partager (“le pou­voir ne se prend pas, il se crée”) ; pas d’or­gan­i­gramme rigide ; un pilotage col­lec­tif par con­sen­sus, sans néces­saire­ment créer une insti­tu­tion ; un sys­tème per­for­mant de com­mu­ni­ca­tion interne et externe.

► Du gouvernement à la gouvernance

Dans nos têtes, les grands États démoc­ra­tiques sont le mod­èle le plus achevé de gou­verne­ment, fondé sur deux piliers : l’or­gan­i­sa­tion des pou­voirs publics, l’or­gan­i­sa­tion du marché. Ceci s’avère insuff­isant devant une mon­di­al­i­sa­tion économique sans frein, car la régu­la­tion sociale et poli­tique n’a pas suivi le rythme de l’ex­pan­sion ver­tig­ineuse des marchés, et les hommes sont en plein désarroi.

Faudrait-il, à défaut d’un gou­verne­ment mon­di­al qui n’est pas pour demain, se résign­er au chaos ? Ou prédire l’apoc­a­lypse, comme l’a fait, après Hiroshi­ma, la pre­mière généra­tion de citoyens du monde ? Dieu mer­ci, une mul­ti­tude d’autres régu­la­tions émerge pro­gres­sive­ment, nous oblig­eant à élargir con­sid­érable­ment notre vision des régulations.

Nous avons besoin d’un mot spé­ci­fique pour désign­er l’ensem­ble des régu­la­tions dont se dote, de manière volon­taire, une société : appelons-le gou­ver­nance. Celle-ci présente deux com­posantes essen­tielles : l’ar­tic­u­la­tion des échelles, l’ir­rup­tion de nou­veaux acteurs.

Con­cer­nant la pre­mière, nous en sommes encore à penser l’ex­er­ci­ce de l’au­torité publique selon le mod­èle de la cité grecque : une com­mu­nauté instal­lée sur un ter­ri­toire, face au monde extérieur. Ce principe des “blocs de com­pé­tence” a fondé la pen­sée, rel­a­tive­ment archaïque, de la décen­tral­i­sa­tion à la française : comme si chaque ques­tion sociale, économique ou écologique pou­vait être traitée à un niveau et un seul.

Toutes les grandes ques­tions de demain sup­posent la com­bi­nai­son d’ac­tions à dif­férentes échelles. Cette inver­sion de la pen­sée est appelée à devenir une ques­tion centrale.

En sec­ond lieu, de nou­veaux acteurs sont entrés dans le champ de la régu­la­tion, en par­ti­c­uli­er les Organ­i­sa­tions non gou­verne­men­tales (ONG) inter­na­tionales. D’une cer­taine manière, les ONG répon­dent au déficit de sens et de lien qui résulte de l’im­plo­sion des idéolo­gies et des insti­tu­tions. Dès lors, elles assurent des fonc­tions aus­si divers­es que se sub­stituer aux pou­voirs publics, servir d’in­ter­mé­di­aires entre ceux-ci et les citoyens, ou chercher de nou­veaux pro­jets de société. À l’échelle inter­na­tionale, c’est encore plus évident.

On s’ha­bit­u­ait à assim­i­l­er le non-gou­verne­men­tal à l’ac­tion au niveau local, et le gou­verne­men­tal au glob­al. Peut-être faut-il chang­er de per­spec­tive et recon­naître dans les États nations une struc­ture par essence locale, le glob­al étant investi par des struc­tures non gou­verne­men­tales : entre­pris­es et ONG.

Mais l’ac­tion actuelle des ONG com­porte aus­si de sérieuses lim­ites. Leur slo­gan habituel “penser glob­ale­ment, agir locale­ment” ne tient pas à l’analyse : le change­ment du monde implique aus­si de chang­er les règles du jeu et les insti­tu­tions. De plus, les ONG ont de la peine à pass­er d’une cul­ture de résis­tance, de dénon­ci­a­tion, à une cul­ture de dia­logue et de proposition.

Le monde bouge, les têtes changent. La ques­tion est de savoir si nous allons assez vite, si les pré­sumées élites qui courent le monde d’un hôtel à l’autre, d’une cap­i­tale à l’autre assu­ment la respon­s­abil­ité qui devrait être la leur, du fait de leurs pou­voirs matériels et des savoirs qu’elles gèrent, ou si elles con­tin­u­ent sur leurs rails, sans voir que les cinquante prochaines années seront des années d’une muta­tion très pro­fonde, de même ampleur que celle que nous avons con­nue pour pass­er du Moyen Âge au monde mod­erne. Seront-elles capa­bles de met­tre leurs com­pé­tences au ser­vice des rup­tures nécessaires ?
Seront-elles capa­bles de con­cevoir, de for­malis­er et d’or­gan­is­er ces ruptures ?

Or, ce qui manque fon­da­men­tale­ment aujour­d’hui, là où la crise des idéolo­gies ou des insti­tu­tions a lais­sé un trou béant, c’est la con­struc­tion de per­spec­tives inté­gra­tri­ces. De telles per­spec­tives sup­posent le lien entre le local et le glob­al, le lien entre les milieux, la ges­tion de la durée, la mise en place de straté­gies de change­ment à long terme, l’in­ser­tion de pro­jets ponctuels dans une per­spec­tive com­mune, le dépasse­ment de l’i­den­tité de cha­cun au prof­it d’une per­spec­tive d’ensem­ble. Si les ONG veu­lent relever ce défi, elles doivent appren­dre à entr­er en alliance.

C’est en aidant à faire émerg­er de telles alliances, en faisant en sorte qu’elles organ­isent leur pro­pre agen­da à long terme et qu’elles pro­posent des alter­na­tives ambitieuses que l’on con­tribuera le mieux, selon moi, à faire émerg­er de nou­velles formes de régu­la­tion et de civil­ité mondiales.

Que ferons-nous maintenant ?

C’est le défi his­torique de groupes humains comme les poly­tech­ni­ciens qui ont été, lors de la créa­tion de l’É­cole et pen­dant le siè­cle qui a suivi, les fer­ments de la mobil­i­sa­tion de la sci­ence au ser­vice de la société, qui ont été les fers de lance du développe­ment des capac­ités de pro­duc­tion et sont main­tenant invités à choisir : nou­v­el élan ou dinosaures, fer­ments d’une muta­tion ou nou­veaux dig­ni­taires d’un Ancien Régime.

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