Temps de travail et temps de la vie

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Bernard BRUNHES (58)

La baisse séculaire du temps de travail

La baisse séculaire du temps de travail

La révo­lu­tion indus­trielle a pro­fondé­ment bous­culé les temps du tra­vail et de la vie. La sirène des usines n’a rien à voir avec l’Angélus des cam­pagnes. Les temps des agricul­teurs étaient ceux des saisons, de la course du soleil et des intem­péries. Celui des ouvri­ers et des employés est un temps rigide, fixé par une hor­loge igno­rante des vari­a­tions de la nature. Les tra­vailleurs des usines du xixe siè­cle sont tran­quille­ment exploités par une machine économique qui décide des heures d’embauche et de fin du tra­vail, comme des repos, des recrute­ments et des licen­ciements en fonc­tion de critères sans rap­port avec la san­té ou les cycles naturels.

Le mou­ve­ment ouvri­er n’a eu de cesse de faire réduire la durée du tra­vail imposée et rigide. On a peu à peu légiféré ou signé des accords soci­aux pour réduire la durée quo­ti­di­enne, heb­do­madaire, ou annuelle du tra­vail. À chaque étape, les chefs d’en­tre­pris­es résis­taient à ce qu’ils présen­taient comme une grave atteinte à la lib­erté d’en­tre­pren­dre et à la com­péti­tiv­ité : l’His­toire n’a cessé de se répéter et se répète encore. Mais le pro­grès social est indéniable.

En cette fin de vingtième siè­cle, nous tra­vail­lons en moyenne à mi-temps, c’est-à-dire deux fois moins qu’à la fin du dix-neu­vième. Les con­gés payés sont devenus oblig­a­toires. Avec l’al­longe­ment de la sco­lar­ité d’un côté, l’al­longe­ment de la durée de vie de l’autre, le temps con­sacré effec­tive­ment au tra­vail dans une vie d’homme est main­tenant éton­nam­ment mod­este : moins de 10 %, quelque 60 000 heures, dans une vie de 700 000 heures.

Naturelle­ment, les syn­di­cats et les par­tis qui se récla­ment du mou­ve­ment ouvri­er con­tin­u­ent à revendi­quer une pour­suite de cette baisse du temps de tra­vail. Ils n’ont pas tort : la vigoureuse crois­sance de la pro­duc­tiv­ité, qui n’a cessé depuis le début de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion et que les nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion relan­cent encore, a pour heureuse con­séquence de réduire le besoin de tra­vail humain. Les hommes peu­vent tra­vailler moins tout en pour­suiv­ant la course à la pro­duc­tion et à la consommation.

La baisse sécu­laire du temps de tra­vail, par­ti­c­ulière­ment vive pen­dant les trente glo­rieuses, a été ren­due pos­si­ble par ces gains de pro­duc­tiv­ité. Il n’y a pas de rai­son qu’elle ne se pour­suive pas.

Le paradoxe des 35 heures

La France des années 80 et du début des années 90 a freiné ce mou­ve­ment de baisse, con­traire­ment à la plu­part des pays voisins. Les raisons de ce freinage sont mul­ti­ples. On retien­dra notam­ment que le pas­sage de la durée légale de 40 à 39 heures en 1982 a été mal perçu et que les poli­tiques n’ont plus guère osé y touch­er dans les seize années qui ont suivi. En 1997, le gou­verne­ment français décide une baisse de 39 à 35 heures de la durée légale.

On ne dis­cutera pas ici l’op­por­tu­nité de cette réforme ni les con­di­tions de sa mise en œuvre. On se con­tentera de not­er qu’il y a dans son déroule­ment et les débats qui l’en­tourent un intéres­sant paradoxe.

Tout le monde croit ou fait sem­blant de croire que la loi des 35 heures va aboutir à plus de rigid­ité. Cha­cun, dans le débat pub­lic, au Par­lement ou dans les médias, raisonne comme si l’é­conomie était pour l’essen­tiel faite d’usines et d’ate­liers où s’en­tassent des ouvri­ers non qual­i­fiés répé­tant les mêmes gestes pen­dant huit heures par jour. On se croit en 1950.

La réal­ité de l’é­conomie d’au­jour­d’hui est bien dif­férente et le sera de plus en plus. Le besoin de flex­i­bil­ité est tel que, de toute façon, les solu­tions retenues par les entre­pris­es pour s’adapter à la nou­velle durée légale passeront par de nou­velles organ­i­sa­tions plus sou­ples et var­iées, adapt­a­bles, loin des rigid­ités qui sub­sis­tent encore.

Quels que soient les dis­cours publics des uns et des autres — qu’ils déplorent le car­ac­tère trop rigide des textes ou qu’ils s’en félici­tent — la réal­ité de l’en­tre­prise est ailleurs.

Cha­cun con­naît les phénomènes qui jus­ti­fient ce besoin de flex­i­bil­ité : l’ef­fet des nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion sur les organ­i­sa­tions, et le fait que les emplois indus­triels bais­sent rapi­de­ment tan­dis que les emplois ter­ti­aires se développent.

Le tra­vail d’au­jour­d’hui se traduit de moins en moins par un face à face entre un homme et une machine (fixe, insen­si­ble et sans souci de tem­po­ral­ité), de plus en plus par un tête à tête entre deux per­son­nes, pro­duc­teur et con­som­ma­teur qui ne peu­vent pro­duire et con­som­mer le ser­vice que s’ils sont ensem­ble. La disponi­bil­ité et le rythme du pro­duc­teur ne sont plus déter­minés par le rythme de la machine et le cal­cul des ingénieurs, mais par la volon­té du con­som­ma­teur. On a besoin du guicheti­er lorsque le client est libre.

Fini le temps où les employés de banque pou­vaient se per­me­t­tre de n’être à leur poste que pen­dant les péri­odes de la journée où leurs clients ne pou­vaient pas se présen­ter, faute d’être libres de quit­ter leur pro­pre poste de travail.

Il y a, on le sait, d’autres raisons à cette flex­i­bil­ité. Nos économies, entraînées par les tech­niques nou­velles de com­mu­ni­ca­tion et par la folle con­cur­rence qu’ex­ac­erbe la mon­di­al­i­sa­tion, n’ac­ceptent plus la lenteur de réac­tion. La rapid­ité et le respect des délais devi­en­nent des critères de qual­ité dominants.

On n’ac­cepte plus les stocks, donc il faut adapter le rythme de pro­duc­tion au besoin, éventuelle­ment saison­nier ou erra­tique, du client. Les flux ten­dus, le “juste à temps” règ­nent en maîtres.

Dès lors, il n’est plus pos­si­ble de faire fonc­tion­ner une entre­prise sur le principe d’un rythme de tra­vail par­faite­ment réguli­er, à heures fix­es. Cette évo­lu­tion ne fait pas l’af­faire des salariés, qui ont besoin de sta­bil­ité (l’é­cole, elle, est régulière) ou d’une flex­i­bil­ité qui n’est pas celle de l’employeur. Il faut donc négoci­er, trou­ver les com­pro­mis, rechercher des solu­tions indi­vidu­elles ou col­lec­tives adap­tées aux besoins des deux par­ties. C’est un nou­veau chantier pour les syndicats.

Qui plus est, le temps de tra­vail n’est plus un indi­ca­teur per­ti­nent du tra­vail du salarié, pour un nom­bre crois­sant — et crois­sant rapi­de­ment — de per­son­nes. Le cadre com­mer­cial doit ramen­er des com­man­des. Peu importe le temps qu’il passe chez le client ou sur la route. Le jour­nal­iste, le chercheur, l’ingénieur de con­cep­tion, le con­sul­tant, l’ex­pert ne sont pas effi­caces à heures fixes.

Le man­ag­er, retenu par le fil invis­i­ble de son télé­phone cel­lu­laire ou de sa mes­sagerie élec­tron­ique, tra­vaille à toute heure et en tout lieu. Les itinérants et tous ceux qui voy­a­gent sont plus soumis aux caprices de la cir­cu­la­tion et des horaires des com­pag­nies aéri­ennes qu’aux temps de l’en­tre­prise. Les assis­tantes sociales s’adaptent aux besoins des familles qu’elles servent.

Peut-être revenons-nous insen­si­ble­ment vers des emplois rémunérés à la tâche ou à la mis­sion, des con­trats qui fini­raient par s’ap­par­enter plus à des con­trats com­mer­ci­aux qu’à des con­trats de travail.

Les temps de la ville

Dès lors, ce n’est plus l’ho­raire de tra­vail qui rythme la vie, comme c’est encore le cas aujour­d’hui pour une majorité de salariés. Au fur et à mesure que le temps de tra­vail se réduit, la part con­sacrée à d’autres activ­ités s’ac­croît d’au­tant. La fron­tière entre temps de tra­vail et autres temps de la vie s’estompe. Les choix indi­vidu­els, les arbi­trages de cha­cun sont moins prédéter­minés par les horaires imposés par le patron…

Voilà donc que revi­en­nent à la sur­face les autres temps de la ville. Temps sco­laires décisifs pour la vie de la famille ; temps d’ou­ver­ture des com­merces ou des ser­vices publics ; temps des trans­ports en com­mun… et des embouteillages.

Le ou plutôt surtout la salariée, qui part tôt le matin de son domi­cile de ban­lieue pour dépos­er son enfant chez une nour­rice ou à la crèche, qui prend un train puis un auto­bus bondés, et qui doit refaire le même tra­jet le soir dans l’autre sens, est moins atten­tif ou atten­tive à son temps de tra­vail qu’au temps, beau­coup plus long, passé au total hors de son domicile.

Les temps de trans­port, de démarch­es admin­is­tra­tives, de rela­tion avec l’é­cole ou de soins médi­caux, d’ac­tiv­ités cul­turelles ou sportives pour soi-même ou les enfants, les loisirs organ­isés ou la vie asso­cia­tive, tout cela forme un ensem­ble dans la vie d’une per­son­ne. Pourquoi organ­is­er tout autour du seul temps de travail ?

Les grandes villes ital­i­ennes se sont lancées dans des pro­grammes sur le “tem­po del­la cit­tà”. Les résul­tats sont iné­gaux mais les réflex­ions sont pas­sion­nantes. Dans une étude sur “les poli­tiques des temps urbains en Ital­ie”, San­dra Bon­figli­oli, pro­fesseur et chercheur à l’In­sti­tut poly­tech­nique de Milan, note par exem­ple : Des valeurs et des oppor­tu­nités nou­velles sont attribuées à la répar­ti­tion du temps entre tra­vail et soins à la per­son­ne (pour soi et pour sa famille), entre repos et activ­ité, entre loisirs et tra­vail, entre nature et artifice.

En par­ti­c­uli­er, les attentes d’un développe­ment durable, l’in­térêt pour le passé et non seule­ment pour le futur, de nou­veaux sen­ti­ments envers la nature, que l’on pense men­acée par des tech­nolo­gies ingou­vern­ables, la sépa­ra­tion entre la crois­sance économique et la crois­sance de l’emploi, la cul­ture de la com­plex­ité des temps de vie appel­lent à une nou­velle cul­ture du temps qui focalise l’at­ten­tion, vers la qual­ité du temps vécu et de l’emploi du temps de vie.

S’in­téress­er au temps de la vie, c’est ouvrir des per­spec­tives nou­velles, s’in­ter­roger sur des thèmes essen­tiels de la vie col­lec­tive, s’en­gager dans des débats essen­tiels. Comme le dit encore San­dra Bon­figli­oli, flex­i­bil­ité, mobil­ité, errance, rapid­ité, temps réel, mais aus­si mémoire/ iden­tité, biographie/histoire, généalo­gie, présent/présence sont des oppo­si­tions car­ac­téris­tiques du paysage cul­turel post­mod­erne et des ter­mes ayant un accent tem­porel évi­dent. Nous voilà loin du débat sur les 35 heures…

Les temps de la vie

Temps de la ville et temps de la vie. L’une des car­ac­téris­tiques essen­tielles de cette fin de siè­cle est l’é­ton­nant accroisse­ment de l’e­spérance de vie dans les pays indus­tri­al­isés : l’e­spérance de vie des Français s’ac­croît d’un trimestre par an. Que fer­ons-nous de notre retraite ? Comme trop sou­vent, le débat se focalise sur l’équili­bre des régimes de retraite attaqué par le déséquili­bre démo­graphique. Le prob­lème est évidem­ment plus profond.

Une vie coupée en trois phas­es — l’é­cole, le tra­vail, la retraite -, voilà un sys­tème qui n’est plus com­pat­i­ble avec les nou­velles con­di­tions de vie. L’é­cole se pro­longe trop tard et finit trop tôt. Trop tard : le proces­sus d’en­trée dans le monde du tra­vail est lent. Trop tôt : une fois entré dans le monde du tra­vail, on ne se forme plus guère. L’al­longe­ment de la sco­lar­ité a de bonnes et de mau­vais­es raisons. Il faut certes plus de temps pour absorber plus de connaissances.

Mais l’ac­cu­mu­la­tion des con­nais­sances n’est pas le meilleur passe­port pour l’en­tre­prise. Les recru­teurs deman­dent aujour­d’hui des “com­pé­tences” plutôt que des qual­i­fi­ca­tions. Et der­rière le mot com­pé­tences, il y a plus et moins que dans les diplômes uni­ver­si­taires : il y a le com­porte­ment, la qual­ité des rela­tions humaines, les capac­ités de man­age­ment, les langues étrangères, l’ha­bileté à utilis­er l’in­for­ma­tique ou à con­va­in­cre un client.

Au départ de la vie pro­fes­sion­nelle il faut avoir acquis la fac­ulté d’ap­pren­dre plutôt qu’une masse de con­nais­sances, les moyens de com­pren­dre, plutôt que l’éru­di­tion, l’adapt­abil­ité plutôt que la spé­cial­ité très tech­nique. En revanche, tout au long d’une car­rière, il fau­dra avoir la pos­si­bil­ité de chang­er de tech­niques au sein d’un méti­er, de chang­er de méti­er au sein d’une entre­prise, de chang­er d’en­tre­prise dans son pays, peut-être de chang­er de pays dans une Europe unie ou une économie mondialisée.

Le temps n’est plus aux par­cours pro­fes­sion­nels prédéter­minés, linéaires et flu­ides, au long de grilles hiérar­chiques sta­bles. Le temps est aux par­cours erra­tiques et aux muta­tions rapi­des et fréquentes dans un envi­ron­nement tech­nologique et économique en mouvement.

Dès lors, la for­ma­tion ne peut plus être can­ton­née dans des plages de temps bien définies — celui de la for­ma­tion ini­tiale et celui des stages décidés par l’employeur. Elle ne peut plus être can­ton­née dans des lieux : l’é­cole ou le cen­tre de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Elle devient par­tie inté­grante de la vie, de l’en­fance à la retraite incluse. Elle peut être “sur le tas” ou dans des lieux inat­ten­dus. Elle n’a pas néces­saire­ment un objet pro­duc­tiviste direct.

Par­fois enten­due comme un débat théorique, cette dis­cus­sion sur la place de la for­ma­tion a tout à coup pris en France une forme con­crète, voire con­flictuelle à l’oc­ca­sion de la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures. Dans ce domaine aus­si, cette loi, qui a été faite pour créer des emplois mais n’en créera prob­a­ble­ment pas beau­coup, peut être source inat­ten­due d’in­no­va­tions et d’imag­i­na­tion sociale créatrice.

Elle ouvre en effet la pos­si­bil­ité pour l’employeur de prévoir qu’une par­tie de la baisse de la durée du tra­vail, au lieu d’être pure­ment et sim­ple­ment traduite en temps de loisirs, soit mise à prof­it pour don­ner aux employés la pos­si­bil­ité de suiv­re une for­ma­tion de développe­ment pro­fes­sion­nel. Par là on entend une for­ma­tion qui pré­pare à de nou­velles fonc­tions, à un saut de qual­i­fi­ca­tion ou à une recon­ver­sion, par oppo­si­tion aux for­ma­tions d’adap­ta­tion directe­ment utiles à l’en­tre­prise. Il s’ag­it dès lors d’un coin­vestisse­ment : l’en­tre­prise apporte les moyens de for­ma­tion, financiers, tech­niques ou humains, le salarié donne de son temps de loisir.

D’assez nom­breuses entre­pris­es se sont engagées dans cette voie, avec beau­coup de pru­dence certes, de la part de l’employeur qui ne veut pas pay­er n’im­porte quelle for­ma­tion, comme de la part des syn­di­cats, qui craig­nent au con­traire qu’on exige des salariés des for­ma­tions indis­pens­ables à la pro­duc­tion en dehors des heures de tra­vail. Mal­gré cette méfi­ance réciproque, des accords sont signés, qui innovent résol­u­ment et annon­cent peut-être un change­ment rad­i­cal dans la prise en compte de la for­ma­tion dans les com­porte­ments des entreprises.

Trop sou­vent con­sid­érés comme de sim­ples charges salar­i­ales, les coûts de for­ma­tion peu­vent être perçus comme des investisse­ments, de la part tant de l’employeur que du salarié. En out­re, et c’est ce qui nous intéresse ici, les temps de tra­vail et de loisirs s’in­ter­pénètrent et devi­en­nent poreux, dès lors que la for­ma­tion (au sens large : tout ce qui per­met le développe­ment du salarié) est à cheval sur la frontière.

Le temps de la retraite

55 ans : le bel âge pour pren­dre sa retraite en France. Il faut laiss­er la place aux jeunes. Et puis les quin­quagé­naires ne sont plus capa­bles de s’adapter aux nou­velles tech­nolo­gies dont leurs petits-enfants sont si fam­i­liers dès le berceau. Les “plans soci­aux” (puisque c’est ain­si que, curieuse­ment, on appelle aujour­d’hui com­muné­ment les plans de réduc­tion d’ef­fec­tifs) don­nent la pri­or­ité aux départs anticipés en retraite : c’est bien com­mode puisque cela per­met d’éviter de créer du chô­mage, cela donne de l’air pour les pro­mo­tions et les avance­ments, cela per­met d’embaucher des jeunes, cela béné­fi­cie, ou du moins a béné­fi­cié jusqu’i­ci, d’aides sub­stantielles de la collectivité.

Pourquoi se priv­er ? Tout le monde y trou­ve son compte, le patron, les syn­di­cats, les employés sauvés du chô­mage, les prére­traités sou­vent enchan­tés (au moins au début) ; tout le monde… sauf la col­lec­tiv­ité, qui en souf­fre tant sur le plan financier que sur le plan social.

La France détient ain­si, avec la Bel­gique, le record européen, et vraisem­blable­ment mon­di­al, de la retraite anticipée : 31 % seule­ment des hommes et femmes de 55 à 65 ans ont un emploi, dans ces deux pays, alors que cer­tains pays vont jusqu’à 70 %. Cette sit­u­a­tion n’est ten­able ni finan­cière­ment, ni sociale­ment, à une époque où l’e­spérance de vie ne cesse de s’ac­croître : un trimestre par an !

Faute d’imag­i­na­tion, les tech­nocrates et les poli­tiques posent ce prob­lème sous un angle pure­ment financier. L’évo­lu­tion démo­graphique, con­sta­tent-ils, va con­duire à une impasse finan­cière des régimes de retraite, si l’on ne prend pas des mesures de grande ampleur sur les taux de coti­sa­tion et sur le mon­tant des retraites. Le peu­ple s’in­quiète évidem­ment et l’on ne cesse d’ef­fectuer des sim­u­la­tions macroé­conomiques de plus en plus angoissantes.

Les impass­es finan­cières sont sou­vent le révéla­teur des vrais prob­lèmes de société. C’est le cas ici. Mais la ques­tion qui sur­git der­rière les prévi­sions est d’une tout autre impor­tance : que vont faire de leurs dix doigts les hommes et les femmes qui seront économique­ment inac­t­ifs de 55 ou 60 ans à 80 ou 85 ans, alors que les pro­grès de la médecine ne cessent d’amélior­er leurs con­di­tions physiques et psy­chiques ? Com­ment peut-on imag­in­er une société où l’on serait act­if (et pres­suré par le sys­tème économique) de 25 à 55 ans, puis oisif de 55 à 85 ans ? Le con­trat social qui lie les âges d’une société n’y résis­tera pas longtemps.

En ces temps de chô­mage, le cumul entre un emploi et une retraite est naturelle­ment objet de scan­dale. On est dès lors ten­té d’in­ter­dire aux retraités toute activ­ité rémunérée, sauf à renon­cer à tout ou par­tie de leur retraite. C’est l’im­passe. Les retraités qui ne veu­lent pas se con­tenter d’aller à la pêche se por­tent vers les occu­pa­tions bénév­oles : con­seils munic­i­paux, asso­ci­a­tions car­i­ta­tives ou autres.

Les besoins ne man­quent pas et qui veut s’employer le peut. Mais il est dif­fi­cile de se sat­is­faire de cette dichotomie arti­fi­cielle entre activ­ités rémunérées et non rémunérées, réservées les unes aux moins de 55 ou 60 ans, les autres aux anciens.

Quand on sait l’am­pleur que pren­nent aujour­d’hui les tâch­es d’ad­min­is­tra­tion et d’an­i­ma­tion de la col­lec­tiv­ité (par exem­ple des dizaines de mil­liers de maires et d’ad­joints sou­vent écrasés de respon­s­abil­ités), on peut s’in­ter­roger sur la per­ti­nence d’un sys­tème social où ces fonc­tions ne peu­vent être pra­tique­ment exer­cées pleine­ment que par des retraités.

Il fau­dra bien sor­tir des réflex­es acquis depuis de nom­breuses décen­nies, qui con­duisent à dis­tinguer ceux qui tra­vail­lent et sont rémunérés de ceux qui ne tra­vail­lent plus mais sont tout aus­si indis­pens­ables au fonc­tion­nement de la société et de l’économie.

Tra­vailler après l’âge fatidique ; mais aus­si, à l’in­verse, ren­dre pos­si­bles des péri­odes de non-tra­vail pen­dant la durée de la vie active (par exem­ple ren­dre plus facile le con­gé parental ou le tra­vail à temps par­tiel pour ceux ou celles qui veu­lent con­sacr­er du temps à l’é­d­u­ca­tion de leurs enfants, ou à l’ac­qui­si­tion de nou­velles com­pé­tences ou d’un nou­veau savoir) : à quand sur ces thèmes un débat de société qui saura sor­tir des sim­ples cal­culs financiers ?

Les nouvelles inégalités

Les iné­gal­ités de revenus n’ont cessé de s’ac­croître depuis le début de la décen­nie dans les pays indus­tri­al­isés, la palme revenant, de loin, aux États-Unis et à la Grande-Bre­tagne. Ce phénomène tient à la dif­férence que fait naître l’é­clo­sion des nou­velles tech­nolo­gies, asso­ciée à la mon­di­al­i­sa­tion, entre ceux dont le pro­fil cor­re­spond bien aux besoins des entre­pris­es et ceux que la machine, de plus en plus per­for­mante et capa­ble, peut remplacer.

Pour les pre­miers — forte com­pé­tence, famil­iar­ité avec les nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, mobil­ité pro­fes­sion­nelle, cul­turelle et géo­graphique — la demande de tra­vail est supérieure à l’of­fre ; et elle est inter­na­tionale. L’équili­bre de ce marché du tra­vail se fait à tra­vers l’a­juste­ment des revenus, tou­jours à la hausse en péri­ode de croissance.

La course aux hautes rémunéra­tions, sous forme de salaires ou de par­tic­i­pa­tion au cap­i­tal ani­me le marché. Pour les autres, à l’autre extrémité du spec­tre, l’homme est de moins en moins com­péti­tif avec la machine. Le com­bat des hommes ne vise plus la hausse des rémunéra­tions, ce serait sans espoir, il vise tout sim­ple­ment l’emploi. Les uns se bat­tent pour leur rémunéra­tion, les autres pour leur emploi.

Ces deux mon­des ont des rap­ports à la moder­nité évidem­ment dif­férents. Pour les pre­miers, les nou­veaux out­ils et les nou­velles tech­nolo­gies sont pain bénit. Et ils acceptent volon­tiers des con­traintes impor­tantes de tra­vail et de temps de tra­vail. Pour les métiers qu’ils exer­cent, la flex­i­bil­ité est une évi­dence. Pour les sec­onds, les nou­velles tech­nolo­gies, destruc­tri­ces d’emplois, sont perçues comme des dan­gers. Le car­ac­tère rou­tinier de leur tra­vail les incite à souhaiter des durées de tra­vail cour­tes et régulières.

C’est pourquoi les dis­cus­sions sur l’as­sou­plisse­ment des temps de tra­vail et sur les temps de la vie, de la ville, des loisirs sont sou­vent analysées comme des débats de priv­ilégiés. Peut-être le sont-ils aujour­d’hui, mais c’est absurde. Si nous ne tra­vail­lons plus que 35 heures, par­fois beau­coup moins, et si nous vivons jusqu’à 100 ans, ce qui ne tardera pas, il fau­dra bien repenser les temps.

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