Temps de travail et temps de la vie

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Bernard BRUNHES (58)

La baisse séculaire du temps de travail

La baisse séculaire du temps de travail

La révo­lu­tion indus­trielle a pro­fon­dé­ment bous­cu­lé les temps du tra­vail et de la vie. La sirène des usines n’a rien à voir avec l’An­gé­lus des cam­pagnes. Les temps des agri­cul­teurs étaient ceux des sai­sons, de la course du soleil et des intem­pé­ries. Celui des ouvriers et des employés est un temps rigide, fixé par une hor­loge igno­rante des varia­tions de la nature. Les tra­vailleurs des usines du xixe siècle sont tran­quille­ment exploi­tés par une machine éco­no­mique qui décide des heures d’embauche et de fin du tra­vail, comme des repos, des recru­te­ments et des licen­cie­ments en fonc­tion de cri­tères sans rap­port avec la san­té ou les cycles naturels.

Le mou­ve­ment ouvrier n’a eu de cesse de faire réduire la durée du tra­vail impo­sée et rigide. On a peu à peu légi­fé­ré ou signé des accords sociaux pour réduire la durée quo­ti­dienne, heb­do­ma­daire, ou annuelle du tra­vail. À chaque étape, les chefs d’en­tre­prises résis­taient à ce qu’ils pré­sen­taient comme une grave atteinte à la liber­té d’en­tre­prendre et à la com­pé­ti­ti­vi­té : l’His­toire n’a ces­sé de se répé­ter et se répète encore. Mais le pro­grès social est indéniable.

En cette fin de ving­tième siècle, nous tra­vaillons en moyenne à mi-temps, c’est-à-dire deux fois moins qu’à la fin du dix-neu­vième. Les congés payés sont deve­nus obli­ga­toires. Avec l’al­lon­ge­ment de la sco­la­ri­té d’un côté, l’al­lon­ge­ment de la durée de vie de l’autre, le temps consa­cré effec­ti­ve­ment au tra­vail dans une vie d’homme est main­te­nant éton­nam­ment modeste : moins de 10 %, quelque 60 000 heures, dans une vie de 700 000 heures.

Natu­rel­le­ment, les syn­di­cats et les par­tis qui se réclament du mou­ve­ment ouvrier conti­nuent à reven­di­quer une pour­suite de cette baisse du temps de tra­vail. Ils n’ont pas tort : la vigou­reuse crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té, qui n’a ces­sé depuis le début de l’in­dus­tria­li­sa­tion et que les nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion relancent encore, a pour heu­reuse consé­quence de réduire le besoin de tra­vail humain. Les hommes peuvent tra­vailler moins tout en pour­sui­vant la course à la pro­duc­tion et à la consommation.

La baisse sécu­laire du temps de tra­vail, par­ti­cu­liè­re­ment vive pen­dant les trente glo­rieuses, a été ren­due pos­sible par ces gains de pro­duc­ti­vi­té. Il n’y a pas de rai­son qu’elle ne se pour­suive pas.

Le paradoxe des 35 heures

La France des années 80 et du début des années 90 a frei­né ce mou­ve­ment de baisse, contrai­re­ment à la plu­part des pays voi­sins. Les rai­sons de ce frei­nage sont mul­tiples. On retien­dra notam­ment que le pas­sage de la durée légale de 40 à 39 heures en 1982 a été mal per­çu et que les poli­tiques n’ont plus guère osé y tou­cher dans les seize années qui ont sui­vi. En 1997, le gou­ver­ne­ment fran­çais décide une baisse de 39 à 35 heures de la durée légale.

On ne dis­cu­te­ra pas ici l’op­por­tu­ni­té de cette réforme ni les condi­tions de sa mise en œuvre. On se conten­te­ra de noter qu’il y a dans son dérou­le­ment et les débats qui l’en­tourent un inté­res­sant paradoxe.

Tout le monde croit ou fait sem­blant de croire que la loi des 35 heures va abou­tir à plus de rigi­di­té. Cha­cun, dans le débat public, au Par­le­ment ou dans les médias, rai­sonne comme si l’é­co­no­mie était pour l’es­sen­tiel faite d’u­sines et d’a­te­liers où s’en­tassent des ouvriers non qua­li­fiés répé­tant les mêmes gestes pen­dant huit heures par jour. On se croit en 1950.

La réa­li­té de l’é­co­no­mie d’au­jourd’­hui est bien dif­fé­rente et le sera de plus en plus. Le besoin de flexi­bi­li­té est tel que, de toute façon, les solu­tions rete­nues par les entre­prises pour s’a­dap­ter à la nou­velle durée légale pas­se­ront par de nou­velles orga­ni­sa­tions plus souples et variées, adap­tables, loin des rigi­di­tés qui sub­sistent encore.

Quels que soient les dis­cours publics des uns et des autres – qu’ils déplorent le carac­tère trop rigide des textes ou qu’ils s’en féli­citent – la réa­li­té de l’en­tre­prise est ailleurs.

Cha­cun connaît les phé­no­mènes qui jus­ti­fient ce besoin de flexi­bi­li­té : l’ef­fet des nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion sur les orga­ni­sa­tions, et le fait que les emplois indus­triels baissent rapi­de­ment tan­dis que les emplois ter­tiaires se développent.

Le tra­vail d’au­jourd’­hui se tra­duit de moins en moins par un face à face entre un homme et une machine (fixe, insen­sible et sans sou­ci de tem­po­ra­li­té), de plus en plus par un tête à tête entre deux per­sonnes, pro­duc­teur et consom­ma­teur qui ne peuvent pro­duire et consom­mer le ser­vice que s’ils sont ensemble. La dis­po­ni­bi­li­té et le rythme du pro­duc­teur ne sont plus déter­mi­nés par le rythme de la machine et le cal­cul des ingé­nieurs, mais par la volon­té du consom­ma­teur. On a besoin du gui­che­tier lorsque le client est libre.

Fini le temps où les employés de banque pou­vaient se per­mettre de n’être à leur poste que pen­dant les périodes de la jour­née où leurs clients ne pou­vaient pas se pré­sen­ter, faute d’être libres de quit­ter leur propre poste de travail.

Il y a, on le sait, d’autres rai­sons à cette flexi­bi­li­té. Nos éco­no­mies, entraî­nées par les tech­niques nou­velles de com­mu­ni­ca­tion et par la folle concur­rence qu’exa­cerbe la mon­dia­li­sa­tion, n’ac­ceptent plus la len­teur de réac­tion. La rapi­di­té et le res­pect des délais deviennent des cri­tères de qua­li­té dominants.

On n’ac­cepte plus les stocks, donc il faut adap­ter le rythme de pro­duc­tion au besoin, éven­tuel­le­ment sai­son­nier ou erra­tique, du client. Les flux ten­dus, le « juste à temps » règnent en maîtres.

Dès lors, il n’est plus pos­sible de faire fonc­tion­ner une entre­prise sur le prin­cipe d’un rythme de tra­vail par­fai­te­ment régu­lier, à heures fixes. Cette évo­lu­tion ne fait pas l’af­faire des sala­riés, qui ont besoin de sta­bi­li­té (l’é­cole, elle, est régu­lière) ou d’une flexi­bi­li­té qui n’est pas celle de l’employeur. Il faut donc négo­cier, trou­ver les com­pro­mis, recher­cher des solu­tions indi­vi­duelles ou col­lec­tives adap­tées aux besoins des deux par­ties. C’est un nou­veau chan­tier pour les syndicats.

Qui plus est, le temps de tra­vail n’est plus un indi­ca­teur per­ti­nent du tra­vail du sala­rié, pour un nombre crois­sant – et crois­sant rapi­de­ment – de per­sonnes. Le cadre com­mer­cial doit rame­ner des com­mandes. Peu importe le temps qu’il passe chez le client ou sur la route. Le jour­na­liste, le cher­cheur, l’in­gé­nieur de concep­tion, le consul­tant, l’ex­pert ne sont pas effi­caces à heures fixes.

Le mana­ger, rete­nu par le fil invi­sible de son télé­phone cel­lu­laire ou de sa mes­sa­ge­rie élec­tro­nique, tra­vaille à toute heure et en tout lieu. Les iti­né­rants et tous ceux qui voyagent sont plus sou­mis aux caprices de la cir­cu­la­tion et des horaires des com­pa­gnies aériennes qu’aux temps de l’en­tre­prise. Les assis­tantes sociales s’a­daptent aux besoins des familles qu’elles servent.

Peut-être reve­nons-nous insen­si­ble­ment vers des emplois rému­né­rés à la tâche ou à la mis­sion, des contrats qui fini­raient par s’ap­pa­ren­ter plus à des contrats com­mer­ciaux qu’à des contrats de travail.

Les temps de la ville

Dès lors, ce n’est plus l’ho­raire de tra­vail qui rythme la vie, comme c’est encore le cas aujourd’­hui pour une majo­ri­té de sala­riés. Au fur et à mesure que le temps de tra­vail se réduit, la part consa­crée à d’autres acti­vi­tés s’ac­croît d’au­tant. La fron­tière entre temps de tra­vail et autres temps de la vie s’es­tompe. Les choix indi­vi­duels, les arbi­trages de cha­cun sont moins pré­dé­ter­mi­nés par les horaires impo­sés par le patron…

Voi­là donc que reviennent à la sur­face les autres temps de la ville. Temps sco­laires déci­sifs pour la vie de la famille ; temps d’ou­ver­ture des com­merces ou des ser­vices publics ; temps des trans­ports en com­mun… et des embouteillages.

Le ou plu­tôt sur­tout la sala­riée, qui part tôt le matin de son domi­cile de ban­lieue pour dépo­ser son enfant chez une nour­rice ou à la crèche, qui prend un train puis un auto­bus bon­dés, et qui doit refaire le même tra­jet le soir dans l’autre sens, est moins atten­tif ou atten­tive à son temps de tra­vail qu’au temps, beau­coup plus long, pas­sé au total hors de son domicile.

Les temps de trans­port, de démarches admi­nis­tra­tives, de rela­tion avec l’é­cole ou de soins médi­caux, d’ac­ti­vi­tés cultu­relles ou spor­tives pour soi-même ou les enfants, les loi­sirs orga­ni­sés ou la vie asso­cia­tive, tout cela forme un ensemble dans la vie d’une per­sonne. Pour­quoi orga­ni­ser tout autour du seul temps de travail ?

Les grandes villes ita­liennes se sont lan­cées dans des pro­grammes sur le « tem­po del­la cit­tà ». Les résul­tats sont inégaux mais les réflexions sont pas­sion­nantes. Dans une étude sur « les poli­tiques des temps urbains en Ita­lie », San­dra Bon­fi­glio­li, pro­fes­seur et cher­cheur à l’Ins­ti­tut poly­tech­nique de Milan, note par exemple : Des valeurs et des oppor­tu­ni­tés nou­velles sont attri­buées à la répar­ti­tion du temps entre tra­vail et soins à la per­sonne (pour soi et pour sa famille), entre repos et acti­vi­té, entre loi­sirs et tra­vail, entre nature et artifice.

En par­ti­cu­lier, les attentes d’un déve­lop­pe­ment durable, l’in­té­rêt pour le pas­sé et non seule­ment pour le futur, de nou­veaux sen­ti­ments envers la nature, que l’on pense mena­cée par des tech­no­lo­gies ingou­ver­nables, la sépa­ra­tion entre la crois­sance éco­no­mique et la crois­sance de l’emploi, la culture de la com­plexi­té des temps de vie appellent à une nou­velle culture du temps qui foca­lise l’at­ten­tion, vers la qua­li­té du temps vécu et de l’emploi du temps de vie.

S’in­té­res­ser au temps de la vie, c’est ouvrir des pers­pec­tives nou­velles, s’in­ter­ro­ger sur des thèmes essen­tiels de la vie col­lec­tive, s’en­ga­ger dans des débats essen­tiels. Comme le dit encore San­dra Bon­fi­glio­li, flexi­bi­li­té, mobi­li­té, errance, rapi­di­té, temps réel, mais aus­si mémoire/ iden­ti­té, biographie/histoire, généa­lo­gie, présent/présence sont des oppo­si­tions carac­té­ris­tiques du pay­sage cultu­rel post­mo­derne et des termes ayant un accent tem­po­rel évident. Nous voi­là loin du débat sur les 35 heures…

Les temps de la vie

Temps de la ville et temps de la vie. L’une des carac­té­ris­tiques essen­tielles de cette fin de siècle est l’é­ton­nant accrois­se­ment de l’es­pé­rance de vie dans les pays indus­tria­li­sés : l’es­pé­rance de vie des Fran­çais s’ac­croît d’un tri­mestre par an. Que ferons-nous de notre retraite ? Comme trop sou­vent, le débat se foca­lise sur l’é­qui­libre des régimes de retraite atta­qué par le dés­équi­libre démo­gra­phique. Le pro­blème est évi­dem­ment plus profond.

Une vie cou­pée en trois phases – l’é­cole, le tra­vail, la retraite -, voi­là un sys­tème qui n’est plus com­pa­tible avec les nou­velles condi­tions de vie. L’é­cole se pro­longe trop tard et finit trop tôt. Trop tard : le pro­ces­sus d’en­trée dans le monde du tra­vail est lent. Trop tôt : une fois entré dans le monde du tra­vail, on ne se forme plus guère. L’al­lon­ge­ment de la sco­la­ri­té a de bonnes et de mau­vaises rai­sons. Il faut certes plus de temps pour absor­ber plus de connaissances.

Mais l’ac­cu­mu­la­tion des connais­sances n’est pas le meilleur pas­se­port pour l’en­tre­prise. Les recru­teurs demandent aujourd’­hui des « com­pé­tences » plu­tôt que des qua­li­fi­ca­tions. Et der­rière le mot com­pé­tences, il y a plus et moins que dans les diplômes uni­ver­si­taires : il y a le com­por­te­ment, la qua­li­té des rela­tions humaines, les capa­ci­tés de mana­ge­ment, les langues étran­gères, l’ha­bi­le­té à uti­li­ser l’in­for­ma­tique ou à convaincre un client.

Au départ de la vie pro­fes­sion­nelle il faut avoir acquis la facul­té d’ap­prendre plu­tôt qu’une masse de connais­sances, les moyens de com­prendre, plu­tôt que l’é­ru­di­tion, l’a­dap­ta­bi­li­té plu­tôt que la spé­cia­li­té très tech­nique. En revanche, tout au long d’une car­rière, il fau­dra avoir la pos­si­bi­li­té de chan­ger de tech­niques au sein d’un métier, de chan­ger de métier au sein d’une entre­prise, de chan­ger d’en­tre­prise dans son pays, peut-être de chan­ger de pays dans une Europe unie ou une éco­no­mie mondialisée.

Le temps n’est plus aux par­cours pro­fes­sion­nels pré­dé­ter­mi­nés, linéaires et fluides, au long de grilles hié­rar­chiques stables. Le temps est aux par­cours erra­tiques et aux muta­tions rapides et fré­quentes dans un envi­ron­ne­ment tech­no­lo­gique et éco­no­mique en mouvement.

Dès lors, la for­ma­tion ne peut plus être can­ton­née dans des plages de temps bien défi­nies – celui de la for­ma­tion ini­tiale et celui des stages déci­dés par l’employeur. Elle ne peut plus être can­ton­née dans des lieux : l’é­cole ou le centre de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Elle devient par­tie inté­grante de la vie, de l’en­fance à la retraite incluse. Elle peut être « sur le tas » ou dans des lieux inat­ten­dus. Elle n’a pas néces­sai­re­ment un objet pro­duc­ti­viste direct.

Par­fois enten­due comme un débat théo­rique, cette dis­cus­sion sur la place de la for­ma­tion a tout à coup pris en France une forme concrète, voire conflic­tuelle à l’oc­ca­sion de la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures. Dans ce domaine aus­si, cette loi, qui a été faite pour créer des emplois mais n’en crée­ra pro­ba­ble­ment pas beau­coup, peut être source inat­ten­due d’in­no­va­tions et d’i­ma­gi­na­tion sociale créatrice.

Elle ouvre en effet la pos­si­bi­li­té pour l’employeur de pré­voir qu’une par­tie de la baisse de la durée du tra­vail, au lieu d’être pure­ment et sim­ple­ment tra­duite en temps de loi­sirs, soit mise à pro­fit pour don­ner aux employés la pos­si­bi­li­té de suivre une for­ma­tion de déve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel. Par là on entend une for­ma­tion qui pré­pare à de nou­velles fonc­tions, à un saut de qua­li­fi­ca­tion ou à une recon­ver­sion, par oppo­si­tion aux for­ma­tions d’a­dap­ta­tion direc­te­ment utiles à l’en­tre­prise. Il s’a­git dès lors d’un coin­ves­tis­se­ment : l’en­tre­prise apporte les moyens de for­ma­tion, finan­ciers, tech­niques ou humains, le sala­rié donne de son temps de loisir.

D’as­sez nom­breuses entre­prises se sont enga­gées dans cette voie, avec beau­coup de pru­dence certes, de la part de l’employeur qui ne veut pas payer n’im­porte quelle for­ma­tion, comme de la part des syn­di­cats, qui craignent au contraire qu’on exige des sala­riés des for­ma­tions indis­pen­sables à la pro­duc­tion en dehors des heures de tra­vail. Mal­gré cette méfiance réci­proque, des accords sont signés, qui innovent réso­lu­ment et annoncent peut-être un chan­ge­ment radi­cal dans la prise en compte de la for­ma­tion dans les com­por­te­ments des entreprises.

Trop sou­vent consi­dé­rés comme de simples charges sala­riales, les coûts de for­ma­tion peuvent être per­çus comme des inves­tis­se­ments, de la part tant de l’employeur que du sala­rié. En outre, et c’est ce qui nous inté­resse ici, les temps de tra­vail et de loi­sirs s’in­ter­pé­nètrent et deviennent poreux, dès lors que la for­ma­tion (au sens large : tout ce qui per­met le déve­lop­pe­ment du sala­rié) est à che­val sur la frontière.

Le temps de la retraite

55 ans : le bel âge pour prendre sa retraite en France. Il faut lais­ser la place aux jeunes. Et puis les quin­qua­gé­naires ne sont plus capables de s’a­dap­ter aux nou­velles tech­no­lo­gies dont leurs petits-enfants sont si fami­liers dès le ber­ceau. Les « plans sociaux » (puisque c’est ain­si que, curieu­se­ment, on appelle aujourd’­hui com­mu­né­ment les plans de réduc­tion d’ef­fec­tifs) donnent la prio­ri­té aux départs anti­ci­pés en retraite : c’est bien com­mode puisque cela per­met d’é­vi­ter de créer du chô­mage, cela donne de l’air pour les pro­mo­tions et les avan­ce­ments, cela per­met d’embaucher des jeunes, cela béné­fi­cie, ou du moins a béné­fi­cié jus­qu’i­ci, d’aides sub­stan­tielles de la collectivité.

Pour­quoi se pri­ver ? Tout le monde y trouve son compte, le patron, les syn­di­cats, les employés sau­vés du chô­mage, les pré­re­trai­tés sou­vent enchan­tés (au moins au début) ; tout le monde… sauf la col­lec­ti­vi­té, qui en souffre tant sur le plan finan­cier que sur le plan social.

La France détient ain­si, avec la Bel­gique, le record euro­péen, et vrai­sem­bla­ble­ment mon­dial, de la retraite anti­ci­pée : 31 % seule­ment des hommes et femmes de 55 à 65 ans ont un emploi, dans ces deux pays, alors que cer­tains pays vont jus­qu’à 70 %. Cette situa­tion n’est tenable ni finan­ciè­re­ment, ni socia­le­ment, à une époque où l’es­pé­rance de vie ne cesse de s’ac­croître : un tri­mestre par an !

Faute d’i­ma­gi­na­tion, les tech­no­crates et les poli­tiques posent ce pro­blème sous un angle pure­ment finan­cier. L’é­vo­lu­tion démo­gra­phique, constatent-ils, va conduire à une impasse finan­cière des régimes de retraite, si l’on ne prend pas des mesures de grande ampleur sur les taux de coti­sa­tion et sur le mon­tant des retraites. Le peuple s’in­quiète évi­dem­ment et l’on ne cesse d’ef­fec­tuer des simu­la­tions macroé­co­no­miques de plus en plus angoissantes.

Les impasses finan­cières sont sou­vent le révé­la­teur des vrais pro­blèmes de socié­té. C’est le cas ici. Mais la ques­tion qui sur­git der­rière les pré­vi­sions est d’une tout autre impor­tance : que vont faire de leurs dix doigts les hommes et les femmes qui seront éco­no­mi­que­ment inac­tifs de 55 ou 60 ans à 80 ou 85 ans, alors que les pro­grès de la méde­cine ne cessent d’a­mé­lio­rer leurs condi­tions phy­siques et psy­chiques ? Com­ment peut-on ima­gi­ner une socié­té où l’on serait actif (et pres­su­ré par le sys­tème éco­no­mique) de 25 à 55 ans, puis oisif de 55 à 85 ans ? Le contrat social qui lie les âges d’une socié­té n’y résis­te­ra pas longtemps.

En ces temps de chô­mage, le cumul entre un emploi et une retraite est natu­rel­le­ment objet de scan­dale. On est dès lors ten­té d’in­ter­dire aux retrai­tés toute acti­vi­té rému­né­rée, sauf à renon­cer à tout ou par­tie de leur retraite. C’est l’im­passe. Les retrai­tés qui ne veulent pas se conten­ter d’al­ler à la pêche se portent vers les occu­pa­tions béné­voles : conseils muni­ci­paux, asso­cia­tions cari­ta­tives ou autres.

Les besoins ne manquent pas et qui veut s’employer le peut. Mais il est dif­fi­cile de se satis­faire de cette dicho­to­mie arti­fi­cielle entre acti­vi­tés rému­né­rées et non rému­né­rées, réser­vées les unes aux moins de 55 ou 60 ans, les autres aux anciens.

Quand on sait l’am­pleur que prennent aujourd’­hui les tâches d’ad­mi­nis­tra­tion et d’a­ni­ma­tion de la col­lec­ti­vi­té (par exemple des dizaines de mil­liers de maires et d’ad­joints sou­vent écra­sés de res­pon­sa­bi­li­tés), on peut s’in­ter­ro­ger sur la per­ti­nence d’un sys­tème social où ces fonc­tions ne peuvent être pra­ti­que­ment exer­cées plei­ne­ment que par des retraités.

Il fau­dra bien sor­tir des réflexes acquis depuis de nom­breuses décen­nies, qui conduisent à dis­tin­guer ceux qui tra­vaillent et sont rému­né­rés de ceux qui ne tra­vaillent plus mais sont tout aus­si indis­pen­sables au fonc­tion­ne­ment de la socié­té et de l’économie.

Tra­vailler après l’âge fati­dique ; mais aus­si, à l’in­verse, rendre pos­sibles des périodes de non-tra­vail pen­dant la durée de la vie active (par exemple rendre plus facile le congé paren­tal ou le tra­vail à temps par­tiel pour ceux ou celles qui veulent consa­crer du temps à l’é­du­ca­tion de leurs enfants, ou à l’ac­qui­si­tion de nou­velles com­pé­tences ou d’un nou­veau savoir) : à quand sur ces thèmes un débat de socié­té qui sau­ra sor­tir des simples cal­culs financiers ?

Les nouvelles inégalités

Les inéga­li­tés de reve­nus n’ont ces­sé de s’ac­croître depuis le début de la décen­nie dans les pays indus­tria­li­sés, la palme reve­nant, de loin, aux États-Unis et à la Grande-Bre­tagne. Ce phé­no­mène tient à la dif­fé­rence que fait naître l’é­clo­sion des nou­velles tech­no­lo­gies, asso­ciée à la mon­dia­li­sa­tion, entre ceux dont le pro­fil cor­res­pond bien aux besoins des entre­prises et ceux que la machine, de plus en plus per­for­mante et capable, peut remplacer.

Pour les pre­miers – forte com­pé­tence, fami­lia­ri­té avec les nou­velles tech­niques de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, mobi­li­té pro­fes­sion­nelle, cultu­relle et géo­gra­phique – la demande de tra­vail est supé­rieure à l’offre ; et elle est inter­na­tio­nale. L’é­qui­libre de ce mar­ché du tra­vail se fait à tra­vers l’a­jus­te­ment des reve­nus, tou­jours à la hausse en période de croissance.

La course aux hautes rému­né­ra­tions, sous forme de salaires ou de par­ti­ci­pa­tion au capi­tal anime le mar­ché. Pour les autres, à l’autre extré­mi­té du spectre, l’homme est de moins en moins com­pé­ti­tif avec la machine. Le com­bat des hommes ne vise plus la hausse des rému­né­ra­tions, ce serait sans espoir, il vise tout sim­ple­ment l’emploi. Les uns se battent pour leur rému­né­ra­tion, les autres pour leur emploi.

Ces deux mondes ont des rap­ports à la moder­ni­té évi­dem­ment dif­fé­rents. Pour les pre­miers, les nou­veaux outils et les nou­velles tech­no­lo­gies sont pain bénit. Et ils acceptent volon­tiers des contraintes impor­tantes de tra­vail et de temps de tra­vail. Pour les métiers qu’ils exercent, la flexi­bi­li­té est une évi­dence. Pour les seconds, les nou­velles tech­no­lo­gies, des­truc­trices d’emplois, sont per­çues comme des dan­gers. Le carac­tère rou­ti­nier de leur tra­vail les incite à sou­hai­ter des durées de tra­vail courtes et régulières.

C’est pour­quoi les dis­cus­sions sur l’as­sou­plis­se­ment des temps de tra­vail et sur les temps de la vie, de la ville, des loi­sirs sont sou­vent ana­ly­sées comme des débats de pri­vi­lé­giés. Peut-être le sont-ils aujourd’­hui, mais c’est absurde. Si nous ne tra­vaillons plus que 35 heures, par­fois beau­coup moins, et si nous vivons jus­qu’à 100 ans, ce qui ne tar­de­ra pas, il fau­dra bien repen­ser les temps.

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