Les nouvelles méthodes toxicologiques

Dossier : Environnement et santé publiqueMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Docteur Claude Lambré, chef du Département toxicologie-écotoxicologie, Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS)

Approche biologique

L’ap­proche biologique de l’é­tude des effets sur la san­té d’a­gents tox­iques libérés dans l’en­vi­ron­nement peut se con­cevoir de divers­es façons :

— con­stater les car­ac­téris­tiques des dégâts subis par l’or­gan­isme immé­di­ate­ment après l’exposition,
— étudi­er les con­séquences de l’ex­po­si­tion à plus long terme,
— étudi­er les mécan­ismes d’effets,
— iden­ti­fi­er les molécules à risque (études structures/fonctions…).

Décrire, évaluer, prévoir

La tox­i­colo­gie per­met de con­stater, de décrire et d’é­val­uer mais égale­ment de prévoir les effets nocifs des pro­duits pour l’homme. Elle per­met de don­ner aux études épidémi­ologiques et clin­iques une nou­velle dimen­sion, celle de l’im­pact d’a­gres­sions divers­es : sub­stances, mélanges, émis­sions… De fait, deux tox­i­colo­gies coexistent :

  • l’une est pure­ment réglementaire. 
    Elle est basée sur la stricte appli­ca­tion d’es­sais stan­dard­is­és et validés au niveau inter­na­tion­al (AFNOR, ISO, CEN, OCDE…),
  • l’autre est plus en amont et cherche à étudi­er les mécanismes.
    Elle est basée sur des recherch­es util­isant les tech­niques de la biolo­gie fon­da­men­tale, y com­pris les plus récentes et les plus sophis­tiquées. Les résul­tats de ces travaux, si leurs objec­tifs ont été défi­nis avec per­ti­nence, sont essen­tiels. En effet, ils per­me­t­tent de faire évoluer la tox­i­colo­gie régle­men­taire à la fois vers des exi­gences plus délim­itées car plus sig­ni­fica­tives et plus infor­ma­tives et vers une util­i­sa­tion rationnelle et opti­misée (en ter­mes quan­ti­tatif et qual­i­tatif) des expéri­men­ta­tions néces­si­tant le recours à des animaux.


Cette com­pé­tence biologique doit néces­saire­ment trou­ver un appui sur des struc­tures ana­ly­tiques de grande capac­ité per­me­t­tant de réalis­er des éval­u­a­tions de risque pour la san­té humaine et pour le milieu. Les analy­ses per­me­t­tant d’i­den­ti­fi­er et de car­ac­téris­er les pro­priétés physi­co-chim­iques utilisent toutes les ressources de la chro­matogra­phie en phase flu­ide ou gazeuse, de la spec­tro­gra­phie, de la dif­frac­tion et de la flu­o­res­cence X, de la micro­scopie optique, élec­tron­ique, de la micro-spec­trométrie des rayons X, de la microd­if­frac­tion d’électrons…

Dans le domaine de l’en­vi­ron­nement, la tox­i­colo­gie prend une dimen­sion nou­velle par rap­port aux objec­tifs qui sont les siens dans un cadre stricte­ment pro­fes­sion­nel. Il s’ag­it de pass­er d’é­tudes néces­saires, car régle­men­taires, à une approche beau­coup plus com­plexe, mul­ti­fac­to­rielle, et c’est là que la con­nais­sance des proces­sus biologiques s’avère fondamentale.

Ces analy­ses peu­vent être réal­isées sur tous types d’échan­til­lons provenant de sols, de milieux aque­ux ou de prélève­ments atmo­sphériques. Cepen­dant, il faut not­er le risque majeur de dévi­a­tion de cette thé­ma­tique qui est lié à l’amélio­ra­tion con­stante de nos moyens d’é­tudes. En effet, il est main­tenant pos­si­ble de détecter des mod­i­fi­ca­tions infimes de la con­cen­tra­tion d’un pro­duit don­né. Le prob­lème est donc de ne pas pren­dre en compte dans une éval­u­a­tion de risque et à fin régle­men­taire le seuil qui est celui de détec­tion de la technique.

De plus, il faut bien rester con­scient que dans toute mesure réside une incer­ti­tude et que celle-ci aug­mente pro­por­tion­nelle­ment en rai­son inverse de la con­cen­tra­tion mesurée. Il faut aus­si recon­naître qu’il existe un cer­tain nom­bre de cas où nous ne savons pas bien dos­er un pro­duit ; il con­vient alors en grande pri­or­ité d’amélior­er ces moyens de dosage.

Ce besoin de con­nais­sances paraît encore plus impérieux si l’on con­sid­ère la très grande pro­por­tion de sub­stances actuelle­ment présentes dans notre envi­ron­nement quo­ti­di­en et pour lesquelles il n’ex­iste aucune don­née tox­i­cologique fiable voire pas de don­nées du tout !

Quelles sont les raisons de cette évolution ?

a) Il faut être capa­ble d’é­val­uer le dan­ger de dos­es faibles, en par­ti­c­uli­er les effets non létaux qui restent cepen­dant sig­ni­fi­cat­ifs pour la san­té de l’organisme.

b) Les expo­si­tions sont rarement aiguës. Elles sont le plus sou­vent chroniques, en tout cas irrégulières, par­fois très cour­tes (pics de pollution).

c) Ces expo­si­tions peu­vent être mixtes, asso­ciant plusieurs pro­duits avec tous les prob­lèmes d’ad­di­tion, de syn­ergie, ou d’an­tag­o­nisme qu’elles entraînent.

d) Les pop­u­la­tions exposées sont hétérogènes avec tous les cas par­ti­c­uliers pos­si­bles : âge, prédis­po­si­tions géné­tiques, état de san­té très vari­able…, il est clair que ” l’homme moyen ” n’ex­iste pas.

Comment aborder ces problèmes ?

Tout d’abord, il faut pren­dre en compte la voie d’ex­po­si­tion la plus réal­iste pos­si­ble afin d’i­den­ti­fi­er les cel­lules ou organes cibles. Bien sûr, la voie aéri­enne vient immé­di­ate­ment à l’e­sprit, mais il ne faut pas nég­liger les voies cutanées et diges­tives. Dans ce dernier cas, la con­t­a­m­i­na­tion peut être directe ou indi­recte, provo­quée par l’inges­tion de bois­sons pol­luées ou d’al­i­ments ayant con­cen­tré ou trans­for­mé le pro­duit ini­tial, ou bien qui le com­pren­nent à des­sein comme dans l’ex­em­ple des organ­ismes géné­tique­ment mod­i­fiés pour favoris­er la pro­duc­tiv­ité ou la résis­tance aux mal­adies et aux parasites.

Quels sont les essais qu’il faut pratiquer ?

De nom­breuses pos­si­bil­ités exis­tent. Une pre­mière con­siste à adapter les pro­to­coles tox­i­cologiques exis­tants. Ain­si, on peut mod­i­fi­er les études per­me­t­tant de cal­culer les con­cen­tra­tions létales (CL 50) qui ne pren­nent en compte que des expo­si­tions de plusieurs heures, en réal­isant des expo­si­tions cour­tes. Dans ce même con­texte, une alter­na­tive est d’i­den­ti­fi­er des effets non létaux, réversibles ou non. Cette évo­lu­tion donne de plus en plus d’im­por­tance, d’une part, aux études anato­mo-pathologiques qui per­me­t­tent de visu­alis­er les atteintes his­tologiques, et, d’autre part, à la mise en évi­dence des mécan­ismes d’ac­tion et aux indi­ca­teurs biologiques, ain­si qu’à l’é­tude du désor­dre des fonc­tions vitales de l’organisme.

Au-delà de la sim­ple mise en évi­dence de l’ef­fet tox­ique, la recherche des mécan­ismes d’ac­tion d’un pro­duit est basée sur les grandes méth­odes clas­siques de la biolo­gie cel­lu­laire et de la biochimie et ceci peut per­me­t­tre une approche de traitement.
Pour ce faire, les tech­niques dites ” alter­na­tives ” de tox­i­colo­gie in vit­ro appliquées à des cul­tures pri­maires ou à des lignées con­tin­ues sont d’un apport sig­ni­fi­catif. Elles per­me­t­tent à côté de la mise en évi­dence d’un sim­ple effet cyto­tox­ique de rechercher une action sur le génome cel­lu­laire, sur la mul­ti­pli­ca­tion et la crois­sance, sur dif­férentes fonc­tions métaboliques…

Ain­si, le rôle de métaux lourds dans les mécan­ismes de la mort cel­lu­laire pro­gram­mée (apop­tose) peut être recher­ché, leur inter­ven­tion dans le con­trôle de la pro­duc­tion des pro­téines de stress, des phénomènes oxy­dat­ifs cel­lu­laires et de la trans­duc­tion des sig­naux mem­branaires a pu être démon­trée en util­isant des cul­tures de cel­lules épithéliales ou des lymphocytes.

De même, la mise en évi­dence de la pro­duc­tion de divers­es cytokines (inter­leukines, inter­féron…) par des mono­cytes humains peut expli­quer une par­tie des stim­u­la­tions cel­lu­laires qui dans le poumon aboutis­sent à l’étab­lisse­ment d’une patholo­gie pul­monaire. L’ef­fet des atmo­sphères acides peut être stim­ulé in vit­ro sur des cul­tures de cel­lules soumis­es à des pH acides. Les résul­tats mon­trent des mod­i­fi­ca­tions sig­ni­fica­tives de l’ex­pres­sion de struc­tures sac­cha­ridiques mem­branaires. Celles-ci étant des con­sti­tu­ants essen­tiels des récep­teurs cel­lu­laires, leurs altéra­tions ont des con­séquences fonc­tion­nelles sig­ni­fica­tives pour la phys­i­olo­gie de l’ép­ithéli­um respiratoire.

Enfin, le développe­ment de cul­tures cel­lu­laires sur mem­branes poreuses per­met de réalis­er des expo­si­tions de cel­lules en phase gazeuse et d’é­tudi­er l’ef­fet de divers pol­lu­ants tels que l’o­zone, le dioxyde de soufre ou d’a­zote, les éma­na­tions de moteurs à essence ou diesel… dans des con­di­tions assez proches de l’ex­po­si­tion naturelle.

Dans ce même con­texte, un cer­tain nom­bre de lignes direc­tri­ces et de pro­to­coles de l’OCDE rédigés depuis longtemps sont soumis à révi­sion régulière­ment et pren­nent en compte les nou­velles préoc­cu­pa­tions qui peu­vent appa­raître. Par exem­ple, dans le domaine des essais por­tant sur les molécules capa­bles d’in­duire des dys­fonc­tion­nements des sys­tèmes endocriniens chez l’homme, l’es­sai de l’OCDE n° 407 est en voie de mod­i­fi­ca­tion pour y intro­duire un cer­tain nom­bre d’ob­ser­va­tions qui per­me­t­tront d’ex­plor­er cette poten­tial­ité nocive d’un produit.

Les indicateurs biologiques

Ce sujet est cri­tique, par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile. La prob­lé­ma­tique est de définir des mar­queurs biologiques fiables per­me­t­tant d’i­den­ti­fi­er spé­ci­fique­ment, d’une part, l’ex­po­si­tion de l’or­gan­isme à un tox­ique don­né (bio­mar­queurs d’ex­po­si­tion), et, d’autre part, le développe­ment d’une patholo­gie car­ac­téris­tique déri­vant d’un effet sig­ni­fi­catif du pro­duit sur l’or­gan­isme (bio­mar­queurs d’ef­fets). Il est impor­tant de pren­dre en compte deux considérations :

  • la pré­coc­ité de l’ap­pari­tion de ces marqueurs,
  • la sim­plic­ité du sys­tème révéla­teur dans une optique d’au­toma­ti­sa­tion, pour envis­ager une sur­veil­lance en con­tinu et, si pos­si­ble, directe­ment sur site.


La notion d’or­gan­isme ou sys­tème biologique “sen­tinelle” (dans le sens, activ­ité enzy­ma­tique : phénomène oxy­datif, métab­o­lisme énergé­tique…) est à l’é­tude. De même, la pos­si­bil­ité d’i­den­ti­fi­er des effets lim­ités sur la san­té lors d’ex­po­si­tions à des dos­es faibles ori­ente les travaux sur le domaine de l’im­muno­tox­i­colo­gie et des trou­bles fonc­tion­nels, en par­ti­c­uli­er res­pi­ra­toires (suivi des fonc­tions res­pi­ra­toires) et neu­ronaux (étude du comportement).

Le problème de l’atteinte fonctionnelle

À côté des études sur les effets géno­tox­iques et mutagènes ain­si que sur la fer­til­ité et la repro­duc­tion, depuis longtemps la tox­i­colo­gie prend en compte des bilans hépa­tiques, rénaux et san­guins. Il faut sans doute aller encore plus loin par exem­ple sur les pro­to­coles d’é­tude de l’altéra­tion des fonc­tions res­pi­ra­toires chez le rongeur non con­traint, non anesthésié. Des travaux sont égale­ment néces­saires dans le domaine du com­porte­ment, l’at­teinte du sys­tème nerveux étant un élé­ment par­fois cru­cial dans la réac­tiv­ité des per­son­nes exposées. L’ef­fet est par­fois plus sub­til atteignant le sys­tème nerveux non plus cen­tral mais périphérique, comme par exem­ple, les neu­roré­cep­teurs régu­la­teurs dans dif­férents organes.

Enfin, un sys­tème clé pour l’or­gan­isme est bien le sys­tème immu­ni­taire. Une des dif­fi­cultés est qu’il faut faire la part de sa réac­tiv­ité pro­pre face à toute agres­sion et des atteintes altérant réelle­ment son fonc­tion­nement. À l’év­i­dence, de sim­ples numéra­tions cel­lu­laires et des dosages de médi­a­teurs sol­ubles sont insuff­isants. Il faut réalis­er des tests fonc­tion­nels et pass­er par exem­ple à des mod­èles d’é­tude de sus­cep­ti­bil­ité dans des pro­to­coles d’in­fec­tions bac­téri­ennes et virales ou au développe­ment de tumeurs.

Conclusion

Il con­vient de bien définir la notion de dan­ger et de risque. Le risque est une notion com­plexe qui con­stitue un con­tin­u­um qui va du risque aigu en cas d’ac­ci­dent, provo­quant une mod­i­fi­ca­tion majeure de notre envi­ron­nement par la libéra­tion subite ou mas­sive de pol­lu­ants, jusqu’à l’ex­po­si­tion chronique à de faibles dos­es de contaminants.

Le risque asso­cie donc le dan­ger que con­stituent les poten­tial­ités intrin­sèques d’un pro­duit (sa tox­i­c­ité vis-à-vis des divers­es fonc­tions d’un organ­isme), à la notion d’ex­po­si­tion (quan­tité avec laque­lle l’or­gan­isme a été en contact)

L’é­val­u­a­tion du risque pour la san­té passe donc par des aspects métrologiques, mesure de l’ex­po­si­tion, et tox­i­cologiques : esti­ma­tion du dan­ger, con­nais­sance de la rela­tion entre la dose et l’ef­fet, mod­éli­sa­tion des trans­ferts entre divers com­par­ti­ments de l’en­vi­ron­nement jusqu’à l’homme.

Toute incer­ti­tude dans la démarche se matéri­al­isant par l’ad­jonc­tion d’un fac­teur de sécu­rité sup­plé­men­taire, il con­vient de lim­iter l’u­til­i­sa­tion de ceux-ci au max­i­mum afin de réalis­er des éval­u­a­tions de risque réal­istes. En effet, l’u­til­i­sa­tion sys­té­ma­tique de ces marges de sécu­rité peut aboutir à des résul­tats sus­cep­ti­bles de décrédi­bilis­er cette thé­ma­tique. Cer­taines étapes sont cri­tiques à ce pro­pos et ces fac­teurs de sécu­rité se jus­ti­fient alors très logique­ment. À l’in­verse, les pro­to­coles expéri­men­taux en tox­i­colo­gie peu­vent génér­er des don­nées sci­en­tifiques étab­lis­sant de façon rigoureuse la réal­ité des dan­gers et au-delà, des risques aux­quels nous pou­vons être exposés.

L’exposition chronique aux faibles doses

À côté des pol­lu­tions aiguës et acci­den­telles, les expo­si­tions à bas bruit sont les plus fréquentes dans le domaine envi­ron­nemen­tal. Leurs con­séquences peu­vent n’ap­pa­raître qu’à très long terme et sont par­ti­c­ulière­ment con­cernées par la démarche d’é­val­u­a­tion du risque san­i­taire. Cepen­dant, il faut recon­naître que notre con­nais­sance sur les con­séquences san­i­taires d’une expo­si­tion chronique à de faibles dos­es est encore frag­men­taire, il n’est que de con­stater les dis­cus­sions qui entourent des ques­tions comme les pro­duits à effet per­tur­ba­teur endocrinien ou bien les effets immunotoxiques.

Il est donc néces­saire de con­tin­uer à pro­gress­er dans la con­nais­sance des mécan­ismes d’ac­tion des tox­iques qui seule per­me­t­tra de dévelop­per des pro­to­coles d’é­tudes per­ti­nents et adap­tés aux besoins de l’é­val­u­a­tion des risques et donc à notre sécu­rité sanitaire.

L’é­val­u­a­tion des risques est une méthode qui a des con­séquences très immé­di­ates sur le quo­ti­di­en de la pop­u­la­tion générale. C’est elle qui est à la base de déci­sions aus­si impor­tantes que l’étab­lisse­ment de valeurs lim­ites (infor­ma­tion, alerte) d’ex­po­si­tions ou l’in­ter­dic­tion d’u­til­i­sa­tion d’un produit.

Afin d’être à la fois utile et com­préhen­si­ble, et en restant très atten­tif aux indi­ca­tions provenant de la sur­veil­lance épidémi­ologique, il est essen­tiel qu’elle repose sur des bases sci­en­tifiques solides telles que les don­nées d’ex­po­si­tion et l’i­den­ti­fi­ca­tion des dan­gers toxicologiques.

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