Étymologie :
À propos des mégaprojets

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Pierre AVENAS (X65)

Ce néol­o­gisme, absent des dic­tio­n­naires usuels, peut déplaire à des puristes car mégapro­jet est un hybride, du grec megas « grand, con­sid­érable » et du latin pro­jicere « pro­jeter ». Si l’on tient à rester au latin, on peut par­ler de pro­jet majeur, du latin major « plus grand », com­para­tif de mag­nus « grand, impor­tant », relié à la même racine indo-européenne que le grec megas.

On peut préfér­er un mot équiv­a­lent d’origine grecque à 100 %, mais c’est là que les ennuis com­men­cent, comme on va le voir.

Un projet, on commence par le lancer

Le mot pro­jet, attesté au XVe siè­cle, dérive du verbe pro­jeter, lui-même remon­tant au verbe latin jacere « jeter, lancer », d’où vient en latin pro­jicere « jeter en avant », avec le pré­fixe pro « en avant ». L’ancien français avait por­jeter « jeter dehors, au loin, en avant », com­posé du pré­fixe por-, vari­ante de pro-, et du verbe jeter, du latin tardif jectare, issu du latin clas­sique jactare, fréquen­tatif de jacere. Ce verbe est à la base d’une grande famille de mots latins passés pour la plu­part au français avec l’habituelle évo­lu­tion de sens du con­cret à l’abstrait.

Ain­si le latin pro­jicere sig­ni­fie « jeter en avant, propulser » et en français, pro­jeter a aus­si ce sens con­cret, mais plus sou­vent le sens abstrait de « prévoir, envis­ager ». Le latin pro­jec­tum « sail­lie (d’une mai­son) » est con­cret alors qu’en français le mot pro­jet est abstrait. Le latin pro­jec­tio « jet en avant » devient en français pro­jec­tion, d’abord dans ce sens con­cret (d’où aus­si la pro­jec­tion en math­é­ma­tiques et la pro­jec­tion des images), puis dans l’abstrait, la pro­jec­tion dans le temps au sens de « prévi­sion ». Enfin, le latin a aus­si con­jicere « jeter ensem­ble, en tas », d’où « jeter des idées ensem­ble, con­jec­tur­er », d’où con­jec­tura « conjecture ».

Pour un mégaprojet, qui risque la méga­lo­manie, il faut de solides projections économiques et socié­tales, et surtout pas de vagues conjectures.

Un mégaprojet peut poser un mégaproblème

Rien d’étonnant du point de vue éty­mologique. En effet, prob­lème, mot rare avant le XVIIe siè­cle, vient par le latin prob­le­ma du grec prob­lê­ma, prob­lê­matos « sail­lie, ce qu’on a devant soi, obsta­cle, ques­tion qui se pose, prob­lème », d’où « sujet d’étude » comme dans les Prob­lèmes (en grec Prob­lê­ma­ta) d’Aristote. Et prob­lê­ma vient en grec du verbe proballein… d’abord « jeter en avant, au loin », puis « met­tre en avant, pro­pos­er », verbe for­mé du pré­fixe pro « en avant » et de ballein « jeter, lancer ». Le par­al­lèle est sai­sis­sant entre le sens pre­mier de pro­jet, d’origine latine, et celui de prob­lème, d’origine grecque. Cepen­dant, un prob­lème se perçoit comme un obsta­cle for­mé par ce qui a été jeté, dressé devant soi (dans l’espace ou dans le temps), alors qu’un pro­jet est ce que l’on a l’intention de réalis­er, de pro­mou­voir devant soi, dans le futur.

Notons que « pro­jet » peut se traduire en grec par boulê, du verbe boulo­mai « vouloir, avoir l’intention de », de même racine que ballein « lancer ». En français, la boulê est la haute assem­blée d’une cité grecque qui était chargée de décider de ses grands projets.

Épilogue

A pri­ori, on lance un mégapro­jet pour résoudre un mégaprob­lème, mais la fatal­ité veut que par­fois le mégapro­jet finisse lui-même par pos­er un autre mégaprob­lème. Il sem­ble que le lot de l’humanité, de plus en plus présente sur la planète, soit d’avoir de plus en plus de dif­fi­cultés à décider les mégapro­jets en arbi­trant entre les mégaproblèmes.


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