Les LBOs, une menace pour l’économie ou au contraire une chance pour la croissance et l’emploi ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°600 Décembre 2004
Par Patrick SAYER (77)

À entendre cer­tains hommes poli­tiques, le LBO, terme anglo-saxon consa­cré pour dési­gner le rachat d’une entre­prise avec un effet de levier serait une menace pour l’é­co­no­mie et le cor­tège d’o­pé­ra­teurs qui réa­lisent ou faci­litent ces tran­sac­tions ne seraient que des mal­fai­sants, à ran­ger dans le camp des » dépe­ceurs, désos­seurs » et autres équar­ris­seurs d’en­tre­prises1.

Ce rejet très fran­çais pour la chose finan­cière et cer­taines des tech­niques qui l’ac­com­pagnent doit peut-être dans l’in­cons­cient popu­laire à l’in­ter­dic­tion durable par l’É­glise catho­lique, levée seule­ment au début du XIXe siècle, du prêt avec inté­rêt, inter­dic­tion igno­rée par les pro­tes­tants et les israé­lites. Il est aujourd’­hui ali­men­té par le poids consi­dé­rable pris par les fonds anglo-saxons dans le finan­ce­ment en fonds propres des entre­prises fran­çaises2 et le sen­ti­ment de dépen­dance voire de malaise qui s’en­suit alors que l’o­ri­gine de ce défi­cit de finan­ce­ment natio­nal est à recher­cher du côté de l’ab­sence d’i­ni­tia­tive et du carac­tère tabou de tout débat autour du sys­tème des retraites, ini­tia­tives Tho­mas et Fillon mises à part. Cha­cun sait en véri­té que si la France s’é­tait dotée d’un sys­tème de fonds de pen­sion lorsque les Amé­ri­cains pro­cé­daient aux réformes du leur, notre indé­pen­dance finan­cière n’au­rait rien à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui. 

Tou­jours est-il qu’il convient de remettre un peu de séré­ni­té et de bon sens dans un débat par trop poli­ti­sé en ten­tant de répondre à cer­taines des asser­tions néga­tives qui carac­té­risent les LBOs. 

Contrevérité n° 1

La logique des opérations de LBO conduit à privilégier le court terme en sacrifiant les investissements et donc le moyen terme

Pour y répondre, com­men­çons par nous deman­der quelle est l’o­ri­gine des affaires qui font l’ob­jet d’un LBO ? Ceci dépend de la taille des entre­prises, mais il y a typi­que­ment trois sources prin­ci­pales : les affaires fami­liales, les sor­ties de groupes indus­triels, les LBOs secon­daires (c’est-à-dire des LBOs sur des socié­tés ayant déjà fait un LBO). Les ces­sions de groupes forment l’es­sen­tiel du contingent. 

Il serait hâtif de géné­ra­li­ser mais on observe en géné­ral que les affaires cédées par les groupes sont des affaires mûres dans un contexte concur­ren­tiel bien struc­tu­ré, à bonne ren­ta­bi­li­té donc déga­geant un cash-flow signi­fi­ca­tif. Pour­quoi sont-elles alors cédées ? Parce qu’elles ne cor­res­pondent plus au cœur de métier du groupe et que les dis­po­ni­bi­li­tés déga­gées par leur ces­sion pour­raient être » plus uti­le­ment » affec­tées à la crois­sance externe sur le cœur de métier, au désen­det­te­ment sans par­ler de l’ef­fet posi­tif escomp­té sur les mul­tiples bour­siers par la sor­tie d’une acti­vi­té mûre. 

On voit bien les effets per­vers que peuvent avoir de telles ana­lyses3 mais ce qu’il faut rete­nir, c’est que, le plus sou­vent, les cash-flows de ces entre­prises n’é­taient pas affec­tés à leur déve­lop­pe­ment mais à celui d’autres acti­vi­tés du groupe, ce qui d’ailleurs n’est pas éco­no­mi­que­ment ou finan­ciè­re­ment contes­table. Il n’en reste pas moins qu’une filiale de groupe de type » vache à lait » n’est, par construc­tion, pas la socié­té au pro­fit de laquelle le groupe va arbi­trer ses inves­tis­se­ments prio­ri­taires. Ceci peut se tra­duire par des inves­tis­se­ments réduits au » main­tien » de l’ou­til de pro­duc­tion, les pro­jets plus struc­tu­rants de crois­sance externe ou de réor­ga­ni­sa­tion effi­ciente des capa­ci­tés de pro­duc­tion étant repous­sés à plus tard. À l’in­verse, une socié­té qui fait l’ob­jet d’un LBO ne peut plus se repo­ser sur un groupe et ne doit comp­ter que sur ses forces propres et ses inves­tis­se­ments pour consi­dé­rer l’a­ve­nir avec sérénité. 

C’est pour­quoi les opé­ra­teurs de LBO intègrent sys­té­ma­ti­que­ment les inves­tis­se­ments de main­tien mais aus­si les inves­tis­se­ments de déve­lop­pe­ment de l’ou­til de pro­duc­tion dans le » busi­ness plan « , c’est-à-dire le jeu de pro­jec­tions finan­cières qui forment la base du contrat de confiance pas­sé entre les diri­geants et les inves­tis­seurs en fonds propres mais éga­le­ment entre ces der­niers et les ban­quiers prê­teurs. Il est par consé­quent injuste de faire aux inves­tis­seurs finan­ciers le pro­cès d’in­ten­tion que leur impli­ca­tion nuit à l’ef­fort d’in­ves­tis­se­ment. D’ailleurs, en étant tout à fait cynique, une telle démarche irait à l’en­contre de leurs inté­rêts car l’ac­qué­reur de leur par­ti­ci­pa­tion à la sor­tie du LBO, qu’il s’a­gisse du mar­ché via une intro­duc­tion en Bourse ou d’un nou­vel acqué­reur indus­triel ou finan­cier, ne man­que­rait pas, dans son éva­lua­tion, de péna­li­ser l’en­tre­prise d’un sous-inves­tis­se­ment rela­tif et de sa fra­gi­li­té à faire face aux défis futurs. 

Ce qui est incon­tes­table en revanche, c’est que le tamis qui sert de dis­cri­mi­nant aux nou­veaux inves­tis­se­ments devient plus ser­ré, chaque pro­jet devant se jus­ti­fier par lui-même dans un envi­ron­ne­ment finan­ciè­re­ment plus contraint. La quan­ti­té de pro­jets approu­vés peut, le cas échéant, s’en faire res­sen­tir, rare­ment la qua­li­té et l’in­té­rêt ultime pour l’entreprise. 

Contrevérité n° 2

La logique des LBOs conduit à des restructurations et à des destructions d’emplois

La force de cette affir­ma­tion vient du fait que les acqué­reurs finan­ciers ont dans leur boîte à outils d’ins­tru­ments de créa­tion de valeur une remise en ques­tion qua­si sys­té­ma­tique des » busi­ness pro­cesses « . Der­rière ce terme, cer­tains croient voir restruc­tu­ra­tions et licen­cie­ments, c’est inexact. Cette remise en ques­tion vise en fait à recher­cher ce qui est fait bien et pour­rait être fait encore mieux. De fait, les chan­tiers de créa­tion de valeur portent sur les sujets d’op­ti­mi­sa­tion indus­trielle ou logis­tique, la réduc­tion du besoin en fonds de rou­le­ment ou l’or­ga­ni­sa­tion du pro­ces­sus d’in­ves­tis­se­ment. La réduc­tion en soi des charges sala­riales n’est qua­si­ment jamais un sujet d’é­tude et si une sup­pres­sion de poste inter­vient, elle n’est que le résul­tat indi­rect d’une pres­crip­tion visant à amé­lio­rer l’ef­fi­ca­ci­té opé­ra­tion­nelle de l’entreprise. 

En réa­li­té, on s’a­per­çoit le plus sou­vent que la redy­na­mi­sa­tion des filiales non stra­té­giques de grands groupes a un effet sur la crois­sance des effec­tifs sala­riés de celles-ci et que les sup­pres­sions de postes sont très vite plus que com­pen­sées par des aug­men­ta­tions nettes. Une étude4 réa­li­sée par LEK et le cabi­net Constan­tin pour l’As­so­cia­tion fran­çaise des inves­tis­seurs en capi­tal (AFIC) quan­ti­fie ce phé­no­mène en chif­frant à 6 %, ce qui est consi­dé­rable, le dif­fé­ren­tiel posi­tif de la popu­la­tion sala­riée d’en­tre­prises sous LBO par rap­port à la moyenne nationale. 

Contrevérité n° 3

La logique des LBOs nuit à la croissance des entreprises car tout leur cash-flow est ponctionné pour réduire la dette et rémunérer les investisseurs en capital

Le pro­pos est là aus­si ten­tant et paraît frap­pé au coin du bon sens. Il convient d’ailleurs de rele­ver que les niveaux de la dette par­fois pro­po­sés par les ban­quiers com­mer­ciaux peuvent don­ner froid dans le dos. La norme se situe aujourd’­hui à 4,25 fois l’ex­cé­dent brut d’ex­ploi­ta­tion (le célèbre EBITDA6). Heu­reu­se­ment, le bon sens reste quand même une qua­li­té assez répan­due chez les opé­ra­teurs et le réa­lisme pré­vaut. C’est-à-dire que les opé­ra­teurs adoptent, en géné­ral, des niveaux de dette sup­por­tables selon les plans de finan­ce­ment pré­vi­sion­nels des entre­prises qui intègrent l’ef­fet consom­ma­teur de capi­taux de l’aug­men­ta­tion du besoin en fonds de rou­le­ment mais éga­le­ment les inves­tis­se­ments de crois­sance ou de développement. 

Que les inves­tis­se­ments soient contraints, c’est un fait. Que cette contrainte han­di­cape la crois­sance sup­pose un rac­cour­ci de rai­son­ne­ment. Un tel rac­cour­ci fait abs­trac­tion du fait que la contrainte finan­cière et l’a­dé­qua­tion entre les inté­rêts de mana­ge­ment et ceux des action­naires engendrent un com­por­te­ment qui pri­vi­lé­gie les bons inves­tis­se­ments et pas ceux trop sou­vent effec­tués, qu’elle qu’en soit l’u­ti­li­té, pour res­pec­ter une enve­loppe bud­gé­taire autorisée… 

Il faut aus­si pen­ser que les inves­tis­seurs finan­ciers, lors­qu’ils pro­cèdent à la ces­sion de leurs inves­tis­se­ments, ont besoin de pou­voir racon­ter une his­toire : cette his­toire, qui sera le plus sou­vent racon­tée aux futurs inves­tis­seurs bour­siers, n’existe que s’il y a croissance. 

Un exemple illustre remar­qua­ble­ment ce pro­pos : Neo­post, socié­té sor­tie de l’or­bite Alca­tel que cer­tains consi­dé­raient comme condam­née à terme quand Fonds Par­te­naires en a pris le contrôle en 1992. Quel ave­nir pour l’af­fran­chis­se­ment du cour­rier alors que s’an­non­çaient l’e‑mail et l’In­ter­net ? Pour­tant en posi­tion­nant la socié­té sur des concepts nova­teurs qui lient l’or­ga­ni­sa­tion des moyens d’af­fran­chis­se­ment aux tech­niques les plus modernes, le mana­ge­ment de la socié­té a, notam­ment sous l’im­pul­sion de BC Part­ners, mul­ti­plié par cinq la valeur de la socié­té en deux ans, per­met­tant à ce groupe de deve­nir le conso­li­da­teur euro­péen de cette acti­vi­té en face de l’a­mé­ri­cain Pit­ney Bowes. 

Pour illus­trer la non-per­ti­nence de notre der­nière asser­tion, la même étude citée plus haut démontre que loin de consti­tuer un frein à la crois­sance, la crois­sance des entre­prises sous LBO aurait été de 6,6 % entre 1988 et 2002 contre 3,9 % pour l’aug­men­ta­tion du PIB pen­dant la même période. 

Il est grand temps de lais­ser de côté les tabous qui entravent les LBOs sous pré­texte que le concept et la séman­tique viennent de l’é­tran­ger7. Il faut admettre que les LBOs par­ti­cipent à un mode de finan­ce­ment des entre­prises, com­plé­men­taire du capi­ta­lisme fami­lial et des mar­chés finan­ciers. Loin de détruire de la valeur dans les entre­prises qui en font l’ex­pé­rience, il per­met le plus sou­vent de les accom­pa­gner dans leur crois­sance et de pré­pa­rer leurs struc­tures mana­gé­riales à l’ex­pé­rience très struc­tu­rante d’une future intro­duc­tion en Bourse. 

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1. Inter­view du ministre de la Culture, Jean-Jacques Ailla­gon, le 12 sep­tembre 2002 (à noter que le mot désos­seur ne figure pas au Robert de la langue française).
2. Les non-rési­dents détiennent 35 % des actions fran­çaises (Banque de France, décembre 2003).
3. À com­pa­rer avec la cri­tique faite à AXA lors de la ces­sion de la banque d’af­faires DLJ en 2001, au som­met de la bulle Internet.
4. LBO et déve­lop­pe­ment de l’en­tre­prise en France – AFIC – 2004.
5. Source : S&P.
6. Ear­nings Before Inter­est, Taxes, Depre­cia­tion and Amor­ti­za­tion (sou­vent injus­te­ment appe­lé cash-flow).
7. Il est vrai qu’au concept anglo-saxon de Leve­rage Buy-Out (LBO) s’est oppo­sé le concept fran­çais du Rachat de l’en­tre­prise par ses sala­riés (RES), concept de nature fis­cale et par consé­quent très réduc­teur de l’é­ten­due pos­sible de ce type d’opérations.

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