Les industries des matériels médicaux, un enjeu majeur de politique industrielle

Dossier : La médecine à quel prix ?Magazine N°633 Mars 2008
Par Jean-Claude PRAGER (64)

Les indus­tries des matériels médi­caux (med­ical devices en anglais) sont au coeur des pro­grès de la médecine et donc de la société. Qu’on en juge par la dif­férence entre une abla­tion de la vésicule bil­i­aire réal­isée aujour­d’hui grâce aux tech­niques mod­ernes, et les agres­sions physiques que subis­saient les patients il y a plus de vingt ans : au lieu de pra­ti­quer une large coupe (dite laparo­tomie) à tra­vers la peau, le tis­su adipeux et les mus­cles pour attein­dre la vésicule, on insère aujour­d’hui un ” laparo­scope ” au tra­vers d’une petite inci­sion. Le laparo­scope est un tube mince de métal qui con­tient les instru­ments chirur­gi­caux minia­tur­isés ain­si qu’une caméra de télévi­sion ; le chirurgien pra­tique l’in­ter­ven­tion en con­trôlant ses gestes sur l’écran de télévi­sion. Résul­tat : le patient admis pour une chirurgie de la vésicule devait autre­fois être hos­pi­tal­isé une semaine, et pren­dre six semaines de con­va­les­cence. Depuis la laparo­scopie, le patient béné­fi­cie d’une chirurgie de jour et reprend une activ­ité nor­male en une ou deux semaines.

Un secteur stratégique
Il est dif­fi­cile de faire des prévi­sions sur le poids économique du secteur de la san­té à un hori­zon de quinze à vingt ans ; peut-être 20 % du PIB, peut-être plus, selon cer­taines esti­ma­tions faites aux États-Unis, mais une don­née est cer­taine, la nou­velle économie sera d’abord l’économie de la san­té, et ce secteur sera un secteur stratégique pour notre compétitivité.
Le patient ira chercher les soins là où ils seront les meilleurs et les moins chers et l’équipement tech­nique des pro­fes­sion­nels de san­té sera un fac­teur décisif de la qual­ité et de l’efficacité de leur travail.
C’est à juste titre que le rap­port « Attali » con­sacre un chapitre entier à la santé.

Cette for­mi­da­ble muta­tion tech­nologique, dont la laparo­scopie est un exem­ple par­mi d’autres, con­cerne tous les domaines de la médecine, à des degrés divers. Les change­ments seront encore plus spec­tac­u­laires dans les prochaines années. Pen­sons aux évo­lu­tions annon­cées grâce aux bio et nan­otech­nolo­gies, à la robo­t­i­sa­tion, à la thérapie cel­lu­laire et géné­tique, à la médecine assistée par ordi­na­teur, ou enfin aux rela­tions nou­velles, au sein des équipes médi­cales et avec les patients, qu’en­traîn­era la télémédecine. Con­stru­ire cet avenir et notre com­péti­tiv­ité dans ce secteur clé doit nous amen­er à met­tre en oeu­vre dès aujour­d’hui une poli­tique indus­trielle vigoureuse dans ce domaine, et à y con­sacr­er des moyens à la hau­teur de ceux que met­tent en oeu­vre nos prin­ci­paux parte­naires et con­cur­rents, États-Unis, Japon ou Alle­magne. Car les indus­tries de san­té se por­tent plutôt mal en France, en dépit de la qual­ité des chercheurs et des médecins. Certes, la qual­ité des soins est con­sid­érée comme très bonne dans les classe­ments inter­na­tionaux, et l’in­dus­trie des médica­ments se tient encore grâce au tal­ent excep­tion­nel de quelques chefs d’en­tre­prise comme Jean-François Dehecq, qui a réus­si à faire un géant mon­di­al du petit Sanofi. Mais la sit­u­a­tion d’ensem­ble de l’in­stru­men­ta­tion médi­cale est des plus médiocres quand on la com­pare à celles de la Suisse ou de l’Alle­magne. Les emplois du secteur sont de 400 000 aux États-Unis et de 110 000 en Alle­magne, de 60 000 au Roy­aume-Uni et de 40 000 dans notre pays. L’Alle­magne, la Suisse, l’Ir­lande ou la Fin­lande ont fait de ce secteur une de leurs spé­cial­i­sa­tions majeures, leur bal­ance com­mer­ciale est large­ment excé­den­taire, au con­traire de la France, de l’I­tal­ie, ou de l’Es­pagne. Cela est un témoignage sup­plé­men­taire de la réal­ité du cli­vage crois­sant, face à l’é­conomie de la con­nais­sance, entre les pays anglo-sax­ons et nordiques d’une part, et les pays latins d’autre part. 

Les raisons du retard

L’in­suff­i­sance des ressources publiques con­sacrées à la recherche-développe­ment dans le domaine des sci­ences de la vie a été soulignée au cours de la cam­pagne prési­den­tielle de 2007, mais ce n’est pas seule­ment une ques­tion de moyens.

L’instrumentation médi­cale française est médiocre quand on la com­pare à celles de la Suisse ou de l’Allemagne

La forte aug­men­ta­tion des moyens de la recherche promise dans le pro­gramme élec­toral du chef de l’É­tat est un élé­ment indis­pens­able ; elle doit s’ef­fectuer dans un con­texte inter­dis­ci­plinaire et con­cur­ren­tiel, pour amélior­er l’ef­fi­cac­ité de la recherche, en favorisant la vital­ité des rela­tions entre recherche, uni­ver­sités, entre­pris­es et organ­ismes de cap­i­tal-risque. L’in­dus­trie des matériels médi­caux a égale­ment été la grande vic­time d’un col­ber­tisme expédi­tif et imprévoy­ant et d’une régu­la­tion du sys­tème de san­té tournée d’abord vers le court terme. L’his­toire de la CGR en est l’ex­em­ple par excellence.

L’histoire de la CGR
La Com­pag­nie générale de radi­olo­gie, fondée juste avant la Deux­ième Guerre mon­di­ale par la Thom­son, a été cédée en 1987 à Gen­er­al Elec­tric, alors qu’elle dis­po­sait d’un énorme poten­tiel en imagerie : grâce à cette acqui­si­tion, Gen­er­al Elec­tric est ain­si dev­enue le leader, avec un quart du marché mon­di­al devant Siemens, Philips et Toshi­ba, et maîtrise aujourd’hui les trois quarts du marché français avec un aban­don qua­si com­plet du secteur de l’imagerie médi­cale dans notre pays ; Thalès reste dans une posi­tion amont, certes impor­tante avec presque la moitié du marché mon­di­al des amplifi­ca­teurs de brillance.

Dans une indus­trie à fortes économies d’échelle et dont la capac­ité inno­va­trice se situe large­ment dans le con­tact avec l’aval et les util­isa­teurs fin­aux, notre pays a ain­si durable­ment altéré ses capac­ités indus­trielles, dans un domaine dont l’avenir a échap­pé aux décideurs publics de l’époque, enfer­més dans une vision hexag­o­nale et tout obnu­bilés qu’ils étaient par le con­trôle pub­lic de la dépense médi­cale et d’autres mirages indus­triels. Plus aucune force depuis cette date n’est donc réelle­ment en charge dans notre pays des enjeux con­sid­érables de ce secteur. De plus, et surtout, la régu­la­tion du sys­tème de san­té n’est pas favor­able à l’in­no­va­tion. La chape admin­is­tra­tive qui s’est abattue sur le secteur de la san­té depuis les pre­miers plans de redresse­ment de la Sécu­rité sociale, au cours des années soix­ante-dix, a cen­tré les éner­gies sur le con­trôle à court terme des dépens­es de san­té, par­ti­c­ulière­ment dans les hôpi­taux. D’où une réti­cence com­préhen­si­ble des dirigeants, à tous les niveaux, à intro­duire des tech­nolo­gies nou­velles sou­vent plus coû­teuses dans un pre­mier temps, remet­tant en ques­tion les pra­tiques établies, impli­quant par­fois des réor­gan­i­sa­tions dans la chaîne médi­cale, et deman­dant des for­ma­tions com­plé­men­taires à des per­son­nels déjà suroc­cupés. La capac­ité d’ab­sorp­tion des inno­va­tions par nos étab­lisse­ments publics est donc moins élevée que celle d’étab­lisse­ments privés ou celle des hôpi­taux étrangers où la ges­tion est plus sou­ple et peut s’in­scrire dans une logique de long terme, en antic­i­pant mieux les béné­fices économiques atten­dus de l’in­tro­duc­tion des nou­velles technologies. 

L’offre et la demande se soutiennent mutuellement

Or, en matière d’in­no­va­tion, l’of­fre et la demande se sou­ti­en­nent mutuelle­ment et les pro­grès de la recherche et de l’in­dus­trie dépen­dent de la demande des hôpi­taux et de leur capac­ité d’ab­sorp­tion des inno­va­tions. C’est ce qu’ont par­faite­ment com­pris les pays nordiques. Les réformes engagées par Jean-François Mat­tei et bien con­solidées par Xavier Bertrand vont certes per­me­t­tre à terme de don­ner plus de sou­p­lesse à la ges­tion des hôpi­taux publics et d’en faire des loco­mo­tives de l’in­no­va­tion, mais com­bi­en de temps fau­dra-t-il et dans quel état seront nos grands hôpi­taux après de nou­veaux plans de rigueur qui parais­sent imman­quables ? Pourquoi ne pas essay­er d’aller plus vite là où le ter­rain est favor­able et de trans­former les étab­lisse­ments volon­taires en fon­da­tions à but non lucratif et leur don­ner ain­si les moyens d’être des lead­ers en ter­mes d’or­gan­i­sa­tion et de technologies ?

Aller plus vite là où le ter­rain est favorable

Les exem­ples exis­tants en France d’étab­lisse­ments fonc­tion­nant sous un régime privé et par­tic­i­pant pleine­ment au ser­vice pub­lic sont sou­vent des réus­sites (comme l’In­sti­tut Montsouris), et il faut aider nos meilleurs étab­lisse­ments à lut­ter à armes égales face au rouleau com­presseur des fonds d’in­vestisse­ment qui rachè­tent aujour­d’hui, à tour de bras, les clin­iques privées. Et, en même temps, c’est la vision de l’in­no­va­tion du secteur qui doit être changée dans notre pays : il faut remet­tre au cen­tre du jeu les entre­pre­neurs, qu’ils vien­nent du monde de la recherche ou de celui des affaires. Ain­si que d’ac­cepter que c’est par la con­cen­tra­tion géo­graphique des ressources humaines et finan­cières, celle des tal­ents et de la tech­nolo­gie, et la vital­ité du tis­su économique que passe la capac­ité inno­va­trice. Les pôles de com­péti­tiv­ité sont une pre­mière avancée impor­tante dans la poli­tique indus­trielle de notre pays ; mais il con­vient d’aller plus loin, et très vite, dans le domaine des sci­ences de la vie. 

Un déficit d’initiative privée

Des PME pénalisées
La régle­men­ta­tion admin­is­tra­tive est un fac­teur pénal­isant pour les PME qui représen­tent en France l’essentiel du secteur des matériels médi­caux : les coûts uni­taires des dossiers admin­is­trat­ifs sont une source de coûts rel­a­tive­ment plus élevés pour les PME et un frein relatif à l’innovation de leur part.
Or, les études sur l’innovation mon­trent que les tech­nolo­gies inno­vantes dans ce secteur sont large­ment le fait des entre­pris­es de taille petite ou moyenne, les grandes entre­pris­es ayant ten­dance à « ramass­er la mise » pour dévelop­per les nou­veautés à grande échelle.
Le tis­su indus­triel français, com­posé prin­ci­pale­ment de PME, est donc plus sen­si­ble à la régle­men­ta­tion que celui d’autres pays, États-Unis ou autres pays européens, et il n’y a plus de grandes entre­pris­es pour val­oris­er à l’échelle mon­di­ale les inno­va­tions des PME.

La région Île-de-France a la masse cri­tique pour espér­er con­cur­rencer avec suc­cès les ” fontaines de con­nais­sance ” que sont désor­mais les régions de San Fran­cis­co, de Boston et de Cam­bridge dans le domaine des sci­ences de la vie, surtout si les moyens de la recherche sont sig­ni­fica­tive­ment aug­men­tés ; mais elle souf­fre en com­para­i­son d’un déficit d’ini­tia­tive privée. Le véri­ta­ble défi pour les pou­voirs publics est dans notre pays de con­tribuer à leur développe­ment par des inci­ta­tions appro­priées sans retomber dans les erre­ments anciens d’une inno­va­tion surad­min­istrée. Nous man­quons dans la région Île-de-France de ce qui fait la force d’une région comme la Sil­i­con Val­ley, de cette véri­ta­ble ” idylle ” per­ma­nente entre des uni­ver­sités puis­santes et réelle­ment inter­dis­ci­plinaires, leurs enseignants et le monde économique. La mobil­ité des per­son­nes, étu­di­ants, enseignants con­sul­tants, chercheurs, ingénieurs, y est pour beau­coup. Tout comme l’est la den­sité des mul­ti­ples inter­mé­di­aires privés de toutes natures, véri­ta­bles ” bro­kers de con­nais­sances “, qui vont chercher les idées les plus var­iées là où elles sont, dans les nom­breux lab­o­ra­toires, col­lo­ques, réu­nions informelles, et trou­vent les finance­ments pour val­oris­er ces idées auprès des sociétés de ven­ture cap­i­tal, des busi­ness angels, des agences publiques de recherche, en ayant gag­né la con­fi­ance des uns et des autres par leurs com­pé­tences et leur dynamisme. Le secteur des tech­nolo­gies médi­cales est donc un révéla­teur du néces­saire change­ment de par­a­digme de nos poli­tiques publiques d’in­no­va­tion, dans un domaine stratégique pour la com­péti­tiv­ité du pays. 

Alléger les contraintes administratives

L’en­do­scope, out­il révo­lu­tion­naire pour les chirurgiens

Redonner sa place à la France sur la scène des matériels médi­caux passe beau­coup par la réforme de l’É­tat, par les mesures générales en faveur des PME et du cap­i­tal-risque déjà actées en 2007, ou par celles qui vont l’être par l’ap­pli­ca­tion des prin­ci­pales mesures du rap­port Attali. L’al­lége­ment, au plus vite, des con­traintes admin­is­tra­tives, qui pèsent sur les hôpi­taux publics et leur réor­gan­i­sa­tion, est égale­ment une pri­or­ité. La réus­site de la réforme des uni­ver­sités en est aus­si un élé­ment indis­pens­able, avec la con­sti­tu­tion à Paris d’un grand pôle d’ex­cel­lence mon­di­ale dans le domaine des sci­ences de la vie, regroupant des com­pé­tences dans toutes les tech­niques con­cernées, infor­ma­tique, médecine, robo­t­ique, physique des matéri­aux, biolo­gie, etc. De même que le ren­force­ment des moyens de la recherche inter­dis­ci­plinaire, à la hau­teur de l’ef­fort réal­isé aux États-Unis (dou­ble­ment des crédits de la recherche médi­cale en cinq ans). 

Jouer une solution européenne

Un grand leader indus­triel fait aujour­d’hui défaut en France pour tir­er l’ensem­ble du secteur, mais y a‑t-il une place pour un nou­v­el opéra­teur à côté de Siemens et de Philips en Europe ? Jouons plutôt une solu­tion européenne dans ce domaine, comme on a com­mencé de le faire très timide­ment avec le pôle de com­péti­tiv­ité ” Inno­va­tions thérapeu­tiques ” alsa­cien. Il faut éviter l’écueil de chercher à con­stru­ire un nou­veau ” cham­pi­on nation­al ” ex nihi­lo : on a trop vu ce que nous a coûté, dans le passé, un jeu de Mec­ca­no désor­don­né, par nature pro­tecteur des intérêts en place.

Nouer l’idylle entre des uni­ver­sités puis­santes, leurs enseignants et le monde économique

Aidons plutôt les entre­pre­neurs à innover avec un max­i­mum de degrés de liber­té, don­nons aux PME les moyens de grandir vite, inci­tons éventuelle­ment les fonds d’in­vestisse­ment à faire quelques gross­es mis­es bien choisies, et nous aurons, dans quelques années et avec un peu de chance, le Google français des matériels médi­caux que le monde entier nous enviera, prob­a­ble­ment dans des domaines encore émer­gents aujour­d’hui. La dynamique de l’in­no­va­tion, activ­ité humaine par essence, dans les sci­ences de la vie plus qu’ailleurs, se nour­rit d’in­cer­ti­tude, pour les entre­pris­es comme pour les autorités publiques, et est unie par des liens indis­so­cia­bles à l’en­tropie du sys­tème économique.

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