Faut-il privatiser la Sécurité sociale ?

Dossier : La médecine à quel prix ?Magazine N°633 Mars 2008
Par Jean-Marc DANIEL (74)

Depuis sa créa­tion, la Sécu­rité sociale vit au rythme de ses déficits. Ceux-ci sont certes en général jugulés au bout d’un cer­tain temps, grâce à des hauss­es de coti­sa­tions ou des péri­odes de crois­sance favor­ables. Mais chaque nou­veau sauve­tage, chaque nou­veau plan de rigueur mod­i­fient au pas­sage la réal­ité de qui détient le pou­voir et con­tribuent à obscur­cir la logique de ges­tion de l’organisme. 

Le rôle croissant de l’État

À l’o­rig­ine, immé­di­ate­ment après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, le pou­voir apparte­nait aux représen­tants des salariés, c’est-à-dire des malades poten­tiels. En effet, au sein des caiss­es, les mem­bres des con­seils d’ad­min­is­tra­tion étaient élus et les syn­di­cats de tra­vailleurs y avaient la majorité. Par la suite, les ordon­nances de 1967 ont mod­i­fié la donne en pas­sant à une approche par­i­taire. Le pou­voir s’est trou­vé alors partagé entre les béné­fi­ci­aires, c’est-à-dire les salariés, et les payeurs, c’est-à-dire les entre­pris­es, tan­dis que le recours aux élec­tions a été abandonné.

Le mode de con­trôle des dépens­es n’appelle aucune sanc­tion con­crète pour les responsables

À par­tir de 1996 est apparu l’On­dam, objec­tif d’évo­lu­tion des dépens­es d’as­sur­ance-mal­adie voté par le Par­lement dans le cadre de la loi de finance­ment de la Sécu­rité sociale. Ain­si, formelle­ment, au fur et à mesure que le poids des dépens­es de san­té a eu ten­dance à s’ac­croître, l’É­tat a pris un rôle de plus en plus affir­mé dans la ges­tion de ces dépens­es et les représen­tants des salariés se sont pro­gres­sive­ment effacés. À l’heure où la ten­dance générale de la régu­la­tion économique tend à faire de plus en plus appel à la dynamique du marché, on assiste assez para­doxale­ment à une nation­al­i­sa­tion ram­pante de la ges­tion des finances sociales.

L’effacement des salariés
Le poids de l’État s’est con­fir­mé dans la défor­ma­tion du mode de finance­ment de l’assurance-maladie. Sur un plan stricte­ment juridique, la part des salariés en tant que tels dans ce finance­ment n’a cessé de reculer. Ce qu’il est con­venu d’appeler la « coti­sa­tion salarié pour l’assurance-maladie » ne représente plus désor­mais que 0,75 % du salaire brut. Et, à l’occasion du débat sur la TVA sociale, il est envis­agé de ramen­er ce taux pure­ment et sim­ple­ment à 0 %.

Cette nation­al­i­sa­tion traduit l’échec relatif du mode de con­trôle des dépens­es de san­té par des organ­ismes représen­tat­ifs. Pourquoi cet échec ? Pour une rai­son sim­ple, c’est qu’il n’ap­pelle aucune sanc­tion con­crète pour les respon­s­ables. En effet, en cas de déficit, ceux-ci ne voient jamais leur statut per­son­nel remis en cause. Au con­traire, si, dans le sys­tème ini­tial, ils pou­vaient crain­dre que les salariés, agacés de devoir pay­er plus pour combler le déficit, déci­dent de les ren­voy­er à l’oc­ca­sion des élec­tions, la dis­pari­tion de celles-ci les met à l’abri d’une telle décon­v­enue. En pra­tique, les dirigeants du sys­tème n’ont à ren­dre compte qu’au pou­voir poli­tique, puisque l’É­tat finit tou­jours par venir au sec­ours de la Sécu­rité sociale. Et, si ce pou­voir poli­tique doit théorique­ment ren­dre compte aux électeurs-assurés soci­aux de ses actes, en pra­tique le mécon­tente­ment élec­toral qui peut s’ex­primer lors de la désig­na­tion des élus poli­tiques se fonde en général sur des sujets très divers, dont le finance­ment des dépens­es sociales ne con­stitue qu’une com­posante par­mi d’autres. Résul­tat, con­va­in­cues que, quoi qu’il arrive, per­son­ne ne pour­ra pronon­cer la mise en fail­lite de la Caisse nationale d’as­sur­ance-mal­adie et que le déficit n’est jamais qu’un jeu d’écri­t­ure dans l’ensem­ble des déficits publics, les autorités de la Sécu­rité sociale sont dégagées de toute respon­s­abil­ité authen­tique, pour ne con­serv­er comme rôle réel que la ges­tion des économies de bouts de chan­delles et celle du dis­cours autour des moyens à met­tre en oeu­vre pour que l’On­dam soit respec­té. Cette absence de respon­s­abil­ité effec­tive est qua­si unique en économie. En effet, les rela­tions qu’en­tre­ti­en­nent entre eux les acteurs de l’é­conomie con­duisent usuelle­ment à une sanc­tion de l’er­reur. Dans des rela­tions de marché, celui qui se trompe sur la ges­tion du pro­jet qu’il con­duit finit par faire fail­lite et par per­dre les ressources finan­cières qu’il a engagées. Dans des rela­tions d’au­torité, qui sont celles qui échap­pent au marché, on rend compte de ses actes à un supérieur hiérar­chique, et les dis­posi­tifs juridiques prévoient des sanc­tions, dont la forme ultime est le ren­voi. Cela con­cerne notam­ment les dirigeants poli­tiques qui en cas de défail­lance perçue par leurs man­dants sont ren­voyés, c’est-à-dire per­dent les élec­tions. À l’o­rig­ine de la Sécu­rité sociale, le sys­tème repo­sait sur ce principe de régu­la­tion par l’au­torité. Ce principe a glob­ale­ment échoué et a même en pra­tique dis­paru. Il faut donc pass­er au principe de régu­la­tion par le marché. 

Réguler par le marché

Il est des risques qui sont plutôt con­cen­trés dans les pop­u­la­tions aisées

Il con­vient de pré­cis­er pourquoi il est per­mis d’af­firmer que l’au­torité a mal fonc­tion­né. La régu­la­tion type ” Ondam ” a échoué à deux titres : la Sécu­rité sociale accu­mule les déficits ; les dépens­es de san­té anticipées par une entité tech­nocra­tique soi-dis­ant capa­ble de définir a pri­ori l’é­tat de mor­bid­ité de la pop­u­la­tion ne cor­re­spon­dent jamais aux objec­tifs arrêtés. Cela est, en fait, nor­mal car il faut bien admet­tre que, jusqu’à preuve du con­traire, la mal­adie n’est pas un droit prévis­i­ble que peut faire val­oir chaque citoyen, mais un état que l’on cherche à éviter et qui survient de façon aléa­toire. Or, l’é­conomie mod­erne a créé des struc­tures à même de gér­er l’aléa et d’as­sumer la néces­sité d’équili­bre des comptes : cela s’ap­pelle des com­pag­nies d’as­sur­ances. D’ailleurs tout le monde a con­science que la san­té repose sur la notion d’as­sur­ance puisque le nom même de la Cnam traduit cette évi­dence. L’a­van­tage d’in­tro­duire des com­pag­nies d’as­sur­ances privées dans le cir­cuit est que non seule­ment celles-ci ne pour­ront durable­ment accepter un déficit, sauf à dis­paraître, mais encore qu’elles peu­vent être le lieu d’é­val­u­a­tion de la pra­tique médicale. 

Une hygiène de vie

Les par­ti­sans des ges­tions publiques cen­tral­isées de la san­té met­tent en avant, pour défendre le principe d’une esti­ma­tion volon­tariste des dépens­es, le fait que, glob­ale­ment, celles-ci sont large­ment supérieures aux besoins. Ils en tirent la con­clu­sion qu’une épidémie entraî­nant une aug­men­ta­tion bru­tale et non pro­gram­mée des dépens­es peut très bien être financée par redé­ploiement. Il n’est d’ailleurs pas rare de lire chez les spé­cial­istes en économie de la san­té que la dépense médi­cale moyenne par habi­tant serait de 1 000 euros supérieure à ce qu’elle devrait être compte tenu des paramètres qui car­ac­térisent l’é­tat san­i­taire des Français. On peut égale­ment enten­dre que l’essen­tiel des gains d’e­spérance de vie qui se réalisent de façon spec­tac­u­laire depuis un siè­cle n’a guère à voir avec le développe­ment de la médecine mais repose sur le respect par la pop­u­la­tion d’une hygiène de vie plus saine que naguère, au tra­vers notam­ment de l’amélio­ra­tion de la nour­ri­t­ure et de la réduc­tion de la péni­bil­ité du travail.

La mal­adie n’est pas un droit prévis­i­ble, mais un état qui survient de façon aléatoire

Il sem­ble donc admis par beau­coup que les dépens­es de san­té, qui obéis­sent au dou­ble objec­tif de sat­is­faire les attentes des patients et de fournir un revenu aux pro­fes­sions médi­cales, sont davan­tage util­isées pour le sec­ond objec­tif que pour le pre­mier. S’il peut en être ain­si, c’est qu’au moment du con­tact entre le médecin et le malade, le médecin est en posi­tion de force. En effet, de par son savoir, il détient a pri­ori plus d’in­for­ma­tions que le malade. Cette posi­tion de force déséquili­bre les rela­tions entre le malade et le médecin et rend impos­si­ble un strict rap­port marc­hand (voir encadré). Le rôle d’une assur­ance privée est de per­me­t­tre le rétab­lisse­ment de l’équili­bre. La con­cur­rence entre com­pag­nies d’as­sur­ances pousse l’as­sureur de chaque malade à réduire ses coûts et donc à établir un choix par­mi les médecins en écar­tant ceux qui ont ten­dance à pre­scrire des actes inutiles. Quant à l’é­gal­ité de savoir, la com­pag­nie d’as­sur­ances la rétablit en embauchant des médecins capa­bles de com­pren­dre et d’é­val­uer ce que font leurs col­lègues pre­scrip­teurs. Cela ne change pas, en apparence, des pra­tiques fon­da­men­tales de la Sécu­rité sociale actuelle puisque celle-ci emploie des médecins con­seils dont la mis­sion est de repér­er les abus. Mais, dans un sys­tème privé, les abus con­duisent for­cé­ment à une sanc­tion de ceux qui les pra­tiquent, alors qu’au­jour­d’hui ils con­duisent au déficit des caiss­es d’assurance-maladie.

Dans un sys­tème privé, les abus con­duisent for­cé­ment à une sanc­tion de ceux qui les pratiquent

On a l’im­pres­sion de nos jours que les abus ne provo­quent fon­da­men­tale­ment que des remar­ques affligées sur le manque de dis­ci­pline et de sens de la mesure chez cer­tains prati­ciens. Pour une assur­ance privée, s’ab­stenir de pren­dre une sanc­tion con­tre un médecin indéli­cat est impos­si­ble car cela sig­ni­fie à terme faire fail­lite. En out­re, une telle sanc­tion est par­faite­ment effi­cace car elle n’est pas unique­ment d’or­dre juridique. Elle a une com­posante économique qui la rend incon­tourn­able, à savoir que tout médecin con­nu comme pre­scrip­teur exces­sif est exclu du réseau et perd rapi­de­ment sa clien­tèle et ses revenus. 

Les arguments des opposants

Des rap­ports déséquilibrés
Un rap­port marc­hand effi­cace sup­pose le respect des principes fon­da­men­taux de la con­cur­rence. Con­crète­ment, il ne peut s’établir que si les deux inter­venants sont, d’une part, libres d’échanger ou de ne pas échang­er, d’autre part égaux dans les infor­ma­tions dont ils dis­posent au moment où a lieu l’échange. Or, la présence d’un patient dans un cab­i­net médi­cal n’obéit pas à ces règles : il est con­traint par la souf­france de venir voir le médecin, et il n’est pas l’égal du médecin.

On objecte en général trois argu­ments à la pri­vati­sa­tion de la Sécu­rité sociale et à la mise en con­cur­rence de com­pag­nies d’as­sur­ances opérant dans ce domaine. Le pre­mier est que les com­pag­nies d’as­sur­ances cher­chant à faire des prof­its, le coût pour les malades en serait accru. Pré­cisons donc deux choses. La pre­mière est que la con­cur­rence entre assureurs se charg­era de con­tenir les prof­its et de réduire les coûts pour les patients. La sec­onde est que le coût réel est actuelle­ment ignoré. Il est ignoré dès lors que tout le monde pré­tend que les dépens­es de san­té sont trop élevées pour le résul­tat obtenu. Il est surtout faussé du fait qu’il est reporté dans le temps par le biais du déficit. Comme les dirigeants de la Sécu­rité sociale s’ac­com­mod­ent de fac­to de ce déficit en se per­suadant que la respon­s­abil­ité en incombe à l’É­tat et à la fatal­ité, il est un coût que le sys­tème actuel aug­mente sans ambiguïté, c’est celui que paieront les généra­tions futures. Le deux­ième argu­ment s’ap­puie sur le cas des États-Unis dont les dépens­es de san­té comptent par­mi les plus élevées du monde et qui seraient d’une inef­fi­cac­ité incroy­able. Les com­pag­nies d’as­sur­ances améri­caines qui pren­nent à leur charge l’essen­tiel de ces dépens­es seraient inca­pables d’en con­tenir la dérive.

Une com­pag­nie d’assurances mod­ulerait ses primes selon les risques encourus

Et alors ? Le but n’est pas d’empêcher les gens de se soign­er, mais d’éviter qu’ils ne le fassent mal et aux cro­chets des généra­tions suiv­antes. Est-il venu à l’idée de qui que ce soit de lim­iter en France les dépens­es de para­pluies et de fix­er un objec­tif de leur évo­lu­tion d’une année sur l’autre, objec­tif que la météorolo­gie rendrait plus ou moins facile à sat­is­faire ? Pourquoi brid­er les gens dans leur con­som­ma­tion de san­té dès lors qu’ils sont prêts à pay­er ? Le troisième argu­ment porte sur la dimen­sion de sol­i­dar­ité sociale que jouerait le sys­tème actuel. Les pau­vres seraient les grands per­dants d’une pri­vati­sa­tion de la Sécu­rité sociale. Cela n’est pas évi­dent, car une com­pag­nie d’as­sur­ances mod­ulerait ses primes selon les risques encou­rus. Or, il est des risques, de l’ac­ci­dent de ski à celui d’au­to­mo­bile, qui sont plutôt con­cen­trés dans les pop­u­la­tions aisées. Surtout, l’idée que l’as­sur­ance-mal­adie se fonde sur une sol­i­dar­ité entre les rich­es et les pau­vres est une idée qui vient per­turber la déf­i­ni­tion même d’une poli­tique de lutte con­tre la pau­vreté. De plus en plus d’é­con­o­mistes ou de soci­o­logues, comme Antho­ny Gid­dens, défend­ent cette idée que les États-prov­i­dence sont en train de fail­lir à leur mis­sion pour avoir voulu utilis­er des aspects par­ti­c­uliers de la vie comme la mal­adie ou la vieil­lesse comme moyens de redis­tri­b­u­tion, sinon du revenu, du moins du bien-être.

Le recours à une assur­ance-mal­adie privée peut être ren­du oblig­a­toire. Cela per­me­t­tra de revenir à la mis­sion pre­mière d’une poli­tique de san­té : fournir aux malades les moyens de se soign­er, qui ils soient. Simul­tané­ment, l’É­tat dis­pose, s’il veut réduire les iné­gal­ités, du maniement de la fis­cal­ité, y com­pris sous forme d’im­pôt négatif. 

Évaluer l’efficacité médicale

Une approche qualitative
L’enjeu d’une poli­tique de san­té ne s’évalue pas à son coût. Il s’évalue d’abord et avant tout au rap­port qual­ité-prix, c’est-à-dire à la capac­ité du ges­tion­naire du sys­tème de déter­min­er si les ser­vices ren­dus sont con­formes au prix payé. Il s’évalue ensuite au respect de l’exigence de l’équilibre des comptes. L’obsession quan­ti­ta­tive dans la poli­tique de san­té n’a aucune rai­son d’être et doit être rem­placée par une approche qual­i­ta­tive, que seule une instance ayant intérêt à pay­er le bon prix peut assumer.

La pri­vati­sa­tion de la Sécu­rité sociale per­me­t­trait de résoudre deux prob­lèmes : celui, lanci­nant, du déficit, qui dans le sys­tème actuel n’est pas résolu ; celui de l’é­val­u­a­tion de l’ef­fi­cac­ité médi­cale dans la mesure où l’in­tro­duc­tion d’un proces­sus de marché imposerait des élé­ments d’ap­pré­ci­a­tion objec­tifs des dépens­es, alors qu’au­jour­d’hui tout repose sur des rap­ports de force poli­tiques entre la tech­nos­truc­ture de la Cnam et de celle de l’É­tat, au tra­vers notam­ment des Agences régionales de l’hos­pi­tal­i­sa­tion et les représen­tants des pro­fes­sions médicales.

2 Commentaires

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Patrick Chaumetterépondre
18 mai 2009 à 13 h 50 min

La valeur de la san­té
L’au­teur traite de l’éventuelle pri­vati­sa­tion de l’as­sur­ance mal­adie. Son par­a­digme est celui de l’as­sur­ance auto­mo­bile oblig­a­toire. Mais la san­té n’est pas une chose, aisé­ment évalu­able. Des exem­ples étrangers mon­trent que ce mod­èle est fort prob­lé­ma­tique, quant à l’ac­cès aux soins. 

prat­clifrépondre
5 octobre 2014 à 13 h 35 min

faut-il pri­va­tis­er les assur­ances sociales ?

Voir l’ar­ti­cle de Jacques Sapir sur le même sujet ; utilis­er des sta­tis­tiques pour sa thèse. http://russeurope.hypotheses.org/2850

quel est l’avis de Jean-Marc Daniel sur sa thèse. Les chiffres des US et de la France cou­vrent-ils le même domaine ?

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