L’émergence de la ” e‑santé ” un facteur de rééquilibre

Dossier : La médecine à quel prix ?Magazine N°633 Mars 2008Par Thierry ZYLBERBERG (78)

En 2001, le pro­fesseur Marescaux, assisté du pro­fesseur Gag­n­er, rési­dant à New York, réal­isa une ” cholé­cys­tec­tomie laparo­scopique ” sur une patiente hos­pi­tal­isée à Stras­bourg. Une prouesse médi­cale et tech­nologique liant chirurgie, télé­com­mu­ni­ca­tion à haut débit et robo­t­ique chirur­gi­cale de pointe. Bap­tisée ” Opéra­tion Lind­bergh “, l’opéra­tion téléchirur­gi­cale fut un des exem­ples les plus médi­atisés de la com­bi­nai­son des tech­niques médi­cales et des tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC). Nous sommes loin de la ren­con­tre for­tu­ite de la machine à coudre et du para­pluie chère à Lautréamont ! 

REPÈRES
La part de l’investissement dans les tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion est de 1,7 % en France, à com­par­er à 3,2 % aux États-Unis et à 5 % dans d’autres secteurs plus avancés. 

Cette vis­i­bil­ité médi­a­tique cache cepen­dant une réal­ité toute dif­férente. Les TIC, emmenées par la toute-puis­sance d’In­ter­net, ont envahi et révo­lu­tion­né tous les secteurs économiques et soci­aux depuis plus de vingt ans. Para­doxale­ment, le secteur de la san­té en France, dont on s’imag­ine volon­tiers qu’il béné­fi­cie de tech­nolo­gies de pointe, a chronique­ment sous-investi dans les TIC, accu­mu­lant ain­si un retard préoc­cu­pant. Depuis peu, on observe cepen­dant une muta­tion tech­nologique rapi­de car le tra­vail de trans­for­ma­tion en pro­fondeur des TIC est en marche, et le mariage réus­si des tech­nolo­gies de soins et des tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion fait émerg­er une nou­velle dis­ci­pline : la e‑santé. Pour répon­dre à la demande crois­sante liée au vieil­lisse­ment de nos seniors, une vaste panoplie de ser­vices à domi­cile, plus ou moins médi­cal­isés, est encour­agée en France par la loi Bor­loo de défis­cal­i­sa­tion des ser­vices à la per­son­ne. Les dépens­es de san­té, en crois­sance expo­nen­tielle, sont au coeur des réflex­ions des États des pays dévelop­pés, pour des raisons économiques, bien enten­du, mais, au-delà, car elles nous met­tent face à des choix socié­taux qui pèseront lourd dans les années à venir. Hélas, les fac­teurs ten­dan­ciels ne mili­tent guère en faveur d’un espoir de diminu­tion rapi­de des dépens­es de santé. 

Un rôle central

Le nom­bre de malades augmente
La pop­u­la­tion vieil­lit, le nom­bre de mal­adies aug­mente, les util­isa­teurs sont de plus en plus exigeants et les dépens­es de san­té de plus en plus élevées. Un Européen occi­den­tal sur qua­tre aura plus de 60 ans en 2010 ; en France, 7,5 mil­lions de patients souf­frent d’une affec­tion chronique. 

Dans ces con­di­tions l’usage des TIC va jouer un rôle cen­tral dans l’é­cosys­tème de san­té pour faciliter les pra­tiques quo­ti­di­ennes des pro­fes­sion­nels de san­té : organ­i­sa­tion en réseau, con­cer­ta­tion à dis­tance, télé-exper­tise, dossier patient, archivage numérique d’im­agerie médi­cale, lien ville-hôpi­tal, tra­vail nomade, sites Web d’in­for­ma­tion médi­cale. Les TIC apporteront égale­ment des out­ils incon­tourn­ables pour amélior­er les sys­tèmes de soins et innover, sans aggraver les déficits du secteur. On a pu estimer, par exem­ple, que les coûts de traite­ment de la défail­lance car­diaque con­ges­tive peu­vent être dimin­ués de 20 % par une sur­veil­lance à dis­tance util­isant les moyens mod­ernes de com­mu­ni­ca­tion. Pour ces raisons, le marché de la e‑santé affiche une des crois­sances les plus fortes en Europe (entre 15 et 20 % par an pour les cinq prochaines années) et est estimé à 6 mil­liards d’eu­ros en 2010. L’Eu­rope, con­sciente de l’en­jeu, a lancé un grand pro­jet (voir www.ehealthinitiative.eu) et ce sujet fig­ure en bonne place sur l’a­gen­da de la Com­mis­saire Redding. 

Les coûts de traite­ment de la défail­lance car­diaque con­ges­tive peu­vent être dimin­ués de 20 % par une sur­veil­lance à distance 

Sans entamer un cat­a­logue exhaus­tif des trans­for­ma­tions per­mis­es par ce nou­v­el envi­ron­nement, citons trois axes où ces nou­velles tech­nolo­gies vont incon­testable­ment se dévelop­per et restruc­tur­er les ” fon­da­men­taux ” de notre sys­tème de santé. 

Rééquilibrer la relation entre patient et médecin

La rela­tion entre patient et médecin est en train d’évoluer con­sid­érable­ment sous l’in­flu­ence des sites d’in­for­ma­tion médi­cale et d’In­ter­net. S’il y a dix ans, Andy Grove, alors CEO d’In­tel, était l’un des rares à pou­voir pos­er par lui-même son diag­nos­tic du can­cer de la prostate, et met­tre au point sa stratégie de traite­ment, en lisant toute l’in­for­ma­tion disponible sur Inter­net, plus d’un médecin se trou­ve aujour­d’hui con­fron­té à un patient qui vient le voir en dis­posant d’une infor­ma­tion — pas tou­jours pré­cise ou exacte au demeu­rant — sur sa patholo­gie et son traite­ment, dont le prati­cien lui-même n’a pas con­nais­sance ! À l’avenir le prati­cien cherchera vraisem­blable­ment à rééquili­br­er cette rela­tion, ne serait-ce qu’en indi­quant lui-même à son patient les sites d’in­for­ma­tion qu’il jugera de con­fi­ance. Mais il devra cer­taine­ment appren­dre à com­pos­er avec un patient plus infor­mé, moins docile. 

Un usage encore iné­gal d’Internet
L’essor du site améri­cain Rev­o­lu­tion­Health (http://www.revolutionhealth.comwww.revolutionhealth.com), lancé par le fon­da­teur d’AOL, Steve Case, est révéla­teur. Plus prag­ma­tique­ment, on peut raisonnable­ment envis­ager que la prise de ren­dez-vous par Inter­net, déjà mon­naie courante dans cer­tains pays, se généralis­era en Europe.Pour ce qui con­cerne la France, l’enquête IPSOS réal­isée à la demande d’Orange en sep­tem­bre 2007 fait claire­ment appa­raître l’écart qui nous sépare des pays européens les plus avancés en matière d’usage de l’Internet pour la rela­tion patient-médecin.
La fig­ure ci-dessous mon­tre claire­ment l’avance du Roy­aume-Uni ou de la Suède dans ce domaine, mais peut-être de manière plus inat­ten­due, égale­ment de l’Espagne.

Rééquilibrer l’organisation des soins et la liaison ville-hôpital

On con­state une sen­si­ble amélio­ra­tion de la con­di­tion des per­son­nes qui ont une com­mu­ni­ca­tion visio­phonique régulière avec l’extérieur

C’est un fait bien établi que la carte médi­cale se déséquili­bre au prof­it des villes et au détri­ment des campagnes. 

En par­al­lèle la médecine devient de plus en plus ” pointue ” et seul l’hôpi­tal (ou quelques clin­iques) dis­posent de plateaux tech­niques suff­isam­ment équipés pour traiter les patholo­gies les plus com­plex­es. Avec un peu de recul, on voit appa­raître là une organ­i­sa­tion des ser­vices déjà mise en oeu­vre dans d’autres secteurs : appari­tion d’un ” front office ” chargé de la rela­tion avec le patient, des traite­ments de cas jusqu’à un cer­tain niveau de com­plex­ité, puis aigu­il­lage vers un plateau tech­nique spé­cial­isé en fonc­tion du traite­ment req­uis, tan­dis qu’un ” back-office ” gère la con­ti­nu­ité du traite­ment, et l’in­for­ma­tion associée. 

Le Dossier médi­cal élec­tron­ique devient ain­si l’élé­ment indis­pens­able à la cohé­sion d’un tel sys­tème, le ciment qui fédér­era les actions des pro­fes­sion­nels autour du patient. C’est ce dossier qui assur­era la liai­son flu­ide entre ville et hôpi­tal, entre ” front office ” et ” back-office “, et enreg­istr­era ain­si tout l’his­torique lié à la patholo­gie du patient. 

L’arrivée des industriels
Au niveau indus­triel, la plu­part des grands opéra­teurs télé­coms et équipemen­tiers européens sont en passe de pénétr­er sur ce marché émer­gent de l’e‑santé. British Tele­com est l’un des con­trac­tants majeurs du con­trat de réno­va­tion du NHS au Roy­aume-Uni, Philips et Siemens ont annon­cé que la san­té sera l’un de leurs pôles de crois­sance majeurs dans les années à venir, Deutsche Telekom est très act­if dans les actions menées par les Län­der pour la créa­tion de Dossiers patients électroniques. 

Si l’on com­pare cette évo­lu­tion à celle vécue par d’autres entre­pris­es de ser­vice, on voit bien que toute la panoplie des out­ils de ges­tion du client sera sol­lic­itée : Cus­tomer Rela­tion­ship Man­age­ment, cen­tres d’ap­pels, logi­ciels, ges­tion multicanal. 

Maintenir à domicile

Le vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion, asso­cié à une exi­gence crois­sante de qual­ité de vie, con­duit de plus en plus de seniors à faire le choix de rester chez eux, au sein d’un envi­ron­nement de ser­vices à domi­cile plus ou moins médi­cal­isés. Cette demande nour­rit l’ex­plo­sion actuelle des ser­vices à la per­son­ne, et entraîne dans le même temps le besoin d’une infra­struc­ture d’in­for­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion adap­tée, là encore pour flu­id­i­fi­er les échanges entre pro­fes­sion­nels au domi­cile, mais égale­ment pour reli­er la per­son­ne à l’ex­térieur. L’ex­em­ple des Pays-Bas ou les expéri­ences menées par Orange en France mon­trent la sen­si­ble amélio­ra­tion de la con­di­tion des per­son­nes qui ont une com­mu­ni­ca­tion visio­phonique régulière avec l’extérieur. 

Un rôle clé dans la gestion

Les TIC joueront égale­ment un rôle clé dans la ges­tion finan­cière et admin­is­tra­tive qui per­me­t­tra aux acteurs de gér­er la mul­ti­plic­ité des aides finan­cières disponibles. Les béné­fi­ci­aires et les pro­fes­sion­nels ressen­tiront davan­tage de con­fort et de sérénité, notam­ment dans la coor­di­na­tion des soins, la sim­plic­ité de paiement des actes de san­té ou dans la pos­si­bil­ité de rester à domi­cile tout en y rece­vant des soins. 

Un monde de perfection

Con­clu­ons en remar­quant, avec les auteurs d’un rap­port sur la ” e‑santé ” que les ten­ants de la e‑santé prédis­ent ” un monde de per­fec­tion où le tra­vail des pro­fes­sion­nels et les soins aux patients se déroulent avec une qual­ité et une effi­cac­ité à peine imag­in­ables “. La réal­ité, on s’en doute, sera bien moins flu­ide et bien plus com­plexe ; en par­tie parce que les cul­tures du monde de la san­té et des tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion sont encore trop éloignées l’une de l’autre. Encour­ager l’ar­rivée mas­sive de per­son­nes pos­sé­dant ces deux cul­tures, ces deux com­pé­tences sera cer­taine­ment l’un des défis des États dans l’avenir.

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