Les évolutions dans les métiers du conseil

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°598 Octobre 2004
Par Dung PHAM TRAN (78)

Été 2000, sur une route de montagne dans les Pyrénées…

Un berg­er fai­sait paître son trou­peau quand, d’un nuage de pous­sière, sur­git une ruti­lante Range Rover venant dans sa direc­tion. Le chauf­feur, un jeune homme dans un com­plet Armani, chaus­sures Guc­ci, ver­res fumés Ray Ban et cra­vate Her­mès, se penche par la fenêtre et demande au berger :

Bon­jour, je m’ap­pelle Fab­rice. Si je peux vous dire exacte­ment com­bi­en de mou­tons il y a dans votre trou­peau, et quel serait le nom­bre opti­mal qui vous per­me­t­trait d’op­ti­miser votre Sup­ply Chain en dimin­u­ant votre stock et baiss­er ain­si votre BFR, me don­ner­iez-vous un de vos mou­tons ?

Le berg­er regarde le jeune homme, puis son trou­peau broutant pais­i­ble­ment et répond simplement :

Cer­taine­ment “.

L’homme gare sa voiture, ouvre son ordi­na­teur portable, le branche à son télé­phone cel­lu­laire, nav­igue sur Inter­net vers la page de la NASA, com­mu­nique avec un sys­tème de nav­i­ga­tion par satel­lite, bal­aie la région, con­sulte les bases de don­nées de l’IN­RA, de l’IN­SEE, se con­necte aux places de marché du mou­ton virtuel et génère quelque trente fichiers Excel aux macros com­plex­es ; finale­ment, il sort un rap­port détail­lé sur Pow­er­Point d’une dizaine de pages de son imp­ri­mante minia­tur­isée et s’adresse au berg­er en disant :

Vous avez exacte­ment 1 586 mou­tons dans votre trou­peau. Si vous aviez tenu compte de la durée de ges­ta­tion d’un mou­ton, de la moyenne mobile de la con­som­ma­tion de la viande de mou­ton et des prix des futures sur le marché virtuel du mou­ton, vous auriez pu opti­miser votre trou­peau à 1 584 têtes.

C’est exact et mer­ci pour votre sug­ges­tion ” dit le berg­er. ” Et comme nous l’avions con­venu, prenez-en un. ”

Il regarde le jeune homme faire son choix et expédi­er sa prise à l’ar­rière de son véhicule, puis il ajoute :

Si je devine avec pré­ci­sion ce que vous faites comme méti­er, me ren­drez-vous ma bête ?
Pourquoi pas ? ” répon­dit l’autre.
Vous êtes Con­sul­tant ” dit le berger.
Vous avez par­faite­ment rai­son, com­ment avez-vous dev­iné ?
C’est facile. Vous débar­quez ici alors que per­son­ne ne vous a rien demandé, vous voulez être payé pour avoir répon­du à une ques­tion dont je con­nais la réponse et, man­i­feste­ment, vous ne con­nais­sez absol­u­ment rien à mon méti­er. Main­tenant, ren­dez-moi mon chien.”

Flashback… Printemps 1981, sur le plateau à Palaiseau…

Je finis mes trois années d’é­tude à l’X et je dois choisir une école d’ap­pli­ca­tion pour un futur méti­er. Les cab­i­nets de con­seil et d’ingénierie se bous­cu­lent dans les amphis pour attir­er les nou­veaux diplômés, ils annon­cent des mis­sions pas­sion­nantes liées aux nou­velles tech­nolo­gies, ils pro­posent des salaires supérieurs à ceux de l’in­dus­trie, ils sont prêts à financer sous forme de pré­con­trat les deux années d’é­cole d’ap­pli­ca­tion. Je me laisse séduire : le con­seil est une des voies royales pour appren­dre et devenir rapi­de­ment ensuite man­ag­er dans l’industrie.

Plus de vingt ans plus tard, hiver 2003, chez PEA Consulting…

Je suis assis face à un jeune can­di­dat, fraîche­ment diplômé d’une grande école d’ingénieur. Je présente PEA, je lui vends notre très forte pro­gres­sion de 17 % du chiffre d’af­faires en 2003, je lui par­le de l’ex­cel­lente ambiance qui y règne, de notre lead­er­ship recon­nu dans le domaine de la Sup­ply Chain, des pro­jets pas­sion­nants tels que le développe­ment durable… Lui me par­le de qual­ité de vie, de RTT, de son souhait de NE PAS voy­ager, de salaires qui sont plus impor­tants dans l’in­dus­trie… Le feu sacré a disparu.

Les crises qui ont touché le monde du con­seil en 1992–1993 et en 2002–2003, les scan­dales financiers qui ont éclaboussé l’é­conomie mon­di­ale (Enron, World­Com…) et qui ont mis en cause des cab­i­nets de con­seil ont changé pro­fondé­ment la per­cep­tion de notre métier.

Pourquoi devient-on con­sul­tant ? Quelles sont les moti­va­tions des con­sul­tants ? Que ce soit dans les grands cab­i­nets inter­na­tionaux ou des cab­i­nets à taille humaine, le pro­fil des con­sul­tants est assez homogène et n’a pas changé depuis vingt ans. Le chal­lenge intel­lectuel, la recon­nais­sance (la star­i­fi­ca­tion…) et l’ar­gent sont les prin­ci­paux moteurs. Le man­age­ment, la hiérar­chie, les procé­dures admin­is­tra­tives sont leurs cauchemars.

Les con­trepar­ties sont fortes : rythme de tra­vail élevé (fréquem­ment plus de 50 heures par semaine), disponi­bil­ité totale, déplace­ments en province ou à l’étranger.

Le mythe du part­ner qui pou­vait dépass­er le mil­lion d’eu­ros de rémunéra­tion annuelle, du man­ag­er de 30 ans qui atteint les 150 000 euros s’est beau­coup affaib­li. L’ex­agéra­tion des tar­ifs pra­tiqués par le con­seil dans les années 1980–1990 (des sta­giaires fac­turés 1 000 €/jour) avait per­mis de don­ner des salaires très élevés.

Mais, les rachats récents d’un cer­tain nom­bre de cab­i­nets (PWC, E&Y, KPMG…) par des sociétés de ser­vices infor­ma­tiques ou des con­struc­teurs ont fait dis­paraître les struc­tures de part­ner­ship, les crises qui ont touché pro­fondé­ment le secteur du con­seil (-10 % en 2003) ont ren­du le gâteau plus petit pour les part­ners, ce qui a con­sid­érable­ment freiné l’ac­cès au part­ner­ship pour les man­agers ! En par­al­lèle, l’in­dus­trie se trou­ve actuelle­ment con­fron­tée au très proche papy-boom qui va lamin­er son top man­age­ment : elle est en train d’es­say­er d’an­ticiper ce mou­ve­ment en recru­tant à prix d’or les futurs top man­agers qui jouent de plus en plus le rôle de con­sul­tants internes. Les salaires du con­seil sont même devenus par­fois inférieurs à ceux de l’industrie.

On le con­state avec le redé­mar­rage de l’é­conomie début 2004 qui s’est traduit par une forte aug­men­ta­tion du taux de turn-over : les con­sul­tants, moins frileux, met­tent de plus en plus le nez à la fenêtre, les entre­pris­es réin­vestis­sent, les oppor­tu­nités revi­en­nent. Par­mi ceux qui ont décidé de chang­er d’hori­zon, beau­coup sont par­tis dans l’in­dus­trie : ils cherchent notam­ment à avoir une meilleure qual­ité de vie, des horaires plus sta­bles et être plus présents auprès de leur famille.

Les cab­i­nets de con­seil ont ain­si de plus en plus de mal à garder leurs con­sul­tants et à recruter. L’in­térêt des pro­jets n’est plus si dif­féren­ci­a­teur : les entre­pris­es mènent de plus en plus de pro­jets pas­sion­nants avec des équipes internes, les man­agers de ces pro­jets de trans­for­ma­tion étant promis à des postes de man­age­ment en cas de réussite.

Les entre­pris­es, en plus de devenir une alter­na­tive pour les con­sul­tants, ont changé de com­porte­ment par rap­port au con­seil. Les dernières crises économiques les ont amenées à adopter une posi­tion plus prag­ma­tique vis-à-vis des con­sul­tants qui ont été util­isés dans les années 1980–1990 pour tout et n’im­porte quoi. Elles évo­quent prin­ci­pale­ment cinq raisons pour faire appel à du conseil :

  • utilis­er l’ex­péri­ence des cab­i­nets pour men­er des pro­jets plus rapi­de­ment sans repro­duire les erreurs de pro­jets semblables ;
  • s’ap­puy­er sur la con­nais­sance du marché des cab­i­nets pour se com­par­er à d’autres entre­pris­es et avoir accès aux Best Prac­tices ;
  • avoir une garantie d’im­par­tial­ité avec des per­son­nes qui ne sont pas dans les lignes hiérarchiques ;
  • pou­voir utilis­er des experts sans les prob­lèmes de salaires et d’évo­lu­tion de carrière ;
  • dis­pos­er de ressources sup­plé­men­taires de façon conjoncturelle.


Les entre­pris­es devi­en­nent (à juste titre) très exigeantes vis-à-vis des cab­i­nets, elles deman­dent davan­tage de bon sens et de créa­tiv­ité, moins de slide­ware. La mise en place de plans d’ac­tion opéra­tionnels, de quick­wins devient un pas­sage obligé. Les entre­pris­es priv­ilégient de plus en plus des con­sul­tants seniors avec une dou­ble expéri­ence opérationnel/conseil à des juniors, même diplômés des meilleures écoles. Cette matu­rité provient en par­tie du fait que les don­neurs d’or­dre dans les entre­pris­es sont sou­vent d’an­ciens con­sul­tants ou ont eu de mau­vais­es expéri­ences avec des consultants !

Aujour­d’hui, cette désacral­i­sa­tion du con­sul­tant, la con­cur­rence des équipes internes aux entre­pris­es mais aus­si l’ar­rivée impor­tante de quin­quagé­naires, licen­ciés ou en prére­traite, qui devi­en­nent con­sul­tants indépen­dants à des prix très com­péti­tifs oblig­ent les cab­i­nets à jus­ti­fi­er la valeur ajoutée de leurs inter­ven­tions. En dehors de quelques cab­i­nets qui peu­vent utilis­er leur renom comme prin­ci­pal argu­ment, la majorité se trou­ve de plus en plus con­fron­tée à des clients qui leur deman­dent de pren­dre des engage­ments de résul­tats et qui con­di­tion­nent entre 10 % et plus de 30 % du prix à l’at­teinte de ces résul­tats, qui peu­vent aus­si con­cern­er la qual­ité de la mis­sion que des Return On Invest­ment (ROI) liés au busi­ness de l’entreprise.

Pour répon­dre à cette pres­sion de ses clients, le méti­er du con­seil doit s’in­dus­tri­alis­er de plus en plus, utilis­er de plus en plus des méth­odes de man­age­ment et d’or­gan­i­sa­tion qui ont fait leur preuve dans l’in­dus­trie. Le con­seil com­mence à s’ap­pli­quer les recom­man­da­tions qu’il fait à ses pro­pres clients : on par­le de seg­men­ta­tion stratégique, de mix produit/marché, de mar­ket­ing d’of­fre… Le knowl­edge man­age­ment et les Best Prac­tices sont en train d’être perçus comme l’ac­t­if des cab­i­nets de con­seil. Pour les clients, c’est ce qui jus­ti­fie le prix des con­sul­tants et qui les dif­féren­cie des sociétés d’intérim !

Le con­seil n’est pas mort… Il a changé ou il doit chang­er. Les entre­pris­es con­sul­tent de plus en plus pour être les meilleures face à la reprise économique actuelle, aux ten­dances de fond à l’out­sourc­ing, à la rapid­ité des muta­tions technologiques.

Été 2004, sur une route de montagne dans les Pyrénées…

Un berg­er fait paître son trou­peau quand, d’un nuage de pous­sière, sur­git un VTT ruti­lant venant dans sa direc­tion. Le cycliste, un jeune homme en tee-shirt et short, suivi par sa femme et ses deux garçons s’ar­rête et demande au berger :

Bon­jour, je m’ap­pelle Fab­rice. Nous sommes en vacances pour un mois dans votre région et nous auri­ons été ravis de pou­voir partager quelques jours avec vous et vos mou­tons. ”

Le berg­er regarde le jeune homme, puis son trou­peau broutant pais­i­ble­ment et répond simplement :

Cer­taine­ment. En plus du plaisir de vous accueil­lir, j’au­rai ain­si l’oc­ca­sion de dis­cuter avec quelqu’un d’autre que mon chien de la mise en place de puces RFID sur mes mou­tons afin d’op­ti­miser mon suivi de stock… ” 

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