immigration en Europe

Les enjeux de l’immigration en Europe

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Simon KARLESKIND (2013)

S’il est un sujet sen­si­ble sur lequel l’Europe est atten­due, c’est bien celui de l’immigration, source de vives ten­sions entre États mem­bres et de frus­tra­tions pour les citoyens. Mais, de quoi par­le-t-on exacte­ment, et quelles sont les voies à explor­er ? L’Union européenne doit jouer un rôle fort pour faire avancer le débat.

Trois ans après Grande-Syn­the, le camp de Moria brûle. Un jeune réfugié vient de réus­sir le con­cours d’entrée à Poly­tech­nique, d’autres ont bril­lam­ment passé la pre­mière année de médecine. Les échecs et les réus­sites sem­blent s’entremêler sans grande logique quand on par­le d’immigration, encore plus lorsqu’on par­le de « réfugié ». Dès lors, com­ment expli­quer sim­ple­ment les enjeux de l’immigration en Europe ?

Tous les pays européens ont con­stru­it un droit au séjour plus ou moins com­plexe et plus ou moins restric­tif. Ce droit est tou­jours un mélange de juri­dic­tion nationale et inter­na­tionale. L’existence du droit au séjour implique alors une fron­tière qui découpe une immi­gra­tion con­forme (immi­gra­tion régulière) et une qui ne l’est pas (immi­gra­tion irrégulière). Pour matéri­alis­er cette fron­tière lég­isla­tive, chaque pays européen délivre des titres de séjour (ou des visas) avec dif­férents motifs aux per­son­nes étrangères.


REPÈRES

Depuis plus de quar­ante ans, la France autorise à séjourn­er sur son ter­ri­toire un nom­bre à peu près con­stant de nou­velles per­son­nes étrangères, entre 200 000 et 250 000 (on par­le de pri­mod­élivrance de titre de séjour en poésie admin­is­tra­tive). En 2018, par­mi ces 250 000 per­son­nes, on dis­tingue prin­ci­pale­ment 4 motifs d’admission au séjour longue durée : le regroupe­ment famil­ial (90 000), les étu­di­ants (83 000), la migra­tion économique (33 000) et les motifs human­i­taires (34 000).


Qui sont les immigrés en Europe ? 

Du côté de la migra­tion régulière, on peut dis­tinguer qua­tre grandes caté­gories : les touristes, les tra­vailleurs, les per­son­nes en besoin de pro­tec­tion et les per­son­nes qui rejoignent leur famille. Les touristes con­stituent la majorité du flux. La France en a accueil­li à elle seule quelque 90 mil­lions en 2018. Dans ce cas, des visas sont générale­ment émis pour les nation­al­ités hors espace Schen­gen ou accord par­ti­c­uli­er. Le tourisme entre rarement dans le débat migra­toire et ne sera pas traité ici. Du côté de la migra­tion irrégulière, on peut dis­tinguer deux caté­gories : les per­son­nes déboutées du droit d’asile et les per­son­nes qui n’ont pas pu renou­vel­er leur titre de séjour mais qui se main­ti­en­nent dans leur pays hôte.

Dès lors, quelles sont les marges de manœu­vre des pays européens en ter­mes de migra­tion régulière et irrégulière ? Chaque pays européen a une répar­ti­tion dif­férente entre ces motifs d’admission. Ce qui est com­mun, c’est la dif­fi­culté à com­menter les chiffres et leurs évo­lu­tions car un tiraille­ment sur­git. Une aug­men­ta­tion de ce chiffre réveille les extrêmes et agite le chif­fon rouge de l’immigration mal gérée. Mais souhaite-t-on col­lec­tive­ment que ces chiffres baissent ?

Réduire l’immigration : est-ce bien souhaitable ?

Réduire le regroupe­ment famil­ial, c’est renon­cer à un engage­ment moral majeur qui découle de la Con­ven­tion européenne des droits de l’homme : le droit à cha­cun de vivre avec sa famille. Le remet­tre en cause est un dan­ger pour l’État de droit et n’améliorera en rien l’intégration. Pire, lorsque vous vous retrou­vez en France dans l’impossibilité de retourn­er dans votre pays et que vous savez vos proches en dan­ger, ne laiss­er aucun espoir de regroupe­ment famil­ial entrave toute démarche d’intégration.

Réduire le nom­bre d’étudiants étrangers, c’est renon­cer à l’ambition de faire de la France, et par extrap­o­la­tion de l’Europe, un pôle intel­lectuel de pre­mière impor­tance. Toutes les poli­tiques de l’enseignement supérieur essayent d’attirer les meilleurs étu­di­ants d’un peu partout dans le monde.

“Réduire le regroupement familial :
un danger pour l’État de droit.”

Réduire la migra­tion économique sem­ble plus accept­able. Il est com­muné­ment enten­du que chaque pays peut mod­uler sa poli­tique migra­toire en fonc­tion de ses besoins, en par­ti­c­uli­er en ter­mes de main‑d’œuvre. Et pour­tant, der­rière ce terme se cache une migra­tion désirée car elle regroupe prin­ci­pale­ment les per­son­nes qui arrivent avec un con­trat de tra­vail, sou­vent dans un méti­er dit « en ten­sion » (l’employeur n’arrive pas à recruter). Pour la plu­part, ce sont d’ailleurs ce qu’on appelle les « expatriés ». 

Réduire les visas pour motif human­i­taire ? Met­tons déjà en avant que cette migra­tion représente un tout petit seg­ment des admis­sions au séjour, env­i­ron 14 %. Mais il faut détailler un peu plus ce type de migra­tion pour bien com­pren­dre les implications.

D’abord définir les termes

Migrant, deman­deur d’asile ou réfugié ne ren­voient pas à la même réal­ité admin­is­tra­tive ou juridique. Un « migrant » n’a aucune valeur juridique, c’est juste une per­son­ne qui se déplace, générale­ment d’un pays à un autre. Un touriste, un expa­trié, un réfugié, un étu­di­ant Eras­mus : tous sont migrants. Un « deman­deur d’asile » est une per­son­ne étrangère qui demande au pays hôte de lui accorder la pro­tec­tion inter­na­tionale. La demande est exam­inée par un organ­isme pro­pre à chaque pays européen : en France, l’Office français de pro­tec­tion des réfugiés et apa­trides (Ofpra) ; en Alle­magne le Bun­de­samt für Migra­tion und Flüchtlinge (BAMF) ; aux Pays-Bas le Immi­gratie en Nat­u­ral­isatie­di­enst (IND), etc.

“Migrant, demandeur d’asile ou réfugié
ne renvoient pas à la même réalité
administrative ou juridique.”

Ces organes s’appuient sur la Con­ven­tion de Genève de 1951 qui stip­ule que « le terme de réfugié s’applique à toute per­son­ne craig­nant avec rai­son d’être per­sé­cutée du fait de sa race, de sa reli­gion, de sa nation­al­ité, de son appar­te­nance à un cer­tain groupe social ou de ses opin­ions poli­tiques, se trou­ve hors du pays dont elle a la nation­al­ité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la pro­tec­tion de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nation­al­ité et se trou­ve hors du pays dans lequel elle avait sa rési­dence habituelle à la suite de tels événe­ments, ne peut ou, en rai­son de ladite crainte, ne veut y retourner ». 

En France, il est pos­si­ble de faire appel de la déci­sion de l’Ofpra auprès de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Ain­si, une per­son­ne « réfugiée » est un deman­deur d’asile qui a obtenu une réponse favor­able, soit de l’Ofpra, soit de la CNDA. 

Ce qu’on compt­abilise comme « titre de séjour pour motif human­i­taire » est l’obtention du statut de réfugié au terme d’une instruc­tion qui prend entre 6 et 18 mois. Vouloir le réduire implique de sor­tir de notre engage­ment inter­na­tion­al, de poten­tielle­ment refouler les poten­tiels deman­deurs d’asile à la fron­tière ou encore d’influer sur une juri­dic­tion indépen­dante. Ce ne sont pas des solu­tions, surtout lorsque l’on sait que les réfugiés sont générale­ment moteurs dans les économies européennes. 

Immigration réelle et immigration ressentie

À la vue de ces sta­tis­tiques, une ques­tion reste légitime. Qui peu­ple et con­stitue les campe­ments vis­i­bles dans de nom­breuses villes de France et d’Europe ? Pourquoi a‑t-on la per­cep­tion de migra­tions qui s’amplifient ? Dans les campe­ments, on retrou­ve prin­ci­pale­ment qua­tre sit­u­a­tions admin­is­tra­tives : des deman­deurs d’asile, des déboutés du droit d’asile, des « dublinés » et des migrants en transit. 

La présence de deman­deurs d’asile doit inter­roger. Ces per­son­nes sont légale­ment sur le ter­ri­toire (leur dossier est en cours de traite­ment à l’Ofpra ou à la CNDA). Ils n’ont pas le droit de tra­vailler (sauf si l’instruction dépasse les six mois, mais l’instabilité admin­is­tra­tive de ces per­son­nes ne ras­sure pas les employeurs) et reçoivent une allo­ca­tion pour deman­deurs d’asile (ADA) d’environ 200 euros pour une per­son­ne seule hébergée ou 450 euros sans héberge­ment. L’État a déployé le dis­posi­tif nation­al d’accueil (DNA) d’environ 85 000 places ouvertes pour assur­er l’hébergement. Cepen­dant, le DNA est sat­uré et seule­ment un deman­deur d’asile sur deux est hébergé. La sit­u­a­tion est par­ti­c­ulière­ment préoc­cu­pante en Île-de-France où la demande d’asile est con­cen­trée, ce qui a pour con­séquence la mul­ti­pli­ca­tion des campe­ments, des marchands de som­meil et le report dans l’hébergement d’urgence général­iste (115).

Que faire des déboutés du droit d’asile ?

La ques­tion des déboutés du droit d’asile est un nœud. Il est nor­mal que la demande d’asile puisse débouch­er sur un refus. Il faut alors avoir les moyens de faire appli­quer ce refus. Lorsqu’un pays souhaite expulser une per­son­ne de son ter­ri­toire, elle ne peut pas le faire uni­latérale­ment. Si un Ivoirien se voit refuser l’asile en Alle­magne, les autorités alle­man­des doivent alors se rap­procher de la Côte d’Ivoire afin d’obtenir un lais­sez-pass­er consulaire. 

En effet, il n’est pas pos­si­ble de faire ren­tr­er une per­son­ne sur un ter­ri­toire étranger sans que cette dernière n’ait un droit au séjour. Sinon, on pour­rait accuser l’Allemagne d’organiser de l’immigration irrégulière en Côte d’Ivoire ! Mais obtenir un lais­sez-pass­er con­sulaire n’est jamais sim­ple. Les autorités du pays de prove­nance sont générale­ment très réti­centes, la per­son­ne déboutée du droit d’asile peu coopérante, etc. L’Union européenne a dévelop­pé des accords avec plus d’une trentaine de pays pour faciliter les trans­ferts. Cepen­dant, il faut recon­naître qu’une grande par­tie des déboutés du droit d’asile se main­ti­en­nent irrégulière­ment en Europe et qu’aucune per­spec­tive ne leur est don­née, à part celle de l’économie souterraine.

Le cas des « dublinés »

Les « dublinés » sont les per­son­nes soumis­es au fameux règle­ment Dublin adop­té par l’Union européenne en 2013. L’objectif est d’éviter les deman­des d’asile suc­ces­sives dans dif­férents pays européens ou le choix poten­tiel du migrant d’un pays où sa nation­al­ité serait mieux prise en compte dans l’examen de sa demande d’asile (il existe des dis­par­ités impor­tantes de taux de recon­nais­sance entre pays européens selon la nationalité). 

Ain­si, le règle­ment Dublin impose la respon­s­abil­ité de l’examen au pre­mier pays d’accueil, c’est-à-dire au pays qui a inscrit les empreintes dig­i­tales de la per­son­ne en pre­mier dans Euro­dac, une base de don­nées européenne. Par exem­ple, si la per­son­ne a déposé ses empreintes en Grèce et que les autorités autrichi­ennes inter­ro­gent Euro­dac, la procé­dure clas­sique est de ren­voy­er la per­son­ne en Grèce. Là aus­si, la sol­i­dar­ité européenne est frag­ile et le taux de trans­fert Dublin est faible car la pres­sion est surtout sur les pays de pre­mier accueil (Ital­ie, Grèce, Espagne). En France, le taux de trans­fert Dublin est autour de 20 %. Les per­son­nes qu’on ne parvient pas à trans­fér­er restent alors dans une zone grise et gon­flent les campements.

“L’immigration régulière est très encadrée, stable.”

Enfin, on a des migrants en tran­sit, c’est-à-dire des per­son­nes qui souhait­ent deman­der l’asile dans un autre pays. C’est par­ti­c­ulière­ment le cas à Calais où les migrants refusent de pos­er une demande d’asile en France dans l’espoir d’aller au Roy­aume-Uni. C’est aus­si le cas de beau­coup d’Afghans qui tra­versent l’Allemagne pour rejoin­dre la France qui a un taux de pro­tec­tion pour l’Afghanistan plus impor­tant. Là aus­si, la sit­u­a­tion est sou­vent inex­tri­ca­ble car le rac­com­pa­g­ne­ment dans leur pays se fait extrême­ment difficilement. 

Si l’immigration peut sem­bler incon­trôlée en Europe ce n’est pas par une appli­ca­tion molle du droit au séjour. Au con­traire, l’immigration régulière est très encadrée, sta­ble. Elle par­ticipe aux économies européennes et mon­tre son dynamisme. Cepen­dant, l’immigration irrégulière, et en par­ti­c­uli­er les con­séquences d’une demande d’asile refusée ou de l’application du règle­ment Dublin, est un sujet dif­fi­cile et forte­ment lié aux rela­tions diplo­ma­tiques. Ici, l’Union européenne a un rôle cen­tral à jouer. 

Un rôle fort pour l’Union européenne

Ursu­la von der Leyen l’a affir­mé dans son dis­cours sur l’état de l’Union : il faut revoir le règle­ment Dublin. C’est une néces­sité car il met à mal les rela­tions entre États mem­bres et plonge les per­son­nes dans des limbes admin­is­tra­tives aux con­séquences graves. Un mécan­isme de sol­i­dar­ité européenne, prag­ma­tique et automa­tique, doit voir le jour. Cela néces­sit­era une volon­té poli­tique forte. 

Le tra­vail d’EASO doit se pour­suiv­re et pass­er d’une instance de sup­port à une instance de coor­di­na­tion. L’idée d’un office européen de traite­ment de la demande d’asile est, selon moi, utopique. Com­ment con­verg­er dans l’examen de la demande d’asile dans une Union européenne crispée sur les ques­tions iden­ti­taires ? Rap­pelons qu’un com­mis­saire dédié à la pro­tec­tion du mode de vie européen a été nom­mé. Cepen­dant, il est pos­si­ble de mieux coor­don­ner, de don­ner à voir les bonnes pra­tiques et de faire dia­loguer les dif­férentes juri­dic­tions nationales. 

Enfin, réc­on­cili­er l’immigration et les Européens passe évidem­ment par une meilleure inté­gra­tion des per­son­nes. Des efforts financiers sont faits par l’Europe à tra­vers le FAMI (Fonds asile migra­tion inté­gra­tion). Des ini­tia­tives intéres­santes nais­sent un peu partout en Europe avec des pro­grammes ambitieux qui mêlent appren­tis­sage de la langue, emploi et loge­ment. Le lien avec la société d’accueil est aus­si pré­cieux et doit être amélioré. Au niveau français, c’est toute l’ambition d’une struc­ture comme la Délé­ga­tion inter­min­istérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés qui œuvre avec la diver­sité des acteurs impliqués : insti­tu­tions, asso­ci­a­tions, réfugiés, chercheurs, élus, entre­pris­es, etc.


Les demandes d’asile en Europe

Au niveau européen, l’EASO (Euro­pean Asy­lum Sup­port Office) fait un rap­port cir­con­stan­cié chaque année. Ain­si, on apprend qu’en 2019 l’Europe a reçu env­i­ron 740 000 deman­des d’asile, a ren­du 585 000 déci­sions et a don­né la pro­tec­tion inter­na­tionale à près de 313 000 per­son­nes. Le taux de recon­nais­sance glob­al est de 40 % en 2019. 


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