Europe de la recherche

L’Europe de la recherche, une réalité en perpétuelle construction

Dossier : Croire en l'Europe après le BrexitMagazine N°761 Janvier 2021
Par Jean-Pierre BOURGUIGNON (X66)

La com­mu­nau­té scien­ti­fique euro­péenne s’est struc­tu­rée pour per­mettre à une Europe de la recherche d’émerger avec le sou­tien de la Com­mis­sion euro­péenne sans que les chefs d’État mesurent la force que cela repré­sente ni les obli­ga­tions de res­sources à four­nir que cela crée.

Il est tra­di­tion­nel de voir la recherche comme un domaine de com­pé­ti­tion entre États, ce qu’elle est d’une cer­taine façon, mais la com­mu­nau­té scien­ti­fique, qui est un milieu natu­rel­le­ment très com­pé­ti­tif, pra­tique cette com­pé­ti­tion de façon spé­ciale car elle s’appuie beau­coup sur la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale qui est néces­saire au suc­cès d’une recherche de qua­li­té. Cette approche spon­ta­né­ment inter­na­tio­nale contri­bue à dimi­nuer l’attention por­tée à la posi­tion de la recherche euro­péenne sur l’échiquier mon­dial, alors que les com­pé­ti­teurs natu­rels que sont les États-Unis ou la Chine ont une taille conti­nen­tale. Ce qui affecte aus­si cette lisi­bi­li­té est le fait que le pay­sage de la recherche change à grande vitesse avec les pro­grès remar­quables des pays asia­tiques, Corée du Sud, Sin­ga­pour, et Chine bien entendu.


REPÈRES

L’Europe conti­nue d’être un acteur très impor­tant dans la pro­duc­tion des savoirs, avec envi­ron un tiers des articles publiés dans le monde ayant au moins un auteur en Europe, au moment où les pays asia­tiques dont la Chine pro­gressent de façon spec­ta­cu­laire et où les États-Unis stag­nent. Peut-être plus impor­tantes encore sont les sta­tis­tiques rela­tives aux articles par­mi les 1 % les plus cités, car il convient d’introduire une dimen­sion inté­grant la qua­li­té et l’impact de la recherche : si les États-Unis conti­nuent de domi­ner, l’Europe s’est consi­dé­ra­ble­ment rap­pro­chée et la mon­tée en puis­sance de la Chine là aus­si est impressionnante. 


La variété de l’Europe dans le monde de la recherche

Quand on parle de recherche, il est indis­pen­sable de gar­der à l’esprit qu’il s’agit d’un éco­sys­tème, finan­cé en par­tie par le public et la phi­lan­thro­pie mais aus­si par le sec­teur pri­vé. Pour les pays déve­lop­pés envi­ron deux tiers du sou­tien à la recherche viennent du sec­teur pri­vé. Pour éva­luer cet éco­sys­tème, il est impor­tant de n’en négli­ger aucune com­po­sante : les dif­fé­rentes formes de finan­ce­ment, la qua­li­té et l’accessibilité des infra­struc­tures, et le rôle essen­tiel des cher­cheurs, des tech­ni­ciens et du per­son­nel d’accompagnement qui, d’un pays à l’autre, n’ont pas les mêmes condi­tions d’emploi.

Pour le sec­teur public, son arti­cu­la­tion avec l’enseignement supé­rieur est une de ses carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales, avec récem­ment les consé­quences néga­tives de l’augmentation déli­bé­rée du nombre d’étudiants dans de nom­breux pays, sans aug­men­ta­tion dans les mêmes pro­por­tions du per­son­nel ensei­gnant. D’où, dans ce dis­po­si­tif, l’importance des pos­si­bi­li­tés pour atti­rer les per­sonnes les plus capables et moti­vées dans l’enseignement supé­rieur et en gar­der une pro­por­tion signi­fi­ca­tive dans le sec­teur aca­dé­mique et la recherche suf­fi­sam­ment long­temps pour qu’elles aient un impact.

Cela pose la ques­tion des car­rières offertes aux jeunes dans dif­fé­rents pays d’Europe : dans beau­coup d’endroits il y a peu de postes et (peut-être encore plus grave) des fluc­tua­tions consi­dé­rables dans la mise au concours de ces postes d’une année sur l’autre, mais aus­si de médiocres pers­pec­tives de car­rière et des salaires de début sou­vent modestes en regard du niveau de qua­li­fi­ca­tion et de l’engagement requis. De plus, dans beau­coup de cas une embauche sur un poste stable arrive tar­di­ve­ment et la ten­dance à ce pro­pos s’est dégra­dée dans les der­nières années.

En fait, une des carac­té­ris­tiques de l’organisation de la recherche en Europe est son extrême diver­si­té, ce qui est, à mon avis, un atout mais cer­tai­ne­ment rend peu lisible le sys­tème. Sui­vant les pays, la res­pon­sa­bi­li­té de l’enseignement supé­rieur et de la recherche est confiée com­plè­te­ment aux uni­ver­si­tés, dont le niveau d’autonomie varie d’ailleurs beau­coup d’un pays à l’autre, ou est par­ta­gée avec des orga­nismes de recherche. Dans le cas de l’Allemagne par exemple, ce sont les Län­der qui sont char­gés des uni­ver­si­tés, et pas le gou­ver­ne­ment fédéral.

Les ambitions à l’échelle européenne

L’Union euro­péenne s’était don­né pour 2020 l’objectif ambi­tieux que chaque pays membre consacre 3 % de son PIB à la recherche et l’innovation. Nous en sommes bien loin ! Si les pays du nord de l’Europe, Alle­magne y com­pris, y sont, ce n’est pas le cas des pays du Sud (la France stagne depuis plu­sieurs années autour de 2,2 % et l’Italie dépasse à peine 1 %, en par­tie à cause de la baisse signi­fi­ca­tive de la contri­bu­tion du sec­teur pri­vé) et encore moins des pays du centre et de l’est de l’Europe (la Rou­ma­nie n’est même pas à 0,5 %). À titre de com­pa­rai­son, tant la Corée du Sud qu’Israël sont au-delà de 4 %, les États-Unis proches de 3 %, et la Chine a pas­sé les 2 % et pro­gresse à marche forcée.

“L’impact des programmes européens est multiforme.”

Une autre dimen­sion de l’ambition euro­péenne concerne le per­son­nel, avec la pro­mo­tion depuis 2000 d’un Espace euro­péen de la recherche (ERA, Euro­pean Research Area) lan­cé pen­dant une pré­si­dence por­tu­gaise, d’où le nom de stra­té­gie de Lis­bonne. Son ambi­tion ini­tiale était de créer un espace où la cir­cu­la­tion des per­sonnes et des idées soit vrai­ment faci­li­tée. Une vision réno­vée de cet espace vient d’être publiée en sep­tembre 2020 avec d’ailleurs une moins grande insis­tance sur la cir­cu­la­tion des cher­cheurs. La nou­velle vision est plus cen­trée sur le sou­tien à appor­ter aux trans­for­ma­tions de la socié­té qui sont des prio­ri­tés de la Com­mis­sion euro­péenne : chan­ge­ment cli­ma­tique, numé­ri­sa­tion et intel­li­gence arti­fi­cielle, et santé.

Les programmes-cadres européens de recherche et d’innovation

Pour déve­lop­per une vision euro­péenne pour la recherche, la Com­mis­sion a intro­duit en 1984 l’outil des pro­grammes-cadres de recherche et de déve­lop­pe­ment ayant d’abord deux mis­sions : contri­buer à la cohé­sion par le sou­tien à des réseaux et à la mobi­li­té des scien­ti­fiques (actions Marie Skło­dows­ka-Curie) et à la créa­tion de richesse par le sou­tien à des col­la­bo­ra­tions monde aca­dé­mique-indus­trie impli­quant des équipes tra­vaillant dans au moins trois pays (États membres ou pays asso­ciés). Cette approche qui peut sem­bler res­treinte était jus­ti­fiée par le fait que la recherche, en tant que telle, n’était pas une res­pon­sa­bi­li­té recon­nue par les trai­tés comme par­ta­gée au niveau euro­péen. Cela inter­di­sait par exemple à la Com­mis­sion euro­péenne de don­ner des contrats de recherche à des cher­cheurs individuels.

C’est avec l’adoption du trai­té de Lis­bonne en 2007 qu’il a été mis fin à cette ano­ma­lie. Cela a per­mis par exemple la créa­tion du Conseil euro­péen de la recherche (ERC, Euro­pean Research Coun­cil). Avec bien­tôt 10 000 contrats, stric­te­ment à l’initiative des cher­cheurs, dis­tri­bués sans prio­ri­té thé­ma­tique et seule­ment sur la base de la qua­li­té scien­ti­fique du pro­jet, l’ERC a chan­gé la donne. Grâce à la rigueur et l’impartialité de son éva­lua­tion, louées una­ni­me­ment, il est deve­nu une réfé­rence à l’échelle inter­na­tio­nale. Le pro­gramme conti­nue d’attirer les pro­jets les plus ambi­tieux avec une place pri­vi­lé­giée pour les jeunes cher­cheurs (deux tiers des contrats vont à des scien­ti­fiques de moins de 40 ans) et implique dans ses comi­tés de sélec­tion les meilleurs scien­ti­fiques à l’échelle inter­na­tio­nale. L’ERC est ouvert à des cher­cheurs de toutes natio­na­li­tés à condi­tion de pas­ser 50 % de leur temps en Europe.

L’impact des pro­grammes euro­péens est mul­ti­forme : en plus de sou­te­nir finan­ciè­re­ment des pro­jets de recherche, ils créent des stan­dards en matière d’évaluation (c’est ce qu’a fait l’ERC), ils aident à la restruc­tu­ra­tion des ins­ti­tu­tions et ils per­mettent d’identifier prio­ri­tés et com­plé­men­ta­ri­tés. Un autre effet moins évident mais impor­tant : par la mul­ti­pli­ca­tion des contrats impli­quant plu­sieurs ins­ti­tu­tions s’est créé un espace de déve­lop­pe­ment pour les jeunes chercheurs.

Un poids financier limité

La contri­bu­tion des pro­grammes euro­péens est réelle en termes finan­ciers, mais ne doit pas être sur­es­ti­mée. Avec ses 75 mil­liards d’euros sur la période 2014–2020 le 8e pro­gramme-cadre de recherche et d’innovation, Hori­zon 2020, repré­sente envi­ron 8 % du bud­get com­mu­nau­taire et aus­si 8 % de l’ensemble des dépenses de recherche publique et pri­vée en Europe. C’est dire le poids pré­pon­dé­rant que gardent les finan­ce­ments natio­naux dans le sou­tien et le déve­lop­pe­ment de la recherche. Au-delà des États membres, 14 pays sont asso­ciés à Hori­zon 2020, cer­tains pays évi­dents comme la Nor­vège, la Suisse ou Israël, mais aus­si d’autres qui le sont moins comme la Géor­gie, la Tur­quie ou la Tuni­sie. Ces pays versent une contri­bu­tion finan­cière pour par­ti­ci­per mais la for­mule uti­li­sée pour la déter­mi­ner est complexe. 

Le poids finan­cier du 9e pro­gramme-cadre « Hori­zon Europe », qui va aller de 2021 à 2027, res­te­ra à peu près le même, à la grande décep­tion de nom­breux acteurs : la com­mu­nau­té scien­ti­fique d’une part, mais aus­si d’autre part le sec­teur des entre­prises, notam­ment celles impli­quées dans la tech­no­lo­gie, qui espé­raient le voir dépas­ser les 10 % du bud­get com­mu­nau­taire. Hori­zon Europe est struc­tu­ré en trois piliers : recherche excel­lente, grands défis et inno­va­tion. Il com­bine des aspects bot­tom-up, sur­tout dans le pre­mier pilier avec l’ERC et les actions Marie Skło­dows­ka-Curie, et top-down avec, dans le deuxième pilier, des clus­ters thé­ma­tiques et cinq mis­sions visant à aug­men­ter la lisi­bi­li­té par les citoyens des actions entreprises.

Dans le troi­sième pilier on trouve une créa­tion ins­pi­rée par l’ERC, le Conseil euro­péen de l’innovation (EIC, Euro­pean Inno­va­tion Coun­cil) qui doit aider à la fois à l’émergence de nou­velles start-up et à la tran­si­tion d’entreprises inno­vantes vers une taille plus consi­dé­rable, une étape pour laquelle l’Europe s’est mon­trée beau­coup moins per­for­mante que les États-Unis ou l’Asie. L’EIC va fonc­tion­ner dans un esprit tout à fait ouvert avec les limi­ta­tions que les consi­dé­ra­tions éco­no­miques vont introduire.

Le départ du Royaume-Uni de l’Union euro­péenne a été une forte moti­va­tion pour revoir la notion d’association dans le cadre d’Horizon Europe. Deux grandes nou­veau­tés : d’une part une règle finan­cière plus claire (un pays paie­ra sur la base de ce qu’il reçoit) ; d’autre part la pos­si­bi­li­té d’associer des pays qui ne sont pas proches géo­gra­phi­que­ment de l’Europe mais qui ont des sys­tèmes voi­sins de ceux qui existent en Europe. Des dis­cus­sions dans ce sens ont été enta­mées avec le Japon, la Corée du Sud, Sin­ga­pour, le Cana­da, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. 

Les institutions de recherche européennes hors de la Commission européenne

Tout au long du pro­ces­sus qui a conduit la Com­mis­sion euro­péenne à déve­lop­per les pro­grammes-cadres, diverses com­mu­nau­tés ont éprou­vé le besoin de s’organiser au niveau euro­péen en créant des infra­struc­tures de recherche, dont cer­taines ont pris une dimen­sion vrai­ment inter­na­tio­nale. Leur sta­tut varie avec la nature et l’objectif du pro­jet, mais cer­taines sont deve­nues des opé­ra­teurs incon­tour­nables dans leur domaine : c’est bien enten­du le cas du Cern, le labo­ra­toire dédié à la phy­sique des par­ti­cules éta­bli à Genève depuis 1954 ; d’autres sont presque aus­si connus, comme l’Agence spa­tiale euro­péenne (ESA, Euro­pean Space Agen­cy), l’ESO (Euro­pean Sou­thern Obser­va­to­ry) qui déve­loppe et gère des obser­va­toires en Amé­rique du Sud, l’ESRF (Euro­pean Syn­chro­ton Radia­tion Faci­li­ty) éta­bli à Gre­noble. Il y a encore d’autres infra­struc­tures euro­péennes à Lund en Suède (ESS, Euro­pean Spal­la­tion Source) et en Répu­blique tchèque près de Prague (ELI, Extreme Light Infra­struc­ture). Ces ins­ti­tu­tions construites autour d’instruments de phy­sique sont bien enten­du uti­li­sées par des scien­ti­fiques ou des ingé­nieurs de diverses disciplines.

Les bio­lo­gistes ont déve­lop­pé trois struc­tures ori­gi­nales au niveau euro­péen : EMBO (Euro­pean Mole­cu­lar Bio­lo­gy Orga­ni­za­tion) et EMBL (Euro­pean Mole­cu­lar Bio­lo­gy Labo­ra­to­ry) ont leur siège à Hei­del­berg, et l’EBI (Euro­pean Bio­in­for­ma­tics Ins­ti­tute) a le sien à Cambridge.

La nécessité d’une organisation continentale

Depuis un demi-siècle, la com­mu­nau­té scien­ti­fique que forment les cher­cheurs tra­vaillant en Europe a pris conscience de la néces­si­té et de l’avantage de s’organiser au niveau conti­nen­tal. C’est ain­si que sont nées l’EPS (Euro­pean Phy­si­cal Socie­ty) il y a main­te­nant plus de cin­quante ans et la Socié­té mathé­ma­tique euro­péenne (EMS, Euro­pean Mathe­ma­ti­cal Socie­ty) il y a plus de trente ans. Bien d’autres exemples peuvent bien enten­du être donnés.

Ce pro­ces­sus s’est déve­lop­pé en même temps que la cir­cu­la­tion des jeunes cher­cheurs, notam­ment dans le cadre de leur for­ma­tion doc­to­rale et de leur pre­mier emploi au niveau post­doc­to­ral, s’intensifiait grâce à la consti­tu­tion de réseaux qui deve­naient des cadres effi­caces d’échange. Dans le même temps la publi­ca­tion d’articles impli­quant des cher­cheurs de plu­sieurs ins­ti­tu­tions pro­gres­sait consi­dé­ra­ble­ment. Comme dit en intro­duc­tion, ces col­la­bo­ra­tions ne se limitent pas bien enten­du au cadre euro­péen et, notam­ment à cause de l’émergence d’un pôle asia­tique extrê­me­ment fort, impliquent des échanges et des col­la­bo­ra­tions plus vastes.

Ce pro­ces­sus devrait encore être ren­for­cé avec l’émergence d’universités euro­péennes, qui devraient mener ces col­la­bo­ra­tions à un nou­veau niveau d’intensité. La réa­li­té d’une Europe de la recherche s’est impo­sée d’autant plus faci­le­ment aux acteurs que la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale ne fai­blit pas et que le besoin de déve­lop­per des pro­jets plu­ri­dis­ci­pli­naires est de plus en plus pres­sant. Pour beau­coup de sujets, c’est seule­ment au niveau conti­nen­tal que les équipes tra­vaillant en Europe peuvent trou­ver le contexte et les res­sources, tant humaines que finan­cières, dont elles ont besoin pour être des acteurs recon­nus au niveau international.

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