Cent jours face à la crise en Europe

Les cent jours qui ont changé l’Europe

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Thierry BRETON

Qui mieux que le Com­mis­saire français à la Com­mis­sion européenne pour tir­er au niveau de l’Eu­rope les leçons de la crise dont nous ne sommes pas encore sor­tis et pour trac­er les axes stratégiques de la poli­tique de l’Union qui doit s’ensuivre ?

Dans les cent pre­miers jours de la ges­tion de la crise de la Covid, l’Europe a fait tomber plus de dogmes qu’en trente ans. Réac­tion à une crise inédite qui voit s’élargir les fis­sures de l’ordre inter­na­tion­al. De fait, l’architecture du monde d’après-guerre vac­ille. Les États-Unis ont entre­pris de faire cav­a­lier seul au nom de l’Amer­i­ca first, allant jusqu’à pren­dre le risque de désta­bilis­er leurs alliances stratégiques. Par exem­ple, en opérant un mou­ve­ment de troupes sta­tion­nées en Alle­magne sans aucune con­sul­ta­tion au sein de l’Europe. La Chine s’efforce méthodique­ment d’utiliser à son prof­it les fragilités du mul­ti­latéral­isme en déclin. De l’établissement des routes de la soie à la diplo­matie du masque, elle a ouvert la voie d’un imperi­um économique, tech­nologique et géos­tratégique de l’Asie à l’Europe et à l’Afrique.

Une Europe autonome et puissante

Nul ne saurait dire à quoi ressem­blera le monde de demain. Mais ne nous y trompons pas : aucun pays européen, seul, ne peut espér­er peser sur le nou­v­el ordre mon­di­al. C’est à l’échelle et seule­ment à l’échelle d’un con­ti­nent qu’il con­vient désor­mais de se pro­jeter. On assiste aujourd’hui à l’avènement d’une Europe bien décidée à assur­er la défense de ses intérêts stratégiques.

En com­mençant, et sans état d’âme, par pro­téger notre marché intérieur. Il est notre pre­mier atout, notre bien com­mun, notre moteur économique et désor­mais notre instru­ment de sol­i­dar­ité. Il ne s’agit aucune­ment de nous isol­er. Mais, trop longtemps sans doute, l’Europe a misé sur une hypothé­tique réciproc­ité de ses parte­naires com­mer­ci­aux, soumet­tant finale­ment le Vieux Con­ti­nent à une con­cur­rence déloyale et reléguant au sec­ond plan nos intérêts stratégiques. Une Europe puis­sante et géopoli­tique : ain­si, nous allons mieux pro­téger nos entre­pris­es cri­tiques con­tre les acqui­si­tions étrangères pré­da­tri­ces – par­fois non dénuées de moti­va­tion poli­tique – et nous ren­forcerons dras­tique­ment le con­trôle des aides d’État, dont béné­fi­cient des entre­pris­es étrangères pour con­cur­rencer les nôtres sur le marché intérieur.

Nous devons aus­si diver­si­fi­er nos sources d’approvisionnement et réduire nos dépen­dances économiques et indus­trielles en les éval­u­ant sans com­plai­sance. En com­mençant, dès main­tenant, par un plan d’action sur les matières pre­mières cri­tiques, si néces­saires à notre dou­ble tran­si­tion écologique et numérique. Et, dans la foulée, par une revue com­plète de nos appro­vi­sion­nements de santé.

“Faire une Europe puissante,
sans ostracisme ni discrimination.”

Par ailleurs, nous allons ren­forcer la pro­tec­tion de notre espace infor­ma­tion­nel, encore trop large­ment dom­iné par des acteurs géoé­conomiques non européens. L’Europe a man­qué la pre­mière vague de l’économie des don­nées per­son­nelles. Elle ne per­dra pas la main sur l’énorme poten­tiel des don­nées indus­trielles qui attirent tous les regards, au pre­mier rang desquels les Gafam et autres BATX. Sécuris­er les réseaux 5G est un impératif : aucune vul­néra­bil­ité n’est per­mise dans ces infra­struc­tures cri­tiques. Nous y tra­vail­lons. En out­re, nous final­isons une nou­velle stratégie de cyber­sécu­rité – un « cyber­boucli­er européen » – pour pren­dre en compte l’arrivée de mil­liards d’objets con­nec­tés, de la voiture jusqu’aux jou­ets d’enfant en pas­sant par les appareils de san­té ou l’électroménager. Don­nées indus­trielles, 5G, cyber­sécu­rité, puis­sance de cal­cul vont con­di­tion­ner notre sou­veraineté pour des décennies.

Enfin, il nous incombe de pro­téger nos démoc­ra­ties con­tre le fléau de la dés­in­for­ma­tion. Soyons clairs : des puis­sances étrangères bien iden­ti­fiées mènent, sur notre con­ti­nent, des opéra­tions de désta­bil­i­sa­tion de nos démoc­ra­ties, de nos proces­sus élec­toraux, de nos économies. Les grandes plate­formes, au mieux par manque d’anticipation, au pire par nég­li­gence, devi­en­nent acteurs par procu­ra­tion de ces straté­gies. Comme elle l’a fait avec le RGPD en matière de pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles, l’Europe présen­tera d’ici la fin de l’année une ini­tia­tive régle­men­taire inédite, pour faire émerg­er un équili­bre entre respon­s­abil­ité et liber­té d’expression au sein de l’espace infor­ma­tion­nel. En con­stru­isant, aujourd’hui, les fonde­ments de l’autonomie de demain, notre con­ti­nent a l’occasion d’établir un cor­pus de règles, d’infrastructures, de tech­nolo­gies, qui en fera une Europe puis­sante, sans ostracisme ni discrimination.

L’Europe solidaire : un changement historique

L’Europe a changé. En quelques mois de ges­tion d’une crise inédite par sa dimen­sion et ses effets san­i­taires, financiers, économiques et soci­aux, elle a choisi d’être sol­idaire dans l’adversité. Con­tre toute attente, elle a franchi à un moment cru­cial de son his­toire un pas décisif vers une Union plus généreuse, autonome, indépen­dante, soucieuse de ses intérêts stratégiques et de sa place dans le monde. 

Prise au dépourvu – comme la Chine, comme les États-Unis – par une pandémie que nul n’avait su prédire, l’Europe s’est vigoureuse­ment res­saisie. Sur le ter­rain d’abord où, quoi qu’on en pense, elle a très vite affiché une capac­ité d’action et une célérité insoupçon­née. Dans la sphère économique et finan­cière aus­si, où la riposte des États mem­bres, de la BCE et de la Com­mis­sion en faveur de la liq­uid­ité a été pri­mor­diale. Pleine­ment con­scients des enjeux, les Européens ont fait appel à la Com­mis­sion pour coor­don­ner des prérog­a­tives de san­té rel­e­vant pour­tant des États. Des entre­pris­es européennes ont été mobil­isées pour la pro­duc­tion de masques et pro­tec­tions, stratégiques dans la lutte con­tre le virus.

“Des entreprises européennes ont été mobilisées pour la production de masques et protections.”

En appli­quant ce même principe car­di­nal au sauve­tage du tis­su indus­triel et à la lutte con­tre le chô­mage, l’Europe, au-delà de la sim­ple oblig­a­tion de relance, se devait d’imaginer une action com­mune à la hau­teur des enjeux et guidée par trois principes : aucun pays ne saurait être lais­sé de côté ; aucune économie ne devrait être la vic­time isolée de la pandémie ; tous les États mem­bres auraient, à con­di­tions com­pa­ra­bles, un accès à l’endettement néces­saire au finance­ment de leurs plans de relance. S’endetter à Vingt-Sept pour le marché intérieur, notre bien com­mun : absol­u­ment incon­cev­able il y a seule­ment trois mois ! 

Déter­mi­nante en la matière, l’initiative du prési­dent Macron et de la chancelière Merkel a changé le cours de l’Histoire, impul­sant le plan de relance con­clu le 21 juil­let au nom de l’intérêt général. Ce plan aurait pu être encore plus ambitieux dans sa voca­tion paneu­ropéenne. Mais, out­re qu’il change la nature même de l’Union, il offre l’occasion de bâtir une Europe plus com­péti­tive, plus durable, plus résiliente, plus inclu­sive au ser­vice de nos conci­toyens. Il faut s’en saisir sans attendre. 

En cent jours, l’Europe a plus changé qu’en trente ans. Mais ses fragilités, ses déséquili­bres géo­graphiques, économiques et soci­aux demeurent. Ce sur­saut nous impose désor­mais d’œuvrer égale­ment à la sou­veraineté économique et géopoli­tique du continent. 

L’impératif de souveraineté

L’Europe doit désor­mais pren­dre en main ses intérêts stratégiques afin d’assurer une sou­veraineté, dev­enue néces­sité com­mune. Dans un monde où les rap­ports de force entre blocs se dur­cis­sent, la course à l’autonomie et à la puis­sance bat son plein. Face à la « guerre tech­no-logique » à laque­lle se livrent les États-Unis et la Chine, l’Europe se doit de jeter, dès main­tenant, les bases de sa sou­veraineté pour les vingt prochaines années. 

Il ne s’agit pas de céder à la ten­ta­tion de l’isolement ou du repli sur soi, con­traire à nos intérêts, à nos valeurs et notre cul­ture. Il s’agit d’assumer des choix qui seront déter­mi­nants pour le futur de nos conci­toyens, en dévelop­pant les tech­nolo­gies et les alter­na­tives européennes sans lesquelles il n’existe ni autonomie ni sou­veraineté. Mobil­isée autour de grands pro­jets dévelop­pés en parte­nar­i­at, l’Europe a démon­tré par le passé qu’elle avait la capac­ité de jouer les pre­miers rôles sur la scène mon­di­ale. Le temps est venu de repren­dre l’initiative commune. 

Au pre­mier rang des grands enjeux fig­ure notre sou­veraineté numérique qui repose sur trois piliers indis­so­cia­bles : puis­sance de cal­cul, maîtrise de nos don­nées, con­nec­tiv­ité sécurisée. Tout d’abord, il con­vient d’accroître sans plus tarder la capac­ité de l’Europe à dévelop­per et pro­duire les processeurs – y com­pris quan­tiques – les plus per­for­mants au monde. Ces com­posants microélec­tron­iques sont à la base de la plu­part des chaînes de valeur clés pour l’avenir : voitures et objets con­nec­tés, tablettes et smart­phones, super­cal­cu­la­teurs et edge com­put­ers, intel­li­gence arti­fi­cielle et défense.

“Il devient impératif de se doter de clouds européens autonomes.”

Dans le même ordre d’idées, il devient impératif de se dot­er de clouds européens autonomes garan­tis­sant à nos entre­pris­es que leurs don­nées indus­trielles ne seront soumis­es à aucune loi d’un pays tiers et seront pro­tégées con­tre toute cyber­in­ter­férence extérieure. Enfin, en com­plé­ment de nos réseaux haut débit et 5G, nous devons réfléchir à une con­stel­la­tion de satel­lites en orbite basse afin de fournir à tous les Européens, où qu’ils se trou­vent sur le con­ti­nent, une con­nec­tiv­ité haut débit, d’en finir avec les zones blanch­es et de don­ner accès, en Europe, au niveau de sécu­rité offert par la cryp­togra­phie quan­tique spa­tiale. Une telle con­stel­la­tion com­plèterait utile­ment nos infra­struc­tures sou­veraines Galileo pour la géolo­cal­i­sa­tion et Coper­ni­cus pour l’observation. De quoi ren­forcer l’Europe, deux­ième puis­sance spa­tiale au monde. 

En matière de sécu­rité et de défense, ren­forcer l’autonomie tech­nologique paraît désor­mais incon­tourn­able. L’Europe, via le Fonds européen de défense, vient d’accomplir un pas inédit et décisif car il per­me­t­tra d’organiser la coopéra­tion européenne dans des pro­jets tech­nologiques clés tels que les drones, l’avion de com­bat, le char européen, les capac­ités spa­tiales, la cyber­sécu­rité. La dernière propo­si­tion budgé­taire nous per­me­t­tra dans les sept ans à venir de génér­er entre 30 et 40 mil­liards d’euros d’investissements sup­plé­men­taires col­lec­tifs. Et de faire en sorte que chaque État mem­bre se sente acteur des indus­tries de défense et opère des choix cohérents d’équipements européens.

“Faire de l’Europe l’épicentre de la Green Tech.”

Sur le marché intérieur, la sou­veraineté doit aus­si se déclin­er sur le spec­tre des tech­nolo­gies vertes et faire de l’Europe l’épicentre de la Green Tech. Cela néces­site de ren­forcer nos chaînes de valeur, de diver­si­fi­er nos appro­vi­sion­nements essen­tiels, voire de relo­calis­er cer­taines pro­duc­tions. Mais aus­si d’accélérer le proces­sus de décar­bon­a­tion indus­trielle et de réduire nos dépen­dances énergé­tiques. Par exem­ple, en se don­nant les moyens d’un lead­er­ship européen sur l’hydrogène pro­pre. La pro­duc­tion d’hydrogène par élec­trol­yse est par­ti­c­ulière­ment con­som­ma­trice d’électricité. Elle s’appuiera sur nos éner­gies décar­bonées (éoli­enne, solaire) ou sur la disponi­bil­ité de notre parc d’énergie décar­bon­née de tran­si­tion (nucléaire, hydraulique). 

Avons-nous la volon­té poli­tique et les moyens de ces ambi­tions ? La réponse est oui ! Pour l’ensemble des pro­grammes de sou­veraineté, c’est plus de 20 % d’augmentation par rap­port au bud­get précé­dent et même 30 % après le départ du Roy­aume-Uni. Con­cer­nant la seule sou­veraineté numérique, le nou­veau pro­gramme Dig­i­talEu­rope per­me­t­tra des investisse­ments addi­tion­nels de plus de 20 mil­liards. Quant au pro­gramme CEF (Con­nect­ing Europe Facil­i­ty), son volet numérique est pra­tique­ment dou­blé. Par ailleurs, les plans de relance nationaux pour­ront eux-mêmes accroître les moyens de finance­ment de nos grands pro­jets européens indus­triels et d’infrastructures.

Tirer les leçons de la crise en Europe

Qu’avons-nous d’ores et déjà appris de la crise de la Covid ? En pre­mier lieu, qu’il n’y a pas de solu­tion nationale à une sec­ousse d’une telle ampleur, mais que la réponse appro­priée se situe à l’échelle du con­ti­nent. Puis que l’Europe est d’autant plus forte qu’elle affiche l’expression d’une franche et totale sol­i­dar­ité. La sol­i­dar­ité est, avec la réac­tiv­ité, un des acquis majeurs de la crise du virus. Elle doit faire main­tenant par­tie de l’ADN européen. Savoir réa­gir, réa­gir vite et sol­idaire­ment dans un con­texte anx­iogène et périlleux, c’est un autre enseigne­ment de la crise. 

L’Europe en a du reste fait la démon­stra­tion en sus­pen­dant, en quelques jours, les critères de Maas­tricht. Les Vingt-Sept aus­si, en s’accordant en quelques semaines sur un puis­sant plan de relance à 750 mil­liards d’euros pro­posé par la Com­mis­sion Ursu­la von der Leyen. L’Europe qui s’endette pour la pre­mière fois pour l’Europe ou qui sus­pend ses règles de gou­ver­nance finan­cière. Qui l’eût dit ? Ces actes, ces faits, sont la preuve de ce que l’Europe sait trou­ver la volon­té et les ressorts pour sur­mon­ter des cir­con­stances exceptionnelles.

“Ne pas transiger sur nos valeurs démocratiques
et l’État de droit.”

Ce qui a été mis en œuvre pour pro­téger nos conci­toyens, préserv­er notre marché intérieur et relancer l’économie l’a été dans le strict respect de nos valeurs européennes, en s’appuyant sur ses principes démoc­ra­tiques, en faisant bar­rage aux ten­ta­tions autori­taires, sans tran­siger sur les fonde­ments de nos valeurs démoc­ra­tiques et de l’État de droit. Nous ne céderons pas non plus sur les règles de fonc­tion­nement et de réciproc­ité en matière d’échanges, d’investissements, d’aides extérieures dont béné­fi­cient par­fois les entre­pris­es non européennes à la con­quête de notre marché intérieur. 

Les ater­moiements au début de la crise du coro­n­avirus ont d’une cer­taine façon mis en évi­dence le besoin d’adapter les mécan­ismes de coopéra­tion et de déci­sion européens en temps de crise. J’ai la con­vic­tion que l’Europe gag­n­erait par exem­ple à se dot­er d’une capac­ité d’analyse, de coor­di­na­tion et de déci­sion rapi­de, d’une capac­ité de ges­tion et de réac­tion pourvue de moyens et d’autorité. Un tel dis­posi­tif, en sit­u­a­tion d’urgence, per­me­t­trait de lancer des coopéra­tions rapi­des et des déci­sions coor­don­nées entre pays. Nous pour­rions aus­si assur­er une meilleure interopéra­bil­ité de nos sys­tèmes de soins grâce à l’interconnexion des hôpi­taux, voire à un recours à des don­nées de san­té, sous strictes con­di­tions, à l’échelle européenne. Ce sont là autant de chantiers stratégiques. 

Une nouvelle ambition

C’est la fin d’une cer­taine naïveté. C’est la prise de con­science de la pro­tec­tion de nos intérêts stratégiques. La crise nous rap­pelle, si besoin était, com­bi­en cru­ciales sont les notions d’autonomie, d’indépendance ou de sou­veraineté dans le monde qui se des­sine. La leçon de la diplo­matie des masques fera date. De même, les pres­sions et chan­tages inhérents à la guerre commerciale. 

Notre con­ti­nent n’entend pas devenir l’enjeu des grands affron­te­ments géopoli­tiques, géoé­conomiques et tech­nologiques entre grands blocs. Et cer­taine­ment pas de s’exposer à un risque d’affaiblissement, voire de déclasse­ment. Une chose est sûre, les cent jours qui ont changé l’Europe nous enseignent que le statu quo n’est plus une option. L’Europe sol­idaire et moins naïve est née de la crise. L’Europe plus autonome, plus résiliente, porte une nou­velle ambition.


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