politique européenne, l'Apollon du Belvédère

Une vision européenne

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Pascal LAMY
Par Olivier VOIRIN (69)

Lors d’un entre­tien le 1er octo­bre dernier, Pas­cal Lamy a bien voulu répon­dre à nos ques­tions sur la posi­tion de l’Europe dans le monde, la poli­tique com­mer­ciale européenne, le plan de relance et l’avenir de l’Union. Il a été com­mis­saire européen pour le com­merce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mon­di­ale du com­merce du 1er sep­tem­bre 2005 au 31 août 2013. Il a été prési­dent de l’Institut Jacques Delors de 2004 à 2005. Depuis 2019, il est prési­dent du Forum de Paris sur la paix. Autant de qual­ités qui font de sa parole une expres­sion autorisée sur la place de l’Union européenne dans le monde.

L’Eu­rope souf­fre d’un déficit de présence mon­di­ale, ce qui explique l’émergence récente de l’idée d’une Europe sou­veraine. Les trois dernières crises qui ont heurté l’Europe : la crise finan­cière en 2008 ; la crise des réfugiés en 2015 ; et la crise san­i­taire en 2020, sont toutes venues de l’extérieur. Cela ren­force l’idée que l’Europe doit mieux assur­er sa posi­tion dans le monde. Il est clair que la rival­ité sino-améri­caine struc­tur­era la géopoli­tique mon­di­ale pour de longues années. Cela met l’Europe sous pres­sion. On lui demande de pren­dre posi­tion. Les États mem­bres pren­nent de plus en plus con­science que l’Europe peut les pro­téger davan­tage, que leurs intérêts et les valeurs qu’ils parta­gent ont besoin du poids col­lec­tif qu’elle peut leur apporter. C’est souhaitable et fais­able, de mon point de vue, mais il fau­dra du temps pour que l’Europe maîtrise tous les aspects d’une sou­veraineté encore hétérogène.

Une puissance inégale selon les domaines

L’Europe est une puis­sance com­mer­ciale mon­di­ale dont les échanges sont équili­brés, comme les Améri­cains, moins nom­breux et défici­taires, et les Chi­nois, qui sont moins rich­es et qui ont cessé d’être excé­den­taires. Cette puis­sance com­mer­ciale lui con­fère une puis­sance nor­ma­tive, dans la mesure où le vol­ume de son marché et donc de ses échanges per­met de créer et d’exporter des normes, comme la norme Reach adop­tée aujourd’hui dans la plu­part des échanges pour l’industrie chim­ique, ou comme le RGPD adop­té main­tenant par le Japon et la Cal­i­fornie. La nor­mal­i­sa­tion donne ain­si à l’Europe des moyens de mieux con­trôler ses échanges et de pro­téger ses utilisateurs. 

C’est une puis­sance moyenne en matière moné­taire, l’euro est loin der­rière le dol­lar et on peut voir com­ment les Améri­cains jouent avec la force du dol­lar au béné­fice de leurs entre­pris­es ou de leurs pro­jets poli­tiques, y com­pris en imposant des sanc­tions extrater­ri­to­ri­ales au mépris du droit inter­na­tion­al. Diplo­ma­tique­ment l’Europe est faible, la diplo­matie européenne peine à exis­ter en rai­son des diver­gences ou de la con­cur­rence entre les États mem­bres qui ne parta­gent ni les mêmes rêves, leurs idéaux, ni les mêmes cauchemars, leurs craintes. Enfin l’Europe est qua­si inex­is­tante en matière de défense et con­tin­ue à dépen­dre large­ment des Améri­cains pour sa sécu­rité, via l’Otan.


Une puissance normative

Reach (Reg­is­tra­tion, Eval­u­a­tion and Autho­ri­sa­tion of Chem­i­cals) est une règle­men­ta­tion européenne (EC 1907/2006) adop­tée pour pro­téger la san­té et amélior­er l’environnement grâce à une meilleure con­nais­sance des risques des sub­stances chim­iques. RGPD (Règle­ment général sur la pro­tec­tion des don­nées) est une régle­men­ta­tion européenne (EC 2016/679) qui uni­fie la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles au niveau européen ; ce règle­ment con­cerne toutes les entre­pris­es qui utilisent des don­nées personnelles. 


Une seule stratégie possible

La puis­sance européenne est donc en quelque sorte conique, avec une bonne base économique et une petite pointe poli­tique, alors qu’elle devrait être cylin­drique. L’Europe est puis­sante quand elle est unie, faible quand elle est divisée. Et les pro­grès de l’intégration économique n’entraînent pas ipso fac­to, con­traire­ment à ce que pen­saient les pères fon­da­teurs des années 50, ceux de l’intégration poli­tique. Le chemin menant à la sou­veraineté sera donc long, mais des crises comme celle de la Covid-19 provo­quent des avancées majeures. Après une péri­ode de diver­gences et de flot­te­ments, la réac­tion européenne a fait appa­raître ce nou­veau con­cept d’autonomie stratégique ouverte et fait franchir, le 21 juil­let dernier, le Rubi­con de la dette com­mune pour financer la relance. 

Face à la Chine et aux États-Unis, le seul jeu pos­si­ble con­siste à n’être pas con­traint de choisir, et donc de garder notre lib­erté d’action selon les sujets en jouant sur l’un ou sur l’autre pour servir nos intérêts et nos valeurs, selon que nous sommes con­cur­rents, rivaux ou parte­naires. La Chine a une stratégie de long terme, elle a une approche fondée sur le jeu de go, alors que les États-Unis jouent aux échecs. 

La mise en œuvre des « routes de la soie » relève de cette stratégie de con­tourne­ment, comme la reprise du port du Pirée (que les Chi­nois ont trans­for­mé et ren­du effi­cace et prof­itable). Les Alle­mands ont réal­isé les risques que cela fai­sait peser sur leur indus­trie, et de ce fait la rela­tion Europe-Chine est en train de bouger. C’est vrai aus­si avec les Améri­cains, qu’il s’agisse de leurs attaques con­tre Nord Stream 2 ou Huawei qui endom­ma­gent des entre­pris­es européennes et qui finiront par entraîn­er des con­tre-mesures européennes.

La politique commerciale européenne et la mondialisation

En matière de poli­tique com­mer­ciale, l’Europe a tou­jours été favor­able à l’ouverture des échanges et des investisse­ments. Elle a tiré dès ses débuts les con­séquences insti­tu­tion­nelles logiques de sa puis­sance de marché, en inscrivant cette pos­ture dans ce qui lui sert de con­sti­tu­tion et en fédéral­isant cette com­pé­tence, ce qui a per­mis petit à petit de par­venir à un com­pro­mis entre les pays du Nord plus libéraux et les pays du Sud, aux­quels la France appar­tient, plus protectionnistes. 

Les principes de base sont fondés sur les théories de Ricar­do et Schum­peter : l’ouverture des échanges provoque une spé­cial­i­sa­tion qui amène les pays plus per­for­mants à pren­dre des parts de marché con­duisant les uns et les autres à ren­forcer leurs points forts dans une rela­tion glob­ale gag­nant-gag­nant. Effi­cace, cette ouver­ture est aus­si douloureuse car elle con­traint les pays et les entre­pris­es à évoluer, donc à fer­mer les activ­ités les moins effi­caces dans les échanges globaux pour innover et se dévelop­per ailleurs, ce que les uns et les autres font plus ou moins bien. En témoignent, par exem­ple, les dif­férences nationales ou régionales enreg­istrées au moment de la dis­pari­tion des quo­tas tex­tiles dans les années 90. En France, on a con­nu une crise majeure dans le Nord et l’Est, alors que la Vendée ou cer­taines entre­pris­es ailleurs ont bien résisté.

“Les grands défis de la politique commerciale européenne
sont aujourd’hui de rétablir des conditions de concurrence normales
avec la Chine.”

Les grands défis de la poli­tique com­mer­ciale européenne sont aujourd’hui de rétablir des con­di­tions de con­cur­rence nor­males avec la Chine et son cap­i­tal­isme d’État, ce qui doit pass­er de préférence par l’OMC. Et aus­si de mieux artic­uler ouver­ture des échanges et pro­tec­tion de l’environnement, y com­pris l’objectif européen de zéro car­bone en 2050, en l’absence d’un prix mon­di­al du car­bone per­me­t­tant d’intégrer les exter­nal­ités néga­tives de nos sys­tèmes de pro­duc­tion, y com­pris, si néces­saire, au moyen d’un ajuste­ment car­bone à la fron­tière. Le Brex­it devrait avoir un impact com­mer­cial nég­lige­able, même s’il va génér­er des frot­te­ments de part et d’autre, dont l’ampleur est aujourd’hui imprévis­i­ble. Mais glob­ale­ment ce sera plus coû­teux pour le Royaume-Uni.


Un petit rappel théorique… 

David Ricar­do (1772–1823) a pub­lié en 1817 Des Principes de l’économie poli­tique et de l’impôt, un ouvrage à la base de l’économie clas­sique qui développe une théorie de la valeur pour les biens où c’est le tra­vail qui donne la valeur aux choses et de la théorie des avan­tages com­para­t­ifs con­duisant à se spé­cialis­er là où on est le plus effi­cace. Joseph Schum­peter (1883–1950) est à la base de la théorie de la destruc­tion créa­trice et de l’innovation, où le moteur du sys­tème économique est l’innovation et le pro­grès technique.


Le plan de relance européen

Le « paquet » de juil­let dernier est le pro­duit de cir­con­stances qui ont fait bouger l’Allemagne dans la direc­tion de thès­es français­es et con­duit à mobilis­er un vol­ume de ressources finan­cières sans aucun précé­dent, soit 2 500 mil­liards d’euros si l’on addi­tionne le plan européen et les plans nationaux. Tout aus­si impor­tant : la stratégie com­mune de tran­si­tion écologique et numérique pour l’emploi de ces ressources. Reste, évidem­ment, à met­tre en œuvre ces mass­es con­sid­érables, un défi en soi. Nos amis alle­mands ont bougé pour des raisons économiques (leur pro­duc­tion, étant rel­a­tive­ment moins tirée par la Chine, rede­vient plus dépen­dante de la bonne san­té des marchés européens) et poli­tiques (l’histoire de la chancelière est celle d’une con­ver­sion lente mais con­stante aux thès­es européennes de son rival dans les mémoires alle­man­des récentes, Hel­mut Kohl).

Le projet européen

Même si, dans l’ensemble, le pro­jet européen a retrou­vé son éti­age de sou­tien dans les opin­ions aux alen­tours de 60 %, il con­tin­ue à souf­frir d’un déficit émo­tion­nel. « On ne tombe pas amoureux du marché intérieur », a dit un jour Jacques Delors. Il manque encore le ciment d’un sen­ti­ment d’appartenance qui s’ajouterait aux appar­te­nances locales, régionales et nationales, plus fréquent chez les jeunes qui sont à l’origine du ressaut de par­tic­i­pa­tion aux dernières élec­tions au Par­lement européen.

“Faire aimer l’Europe,
c’est comme faire aimer
Frankenstein.”

Faire aimer l’Europe, c’est comme faire aimer Franken­stein. Chaque pays y voit un peu de sa sem­blance et beau­coup de sa dif­férence. Et ces dernières pèsent beau­coup puisqu’elles sont l’ingrédient prin­ci­pal de l’éducation au sen­ti­ment nation­al. D’où l’intérêt d’une approche par les sci­ences humaines comme l’anthropologie (cf. la créa­tion récente de deux chaires d’anthropologie européenne con­tem­po­raine, l’une à l’UCL en Bel­gique, l’autre à Nor­male sup en France), pour éclair­er les voies de l’appartenance sur le plan sym­bol­ique de sorte à franchir la bar­rière des espèces, trop longtemps nég­ligée, entre l’homo eco­nom­i­cus et l’homo civi­cus européen. En cela, l’expérience européenne est bien telle que Jean Mon­net la voy­ait : une « étape vers l’organisation du monde de demain ». 


Référence

Verdir la poli­tique com­mer­ciale de l’Union européenne, n° 3, Une propo­si­tion d’ajustement car­bone aux fron­tières de l’Union européenne, Pol­i­cy paper, Pas­cal Lamy, Geneviève Pons, Pierre Letur­cq, Europe Jacques Delors, juin 2020.

Con­sul­ter le dossier : Europe, par­tie 1

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