Croire en l’Europe, un enjeu de civilisation, Athéna, déesse de la cité

Croire en l’Europe, un enjeu de civilisation

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Philippe HERZOG (59)

Mal­gré ses tares, j’aime l’héritage européen que nous dilapi­dons. Alors qu’un change­ment de civil­i­sa­tion est engagé dans une incer­ti­tude rad­i­cale, nous devons nous engager à repenser notre Europe de fond en comble.

L’Europe est une civil­i­sa­tion au sens que les his­to­riens don­nent à cette notion : un espace où des sociétés parta­gent des croy­ances et des biens pen­dant de très longues péri­odes. Cha­cune repose sur des représen­ta­tions de l’homme et du cos­mos, qui sont fondées sur une éthique et des con­nais­sances mul­ti­ples et tou­jours en mou­ve­ment. Cha­cune est singulière.

Notre civilisation peut-elle revivre ? 

Depuis les Lumières, l’Europe s’est don­né une mis­sion : chang­er la vie et chang­er le monde. Européens, nous voulions nous extraire de la nature pour nous en ren­dre « comme maîtres et pos­sesseurs » (selon les mots de Descartes), « faire l’histoire », et pro­jeter nos con­cep­tions jugées par nous uni­verselles sur les autres peu­ples. Ces trois traits se déli­tent aujourd’hui : la con­science que nous dégradons notre milieu naturel mine l’idée de pro­grès ; la flèche que nous don­nions à l’histoire s’est brisée et la perte de vision du long terme se traduit par un présen­tisme alié­nant ; la pré­ten­tion de l’Occident à incar­n­er une civil­i­sa­tion mon­di­ale ne repose plus que sur du sable. Dans le passé cette civil­i­sa­tion a som­bré plusieurs fois et con­nu des renaissances.

Vic­tor Hugo a saisi admirable­ment ce qu’il appelait « les trois luttes de l’homme européen » : croire (en des sources morales et spir­ituelles), vivre (pro­duire les moyens de notre bien-être) et créer (une cité poli­tique démoc­ra­tique). Dans cet esprit nous devons retra­vailler nos tra­di­tions car nous ne savons plus qui nous sommes ; et trans­former nos insti­tu­tions économiques et poli­tiques car nous ne savons plus ce que nous voulons partager.


REPÈRES

D’Hérodote à Jean Mon­net en pas­sant par Mon­tesquieu ou Saint-Simon, l’histoire de la con­science européenne a con­nu de nom­breux détours. Sa con­créti­sa­tion récente dans les insti­tu­tions actuelles, au tra­vers des mul­ti­ples traités qui ont jalon­né les six dernières décen­nies, est aujourd’hui mar­quée par une ten­sion civil­i­sa­tion­nelle nouvelle.


Un immense travail de mémoire nécessaire

L’euroscepticisme de ceux qui ne croient pas en l’Europe est nour­ri par des carences éduca­tives et insti­tu­tion­nelles pro­fondes. Nous avons des comptes à régler avec notre his­toire, mais chaque sys­tème d’éducation nationale cul­tive ses légen­des et pro­duit de l’ignorance. Faire table rase des tra­di­tions et de la plu­ral­ité des men­tal­ités con­tribue au nihilisme et au scep­ti­cisme, au risque de nous autodétruire.

Hérodote voy­ait le monde divisé en trois par­ties : l’Europe (essen­tielle­ment grecque), l’Asie et la Libye. Beau­coup plus tard, au prix de frac­tures suc­ces­sives dans un espace où les Latins et les Ger­mains se sont mar­iés, notre Europe s’est créée comme civil­i­sa­tion dans la longue péri­ode de décom­po­si­tion de l’Empire romain, fruit de mul­ti­ples sources. Les Grecs ont doté l’esprit d’une soif de con­nais­sance. Les Juifs ont ouvert un hori­zon de temps humain. Rome a incar­né l’idée de République. Le chris­tian­isme a inven­té une morale avec au cœur une notion de per­son­ne selon laque­lle chaque être humain a une égale valeur…

Mais ces fon­da­tions com­munes n’impliquent pas for­cé­ment une con­science d’être européen. Lucien Feb­vre ne la voit appa­raître qu’au XVe siè­cle, quand Philippe de Com­mynes expose la ressem­blance et la beauté des idées et des lieux qu’il a con­nus lors de ses déplace­ments et la fierté qu’il en tire. Après près d’un mil­lé­naire de Chré­tien­té, cette con­science s’affirme pleine­ment avec l’émergence fon­da­men­tale et impérieuse de la valeur Lib­erté. Armée de la sci­ence, source de vérité et foy­er d’innovation, elle a été mise au ser­vice du pro­grès et de la puis­sance. L’exploration du monde a ouvert l’espace et l’esprit, et le salut de l’âme n’est plus la pre­mière préoccupation.

Une conscience européenne d’abord élitiste

La cul­ture européenne fut celle des élites, elle a précédé la for­ma­tion des cul­tures pop­u­laires inscrites dans les États-nations. Et les ten­sions entre l’Idée d’une Europe à créer et les réal­ités des États se voulant sou­verains n’ont pas cessé. Mon­tesquieu et Voltaire ont revendiqué la cul­ture européenne con­tre l’État ; Rousseau a rejeté l’européisme civil­isa­teur et priv­ilégié la con­sti­tu­tion des nations ; Kant a jus­ti­fié l’objectif d’une unité poli­tique de l’Europe par sa mis­sion : réalis­er l’Idée d’une paix per­pétuelle. En 1815, Saint-Simon a pré­con­isé la créa­tion d’une Fédéra­tion européenne avec un Par­lement pour prévenir les con­flits pou­vant résul­ter de l’unification alle­mande qu’il antic­i­pait ; puis, Mazz­i­ni a opposé à la con­cep­tion française d’une Europe conçue à notre image l’exaltation d’un lien fon­da­men­tal à établir entre une fédéra­tion des peu­ples européens et l’unité ital­i­enne en gestation.

L’Idée d’Europe poli­tique n’aboutira con­crète­ment qu’après la Deux­ième Guerre mon­di­ale. Mais cette nais­sance tar­dive était déjà frag­ilisée par les rival­ités entre les États européens, les rav­ages de l’ultralibéralisme qui exalte la com­péti­tion et ignore la coopéra­tion, et plus en pro­fondeur parce que l’homme européen est dévoré par la tech­nique dont sa vie dépend de plus en plus.

La décon­struc­tion d’une cul­ture peut con­duire au pire : rap­pelons-nous que le nazisme a voulu éradi­quer la cul­ture judéo-chré­ti­enne et celle des Lumières.

“La déconstruction d’une culture peut conduire au pire.”

Une conscience à l’épreuve de l’altérité

L’humanisme européen s’est voulu vérité uni­verselle et l’Europe mod­erne s’est pro­jetée dans le monde en usant de sa puis­sance par tous les moyens. À l’épreuve de l’altérité, elle devra acquérir une tout autre vision de l’humanité. Au sein même de notre Union, chaque nation cherche son unité dans son his­toire, sans lien avec celle des autres. L’uniformisation des règles à défaut de véri­ta­bles poli­tiques com­munes attise les con­flits d’identité. L’arrogante mécon­nais­sance de l’histoire trag­ique des peu­ples des pays de l’Est a forte­ment con­tribué à la croy­ance française que l’élargissement de l’Union était nuis­i­ble. Et cette Union a com­plète­ment échoué à nour­rir des rela­tions fructueuses avec nos voisins russ­es, turcs, et du sud de la Méditer­ranée. Aujourd’hui, le refus des migrants sert de mar­queur aux Européens. Loin­tain est l’universalisme dans une Union introvertie.

Une Europe qui voudrait se fer­mer se renierait. Les fron­tières internes et externes doivent devenir des passerelles, des foy­ers de sol­i­dar­ité pour des mobil­ités humaines d’accueil et de coopéra­tion. Niet­zsche obser­vait que nous n’aimons pas l’humanité dès lors que l’autre ne nous ressem­ble pas. Pour­tant la souche human­iste reste vivace, le com­bat con­tre un racisme endémique avance, l’Europe mène encore un com­bat posi­tif pour les Droits de l’homme mais elle est partout sus­pecte d’hypocrisie.

De grands défis de reconnaissance d’autrui devant nous

L’Afrique, jeunesse du monde, veut et doit con­stru­ire son autonomie de pen­sée et d’action avec ses pro­pres con­cep­tions de la lib­erté et de l’Être-ensemble. Elle a besoin de sou­tiens mas­sifs. La Chine, dont les tra­di­tions cul­turelles sont beau­coup plus anci­ennes que les nôtres, mobilise des notions de ver­tu et de per­fec­tion­nement de soi con­tra­dic­toires avec celles de la lib­erté illim­itée de l’Occident. Il faut appren­dre à par­ler avec elle.

L’exemple du jésuite Mat­teo Ric­ci est extra­or­di­naire. Par­ti évangélis­er la Chine à la fin du XVIe siè­cle, il s’est inculqué sa cul­ture au prix d’un effort de tous les jours, et a partagé les con­nais­sances math­é­ma­tiques, sci­en­tifiques et philosophiques qu’il avait acquis­es dans sa jeunesse en Europe. La Chine recon­nais­sante l’a vénéré comme l’un de ses plus grands maîtres. Écou­tons l’Indien Chakrabar­ty quand il appelle à provin­cialis­er l’Europe : c’est ain­si que nous nous grandirons, car dans le monde de demain il n’y aura plus ni cen­tre ni périphéries. Par­ticiper à con­stru­ire une civil­i­sa­tion mon­di­ale, c’est entraver la déca­dence de la nôtre.

Refonder les valeurs et le projet européens

Longtemps l’homme européen a été inspiré par les fig­ures du sacré, et ses insti­tu­tions ont dû s’en recom­man­der. L’Église a sur­plom­bé les États en for­ma­tion, puis ceux-ci se sont éman­cipés et les nations ont cul­tivé leurs légen­des et des reli­gions poli­tiques. La cul­ture de l’homo eco­nom­i­cus a dégradé l’humanisme, et le cap­i­tal­isme ascen­dant a provo­qué des luttes sociales d’envergure dont l’issue pro­vi­soire a été trou­vée dans la for­ma­tion de l’État prov­i­dence. Puis, quand le com­mu­nisme s’est effon­dré, de grandes sociétés multi­na­tionales sont dev­enues des puis­sances à part entière sur le marché glob­al­isé, et le cou­ple État-Entre­prise a rem­placé le cou­ple Église-État au cœur de nos sociétés.

Ces enjeux sont exac­er­bés par la prodigieuse révo­lu­tion numérique qui boule­verse toute l’œuvre des Lumières visant à human­is­er nos méth­odes de pen­sée et d’agir. Pour le moment, elle véhicule beau­coup plus un matéri­al­isme qu’un human­isme. Con­fi­er nos savoirs et nos désirs à de grandes sociétés multi­na­tionales qui en retour captent notre atten­tion et créent nos addic­tions, puis deman­der à nos États de pro­téger nos lib­ertés alors qu’eux-mêmes surad­min­istrent les sociétés est une ter­ri­ble impasse. On com­mence à peine à en pren­dre conscience.

“Il faut vouloir former société en Europe.”

Comment renouveler l’idée de progrès ? 

Les répons­es des entre­pris­es et des États fusent et le faire évac­ue le pourquoi. Les valeurs de lib­erté, de vérité et de jus­tice sont tou­jours vivantes, mais elles sont dévoyées. On par­le de respon­s­abil­ité per­son­nelle et de sol­i­dar­ité à acquérir mais nous n’arrivons plus à nous représen­ter col­lec­tive­ment le bien commun.

Réha­biliter notre milieu naturel et nous adapter au réchauf­fe­ment cli­ma­tique sont des néces­sités vitales mais nous ne pour­rons chang­er notre rap­port à la nature que si nous changeons nos rap­ports humains. L’homme est le pre­mier des biens com­muns, il faut le réha­biliter. La « crois­sance verte » reste un leurre ; comme le dis­ait notre ancêtre poly­tech­ni­cien Auguste Comte, dont la philoso­phie pos­i­tiviste mérite encore l’attention, on ne doit détru­ire que ce qu’on rem­place. Nous devons recon­stru­ire une société indus­trielle en asso­ciant à l’objectif écologique l’objectif d’un nou­veau plein emploi sans exclure per­son­ne. On oublie que la valeur tra­vail a été au cœur des luttes des deux derniers siècles.

Tout cela doit nous con­duire à réin­ter­roger les rôles de l’État et des entre­pris­es et leurs liens pour que ces deux grandes insti­tu­tions coopèrent avec une société civile con­struc­tive. Elles auront deux mis­sions fon­da­men­tales : dévelop­per les capac­ités humaines et restau­r­er les biens col­lec­tifs (habi­tat naturel et humain, énergie et trans­ports, san­té, édu­ca­tion et infor­ma­tion, sécu­rité et défense). L’antagonisme entre cap­i­tal­isme et social­isme pour­rait alors être relégué au passé.

Transformer notre démocratie

Notre démoc­ra­tie dev­enue étroite­ment délé­gataire et surad­min­istrée étouffe les poten­tiels de la société. Il faut la trans­former en démoc­ra­tie de par­tic­i­pa­tion. Il ne faut pas se mas­quer les dif­fi­cultés et les devoirs que cela exige : une for­mi­da­ble muta­tion des sys­tèmes et con­tenus édu­cat­ifs, une désé­tati­sa­tion de l’exercice des pou­voirs afin d’installer une décen­tral­i­sa­tion véri­ta­ble, une réin­ven­tion de la plan­i­fi­ca­tion et des investisse­ments de long terme, une rota­tion dans l’exercice des fonc­tions de direction…

L’Union européenne sera un catal­y­seur de ces muta­tions si on la trans­forme en lab­o­ra­toire des nou­velles sol­i­dar­ités. Elle restau­r­erait ain­si l’image de Lumière qu’elle a per­due. Chaque peu­ple européen, cha­cun selon ses tal­ents et ses inspi­ra­tions, doit pou­voir con­naître et appréci­er l’Union dans sa vie quo­ti­di­enne et s’approprier le choix des poli­tiques com­mu­nau­taires. Ce qui jus­ti­fierait une refon­da­tion des insti­tu­tions autour de promess­es nou­velles de paix et de développement.

Un nouveau chemin à découvrir

Le mod­èle fédéral­iste des États-Unis d’Europe est inadéquat puisque nos sociétés enten­dent garder leurs iden­tités pro­pres. Quant à la notion de sou­veraineté européenne, elle est con­tra­dic­toire avec la sou­veraineté des États qui reste farouche­ment revendiquée, et avec une gou­ver­nance cen­trale de l’Union con­duite sur un mode inter­gou­verne­men­tal et tech­nocra­tique. Le chemin à décou­vrir et à emprunter est celui de la libre-asso­ci­a­tion de peu­ples avec la mise en place des infra­struc­tures d’une véri­ta­ble com­mu­nauté poli­tique. Pour cela, il faut vouloir for­mer société en Europe, chaque peu­ple apprenant à con­naître et aimer les autres et à faire richesse de la plu­ral­ité. Toutes les formes de coopéra­tions trans­fron­tières volon­taires durables entre les col­lec­tiv­ités publiques, les entre­pris­es et les asso­ci­a­tions devront être multipliées.

Socrate voulait qu’on prenne soin de l’âme et, pour Pla­ton, nous enseigne Paul Ricœur : « L’âme, c’est le tra­vail sur l’Être. » Notre Europe a‑t-elle pris soin de son âme ? L’Avoir a pris le pas sur l’Être. Et s’agissant de celui-ci, n’avons-nous pas sur­val­orisé l’intellect et dévoyé l’émotion et la volonté ?

Pour renouer avec l’espérance, la rai­son doit être guidée par la foi, mais laque­lle ? Toutes les sources spir­ituelles – sci­ences, arts, reli­gions, philoso­phies – doivent œuvr­er à une nou­velle foi dans l’homme et la vie. Les Européens sont-ils encore capa­bles de transcendance ?


Des valeurs fondatrices ébranlées

Les Traités européens affir­ment que l’Union repose sur deux valeurs fon­da­men­tales : le marché et la démoc­ra­tie. Or, toutes deux souf­frent de biais pro­fonds. L’échange marc­hand a tri­om­phé au détri­ment de l’échange fondé sur le don et l’affec­tio soci­etatis manque entre les nations d’Europe. Pour­tant l’on entend dire que l’Europe est un civ­i­liza­tion state, un « taber­na­cle de la démoc­ra­tie ». L’illibéralisme des « pop­ulistes » nous ren­voie en miroir ren­ver­sé et car­i­cat­ur­al le délabre­ment des insti­tu­tions occidentales.


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