Règles de la concurrence et développement économique en Europe

Règles de la concurrence et développement économique en Europe

Dossier : Croire en l'Europe après le BrexitMagazine N°761 Janvier 2021
Par Serge CATOIRE (75)

Dans le domaine économique et compte tenu du fait que l’Europe a été con­sti­tuée fon­da­men­tale­ment sur le principe d’un marché élar­gi, la poli­tique de la con­cur­rence appliquée est déter­mi­nante pour la prospérité et même la survie de l’ensemble qu’elle constitue.

L’Europe vit en 2020 plusieurs crises simul­tané­ment : le Brex­it résulte de déci­sions spé­ci­fiques, sinon à notre con­ti­nent du moins à une île qui lui est voi­sine ; la crise de la Covid-19 a été plané­taire mais a eu un impact par­ti­c­uli­er sur nos économies. À ces deux crises s’ajoute la préoc­cu­pa­tion des lim­ites cli­ma­tiques, qui paraît beau­coup plus uni­for­mé­ment com­prise en Europe occi­den­tale qu’ailleurs dans le monde. La con­struc­tion du « monde d’après » est à l’ordre du jour : ces trois crises peu­vent être l’occasion de repenser le fonc­tion­nement de la poli­tique européenne de la concurrence.


REPÈRES

Sur le principe, les règles de la con­cur­rence con­tribuent au développe­ment économique. Elles visent en effet à éviter que des sociétés en sit­u­a­tion de mono­pole ou d’oligopole s’endorment et ne déploient des efforts que pour faire pay­er au con­som­ma­teur le prix le plus élevé. Dès la décen­nie 1980, deux phénomènes ont ren­du plus com­plexe l’appréciation du niveau de con­cur­rence : l’évolution tech­nologique a brouil­lé les fron­tières entre dif­férents marchés et ren­du plus dif­fi­cile l’appréciation de leurs lim­ites, tan­dis que l’ouverture des fron­tières a élar­gi le champ des con­cur­rents poten­tiels. L’existence des Gafa et le fait que le pre­mier équipemen­tier mon­di­al dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions soit main­tenant chi­nois mon­trent l’ampleur et la rapid­ité des évo­lu­tions con­nues ces vingt dernières années. Ces évo­lu­tions mod­i­fient l’analyse du risque de monopole.


Les économies de marché protègent la concurrence, qui est un aiguillon indispensable au développement économique

Dans les pays à économie de marché, le principe selon lequel le con­som­ma­teur doit pay­er un prix ren­du juste par le libre jeu de la con­cur­rence et ne doit pas subir d’abus de posi­tion dom­i­nante de la part d’une entre­prise puis­sante est large­ment partagé. L’existence même d’une con­cur­rence est en un sens la dif­férence essen­tielle entre économie de marché et économie dirigée. Aux USA, la volon­té de régle­menter par la loi les abus de posi­tion dom­i­nante et de s’assurer du bon fonc­tion­nement de la con­cur­rence a trou­vé sa pre­mière con­créti­sa­tion il y a plus d’un siè­cle, sous la forme de la loi antitrust adop­tée en 1890 à l’initiative du séna­teur John Sherman. 

En Europe le traité de Rome met en tête de sa troisième par­tie, qui définit « la poli­tique de la com­mu­nauté », les « règles de la con­cur­rence » (chapitre 1er du titre I). Le pre­mier arti­cle de ce chapitre inter­dit les ententes, le suiv­ant sanc­tionne les abus de posi­tion dom­i­nante. Le Traité ne con­te­nait en revanche pas de règle sur le con­trôle des con­cen­tra­tions. Il est pos­si­ble qu’en 1958, et compte tenu de la place dom­i­nante des multi­na­tionales améri­caines sur l’économie de l’époque, les auteurs et les sig­nataires du Traité n’aient pas envis­agé que des fusions de sociétés européennes puis­sent rapi­de­ment con­stituer une men­ace pour la con­cur­rence à l’échelon de l’Europe.

“Des fusions de sociétés européennes peuvent constituer
une menace pour la concurrence à l’échelon de l’Europe.”

Des out­ils de con­trôle des fusions exis­taient néan­moins à l’échelle des États con­sti­tu­ant alors la CEE. Le plus célèbre est le Bun­deskartel­lamt, créé en Alle­magne à l’initiative des Alliés dans l’intention d’éviter que le poids des car­tels dans l’économie alle­mande atteigne à nou­veau son niveau d’avant-guerre. L’activité du Bun­deskartel­lamt découle de la loi con­tre les restric­tions à la con­cur­rence (Gesetz gegen Wettbewerbs­beschränkungen, GWB) adop­tée en Alle­magne en 1958. Un peu plus de trente ans plus tard, en 1989, le droit de l’Union européenne a don­né à la Com­mis­sion un pou­voir de con­trôle et d’autorisation des con­cen­tra­tions « de dimen­sion com­mu­nau­taire » (règle­ment n° 4064/89 relatif au con­trôle des opéra­tions de con­cen­tra­tions entre entre­pris­es, révisé en 2004).

L’ouverture des frontières et l’évolution technologique ont rendu plus difficile l’appréciation de l’intensité de la concurrence

Le règle­ment de 1989 sur le « con­trôle des opéra­tions de con­cen­tra­tions entre entre­pris­es » don­nait à la Com­mis­sion européenne la fac­ulté d’interdire des fusions d’entreprises et prévoy­ait que la déci­sion de la Com­mis­sion s’appuyait sur l’appréciation de la « créa­tion ou du ren­force­ment d’une posi­tion dominante ».

La pra­tique de la Com­mis­sion était d’apprécier pri­or­i­taire­ment cette posi­tion dom­i­nante à l’échelle du marché européen, alors que l’ouverture des fron­tières, dans les années 1980, avait déjà large­ment élar­gi le champ de la con­cur­rence. Ce décalage entre d’un côté la logique des principes juridiques retenus et de l’autre la sit­u­a­tion du marché mon­di­al n’avait pas de con­séquence dans les fil­ières peu con­cen­trées, il en avait en revanche dans les fil­ières déjà très con­cen­trées à l’échelon inter­na­tion­al et dans celles où une con­cen­tra­tion inter­na­tionale était en cours. Cela a con­duit, sur des dossiers stratégiques, à des déci­sions dont la per­ti­nence a ensuite pu être cri­tiquée et qui, dans cer­tains cas, ont été annulées par la Cour de jus­tice de l’Union européenne.

“L’Union européenne s’est attachée
à faire évoluer son droit de la concurrence.”

Les deux déci­sions en sens inverse que con­stituent l’interdiction d’une fusion par la Com­mis­sion européenne, puis la mise en cause de cette déci­sion quelques années plus tard, par la Cour de jus­tice ne se com­pensent mal­heureuse­ment pas. Faute d’avoir réal­isé leur fusion à une date don­née, les sociétés revoient en effet leur stratégie et ne peu­vent, le plus sou­vent, pas faire renaître, plusieurs années après, leur pro­jet ini­tial. Cela est par­ti­c­ulière­ment évi­dent lorsqu’une des sociétés en cause a entretemps été absorbée par un con­cur­rent (ce qui a été, par exem­ple, le cas de De Hav­il­land). L’Union européenne s’est donc attachée à faire évoluer son droit de la concurrence. 

Le règle­ment de 1989 a été ain­si révisé en 2004 par le règle­ment 139/2004 qui sub­stitue au critère juridique de « créa­tion ou ren­force­ment d’une posi­tion dom­i­nante » un critère plus économique, celui « d’atteinte sub­stantielle à la con­cur­rence ». Les déci­sions de la Com­mis­sion devaient en con­séquence repos­er sur une analyse moins formelle et une équipe d’économistes a été con­sti­tuée auprès du directeur général concerné.


Des décisions contre la concentration industrielle

L’interdiction en 1991 de la fusion ATR-De Hav­il­land aurait pu avoir sa logique dans une époque antérieure où l’essentiel de la con­cur­rence sur le marché des avions régionaux en Europe se serait joué entre ATR et Fokker. Dans le con­texte de la réor­gan­i­sa­tion mon­di­ale de la fil­ière qui a con­duit à la con­sti­tu­tion de Bom­bardier et à l’émergence d’Embraer, cette inter­dic­tion n’a pas empêché la dis­pari­tion de l’activité de con­struc­tion d’avions de Fokker (en 1999), on peut con­sid­ér­er qu’elle a retardé de vingt-six ans le moment où l’industrie aéro­nau­tique européenne a repris pied sur le marché des jets régionaux (achat de Bom­bardier par Air­bus en 2017). 

L’interdiction, en 1999, de la fusion entre Alcan, Algroup et Pechiney selon des modal­ités qui auraient don­né aux sites européens un rôle stratégique dans le nou­v­el ensem­ble a con­duit Alcan à repren­dre ensuite suc­ces­sive­ment Algroup, puis Pechiney, qui a ain­si dis­paru (la par­tie aval du groupe issu de la fusion a été fil­ial­isée puis cédée ; aujourd’hui, Bpifrance est le pre­mier action­naire de cette société, qui a pris en 2011 le nom de Con­stel­li­um). Plus récem­ment, en 2002, la Cour de jus­tice européenne a remis en cause l’interdiction opposée par la Com­mis­sion à dif­férents pro­jets de fusion, dont deux avaient une impor­tance par­ti­c­ulière pour l’industrie française : la fusion Schnei­der-Legrand et celle entre Tetra Laval et Sidel.


Le poids actuel des Gafa, des BATX et de sociétés chinoises à la pointe de la technologie commerciale modifie l’appréciation du risque de monopole

Poly­tech­nique étant une école mil­i­taire, les lecteurs de La Jaune et la Rouge con­nais­sent bien l’aphorisme de Napoléon Bona­parte : « La guerre est un art sim­ple et tout d’application » ; et celui du général améri­cain Dou­glas MacArthur : « Les batailles per­dues se résu­ment en deux mots : trop tard. » Les principes de la poli­tique européenne de la con­cur­rence sont très proches de ceux de la plu­part des autres pays de l’OCDE.

Le défi auquel doit répon­dre la mise en œuvre de la poli­tique européenne de la con­cur­rence est, tout en con­ser­vant des principes qui sont large­ment admis, d’adapter la manière de les met­tre en œuvre à l’évolution du con­texte con­cur­ren­tiel mon­di­al, d’une manière suff­isam­ment rapi­de pour ne pas traiter les dossiers d’une décen­nie avec la prob­lé­ma­tique de décen­nies antérieures. La préoc­cu­pa­tion du mono­pole et la crainte du risque d’abus de posi­tion dom­i­nante con­duisent en effet tout obser­va­teur à regarder pri­or­i­taire­ment du côté des géants améri­cains du numérique et du côté des géants chi­nois con­sti­tués ou en constitution.

Les géants améri­cains du numérique con­stituent une puis­sance finan­cière, économique et sociale qui n’a pas d’équivalent dans le passé récent. Au pre­mier trimestre 2020, l’activité d’Apple lui a ain­si généré un cash-flow de 30 mil­liards de dol­lars. Au même moment, Google abor­dait l’année avec une tré­sorerie dépas­sant 100 mil­liards de dol­lars. En jan­vi­er 2020, la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière com­binée d’Apple, Microsoft, Ama­zon, Alpha­bet (mai­son mère de Google) et Face­book a dépassé 5 000 mil­liards de dol­lars, soit deux fois la val­ori­sa­tion cumulée des 120 groupes cotés qui com­posent l’indice SBF 120 français, ou près de qua­tre fois la cap­i­tal­i­sa­tion totale du CAC 40.

“Les géants américains du numérique constituent une puissance financière,
économique et sociale qui n’a pas d’équivalent dans le passé récent.”

Cette puis­sance économique reste majeure même à l’échelle des USA : à eux seuls les cinq groupes dont les noms sont regroupés dans l’acronyme Gafam représen­taient en avril 2020 22 % de la cap­i­tal­i­sa­tion totale du S&P 500. La puis­sance économique et finan­cière que traduisent ces chiffres s’accompagne d’une influ­ence majeure sur la société. Ain­si, Face­book a joué un rôle cer­tain dans les résul­tats de l’élection prési­den­tielle améri­caine de 2016, Google et Apple parais­sent avoir joué un rôle décisif dans le choix fait par le gou­verne­ment alle­mand pour le sys­tème de traçage et de préven­tion des con­ta­gions dans le cadre de l’épidémie de la Covid-19.

Pen­dant la péri­ode qui voy­ait émerg­er ces nou­veaux géants améri­cains dans le numérique, la Chine s’est inté­grée dans l’économie mon­di­ale et y a dévelop­pé des firmes que leur taille, leurs per­for­mances tech­niques et leurs réserves finan­cières pla­cent au pre­mier rang mon­di­al. Que le déploiement d’une nou­velle généra­tion de télé­phonie mobile, la 5G, ne puisse pas se faire selon le même cal­en­dri­er selon que ce déploiement s’appuie ou pas sur une com­pag­nie chi­noise n’aurait pas été imag­in­able il y a vingt ans et con­stitue néan­moins la réal­ité en 2020.

Ex post, on ne peut que se deman­der si, lorsqu’elle a accep­té l’acquisition d’Instagram par Face­book et lorsqu’elle s’est opposée à la fusion des activ­ités fer­rovi­aires d’Alstom et de Siemens, la Com­mis­sion européenne avait perçu l’ampleur et la rapid­ité des évo­lu­tions en cours dans la taille des géants du numérique et dans l’émergence de com­péti­teurs chi­nois dominants.

L’Europe vit, en 2020, plusieurs crises simultanément, elle ne peut que se réinventer, la politique de la concurrence sera un des volets de cette réinvention

L’année 2020 voit se cumuler en Europe les crises san­i­taire et économique dues à la pandémie de la Covid-19, et une crise spé­ci­fique liée à la fin de la pré­pa­ra­tion puis, en jan­vi­er 2021, à la réal­i­sa­tion du Brex­it. La nou­velle Com­mis­sion européenne, qui a pris ses fonc­tions à la fin de l’année 2019, a affiché la volon­té de revoir la mise en œuvre de plusieurs poli­tiques clés de l’Union européenne. 

Une con­sul­ta­tion a ain­si été engagée en juin 2020 sur une stratégie com­mer­ciale visant à « l’autonomie stratégique ouverte » de l’Union. De même, la mise en œuvre de la poli­tique de la con­cur­rence pour­rait être refondée pour « met­tre en place une réciproc­ité effec­tive » et vis­er « la résilience et l’autonomie ». Il s’agirait en par­ti­c­uli­er de sur­veiller les sou­tiens financiers publics dont béné­fi­cient les sociétés étrangères sus­cep­ti­bles d’opérer dans l’Union européenne – en cas de sub­ven­tion iden­ti­fiée, la Com­mis­sion prendrait des mesures de rétab­lisse­ment de la concurrence.

“Viser la résilience et l’autonomie.”

Le monde bouge vite. S’organiser pour que le fonc­tion­nement de l’alliance à 27 qu’incarne l’Union européenne bouge aus­si vite que lui, c’est le défi que la Com­mis­sion européenne doit relever. L’Europe s’est jusqu’à présent ren­for­cée lors des crises qu’elle a subies. Les actions mis­es en œuvre en réac­tion à la pandémie lais­sent espér­er qu’elle prenne à nou­veau le chemin de relever les défis aux­quels elle est confrontée. 

Poster un commentaire