Les enjeux de l’eau à Buenos Aires

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Charles CHAUMIN (71)

L’his­toire du développe­ment de ser­vices essen­tiels comme l’eau et l’as­sainisse­ment dans une méga­pole de la dimen­sion de Buenos-Aires (Argen­tine), leur sit­u­a­tion présente et leurs per­spec­tives offrent un champ riche et com­plet d’analyse de la com­plex­ité et de l’in­ter­péné­tra­tion des enjeux tech­niques, envi­ron­nemen­taux, insti­tu­tion­nels et de ges­tion qui s’y rat­tachent. L’ar­ti­cle abor­de suc­cincte­ment ces per­spec­tives par une revue rapi­de, et pour autant incomplète :

  • de la ville, de son envi­ron­nement, de ses infrastructures,
  • du con­texte insti­tu­tion­nel de la ges­tion des ser­vices d’eau et d’assainissement,
  • des enjeux relat­ifs au développe­ment et à la ges­tion des ser­vices, notam­ment dans le cadre du plus impor­tant parte­nar­i­at pub­lic-privé engagé, au début des années 1990, par la mise en ges­tion déléguée sous forme de con­ces­sion des ser­vices d’eau et ‘assainisse­ment de l’agglomération.

Buenos Aires, mégapole en croissance

Buenos Aires est une des 15 pre­mières aggloméra­tions mon­di­ales avec une pop­u­la­tion aujour­d’hui d’en­v­i­ron 13 mil­lions d’habi­tants. Elle s’est forte­ment dévelop­pée tout au long du vingtième siè­cle et se développe encore mais à un rythme désor­mais ralen­ti alors que d’autres mégapoles de pays du Sud, comme Bom­bay, con­tin­u­ent à croître fortement.

L’émi­gra­tion européenne est la prin­ci­pale orig­ine du développe­ment dans la pre­mière par­tie du siè­cle dernier. Puis l’at­trac­tion de la ville-cap­i­tale a entraîné une sec­onde vague d’émi­gra­tion venant de l’in­térieur du pays. Enfin l’émi­gra­tion régionale venant d’autres pays du con­ti­nent tels que le Pérou, la Bolivie ou le Paraguay a provo­qué une part impor­tante de la crois­sance des vingt-cinq dernières années. Sur ce fond d’af­flux d’habi­tants, la ville a con­nu une indus­tri­al­i­sa­tion assez forte dans la pre­mière moitié du siè­cle et des phénomènes de désin­dus­tri­al­i­sa­tion dans la deux­ième moitié du siè­cle, par­ti­c­ulière­ment mar­qués depuis 1980.

Buenos Aires est une méga­pole con­trastée entre la ville cap­i­tale et la ban­lieue appelée conur­bano, admin­is­tra­tive­ment située dans la province de Buenos Aires et qui s’est dévelop­pée dans les vingt-cinq dernières années. C’est dans cette zone que l’on trou­ve le plus d’hétérogénéité et de frag­men­ta­tion à la fois urbaine et sociale. Les pop­u­la­tions sont de class­es moyennes ou pau­vres, et la pré­car­ité de ces pop­u­la­tions tend à s’ag­graver en rai­son des crises économiques et sociales successives.

Des ressources en eau inépuisables

Buenos Aires est située en bor­dure du Rio de La Pla­ta, estu­aire du fleuve Parana qui con­stitue le deux­ième bassin hydro­graphique d’Amérique latine. Le débit qui y tran­site est très élevé : 20 000 m3 d’eau douce chaque sec­onde en moyenne. La ville en prélève env­i­ron 50 m3/s : la ressource en eau douce est donc quan­ti­ta­tive­ment inépuis­able, ce qui con­stitue un fac­teur favor­able pour le développe­ment de ser­vices d’eau et d’assainissement.

Les nappes souter­raines sont très impor­tantes dans toute la région de Buenos Aires. Elles sont plus ou moins vul­nérables aux con­t­a­m­i­na­tions d’o­rig­ines divers­es, et ce par­ti­c­ulière­ment dans la zone de l’agglomération.

Un fais­ceau de riv­ières urbaines, per­pen­dic­u­laires au Rio de La Pla­ta, tra­verse l’ag­gloméra­tion : le Riachue­lo, le Rio Recon­quista… Ce sont des riv­ières à faible débit qui, au fur et à mesure de l’ur­ban­i­sa­tion de l’ag­gloméra­tion, se sont trans­for­mées en égouts à ciel ouvert.

Le développement des infrastructures

À la fin du xixe siè­cle Buenos Aires, déjà ville de quelques cen­taines de mil­liers d’habi­tants, engage d’une manière volon­taire et ambitieuse le développe­ment de ses infra­struc­tures. C’est le cas en par­ti­c­uli­er pour l’eau et l’as­sainisse­ment, dont le développe­ment répond à des crises san­i­taires impor­tantes, et notam­ment à des épidémies répétées de fièvre jaune. L’Ar­gen­tine a béné­fi­cié en la per­son­ne de John Bate­man, ingénieur anglais, d’un vision­naire équiv­a­lent à Eugène Bel­grand, le con­cep­teur, à la même époque, des sys­tèmes d’al­i­men­ta­tion d’eau et d’as­sainisse­ment de Paris. En 1870, Bate­man éla­bore un plan de développe­ment des infra­struc­tures san­i­taires de Buenos Aires de très grande enver­gure sur le long terme. Cette plan­i­fi­ca­tion de long terme et ce développe­ment volon­tariste ont été pour­suiv­is jusqu’à la fin des années soix­ante, époque à laque­lle l’ag­gloméra­tion de Buenos Aires présen­tait des infra­struc­tures san­i­taires assez remar­quables, com­parées à celles d’autres aggloméra­tions du con­ti­nent sud-améri­cain ou d’autres pays du Sud. Mais les années soix­ante-dix mar­quent l’en­trée dans une phase de déclin et de déficit crois­sant en ter­mes d’ex­ten­sion des réseaux et de taux de cou­ver­ture des ser­vices, qui s’é­ten­dra sur deux décennies.

Pour ren­vers­er cette ten­dance et met­tre fin à cette sit­u­a­tion de déficit crois­sant en ter­mes de ser­vices, le gou­verne­ment argentin adoptera au début des années 1990 une poli­tique résolue et ambitieuse d’ap­pel sys­té­ma­tique au secteur privé pour gér­er et dévelop­per les réseaux et ser­vices publics : eau, énergie, trans­ports… C’est ain­si en par­ti­c­uli­er que le ser­vice d’eau et d’as­sainisse­ment de Buenos Aires, antérieure­ment assuré par l’en­tre­prise d’É­tat Obras San­i­tarias de la Nacion (OSN), sera mis en con­ces­sion pour trente ans, con­ces­sion attribuée par appel d’of­fres inter­na­tion­al à la Société Aguas Argenti­nas, dont Suez est depuis sa créa­tion en 1993 l’opéra­teur et le pre­mier actionnaire.

Caractéristiques principales des systèmes d’eau et d’assainissement de Buenos Aires

L’eau util­isée par Buenos Aires est prin­ci­pale­ment prélevée dans le Rio de La Pla­ta. Elle est traitée dans deux usines d’eau potable, par­mi les plus grandes au monde. Cette eau potable est alors trans­portée par un réseau de tun­nels d’une pro­fondeur d’en­v­i­ron 30 m (les rios sub­ter­ra­ne­os) jusqu’à des sta­tions de pom­page, qui refoulent sur les réseaux de dis­tri­b­u­tion pri­maire puis secondaire.

Buenos Aires pro­duit 4,5 mil­lions de mètres cubes par jour pour une pop­u­la­tion aujour­d’hui desservie d’en­v­i­ron 8 mil­lions d’habi­tants, soit 600 litres par habi­tant et par jour. C’est le triple de ce qui est pro­duit et con­som­mé dans une ville comme Paris par exem­ple en ter­mes de dota­tion par habi­tant. C’est le reflet à la fois de l’abon­dance de la ressource et du com­porte­ment des con­som­ma­teurs en réac­tion à un fac­teur impor­tant : l’eau dis­tribuée à Buenos Aires n’est majori­taire­ment pas comp­tée. Il y a peu de comp­teurs domes­tiques et il y a donc un droit d’usage sans lim­ite de l’eau con­tre le paiement d’un tarif, en réal­ité une taxe assise sur la valeur fon­cière de la propriété.

Inter­vi­en­nent égale­ment dans ce bilan les pertes tech­niques sur les réseaux qui, même si elles ont été notable­ment réduites sur la dernière décen­nie grâce à des cam­pagnes sys­té­ma­tiques de recherche et répa­ra­tion de fuites, n’en demeurent pas moins impor­tantes en rai­son de l’âge des réseaux et de la qual­ité sou­vent insuff­isante de leur pose et de leur maintenance.

En ce qui con­cerne l’as­sainisse­ment, le réseau conçu ini­tiale­ment par Bate­man a été dévelop­pé sur un mode uni­taire sur le cen­tre ancien (radio antiguo) et s’est ensuite dévelop­pé sur un mode séparatif, c’est-à-dire avec une sépa­ra­tion théorique des eaux plu­viales et des eaux usées. Quelques grands col­lecteurs (cloa­cas max­i­mas) tra­versent la ville sur une très faible pente, et débouchent en aval de l’ag­gloméra­tion par un émis­saire dans le Rio de La Pla­ta. Il existe égale­ment deux étab­lisse­ments d’épu­ra­tion d’eaux résid­u­aires réal­isés dans le cadre de la con­ces­sion, d’une capac­ité totale proche de 1 mil­lion d’équivalents-habitants.

Le déficit de services, facteur de risque

La phase de déclin des infra­struc­tures des années 1970 ayant cor­re­spon­du à un fort développe­ment de l’ag­gloméra­tion, il en résulte, au démar­rage de la con­ces­sion en 1993, un déficit impor­tant de cou­ver­ture des ser­vices d’eau et d’as­sainisse­ment : 60 % de taux de cou­ver­ture en eau potable, 50 % en assainissement.

Sur les 10 mil­lions d’habi­tants cou­verts par la con­ces­sion, 4 mil­lions d’habi­tants n’avaient pas l’eau potable à par­tir du réseau au début de la con­ces­sion, 5 mil­lions d’habi­tants n’avaient pas l’as­sainisse­ment col­lec­tif et la qua­si-total­ité de l’eau col­lec­tée en assainisse­ment était rejetée sans traite­ment. Les 3 mil­lions d’habi­tants situés en zone urbaine hors du périmètre de la con­ces­sion sont encore plus mal desservis avec des taux de cou­ver­ture de l’or­dre de 30 à 40 % pour l’eau et de 10 à 20 % pour l’assainissement.

Les efflu­ents des zones non rac­cordées à l’as­sainisse­ment se rejet­tent dans la nappe, ce qui con­tribue à sa dégra­da­tion. Elle est très chargée en nitrates, en matières organiques… Or, les habi­tants non rac­cordés aux réseaux d’eau potable accè­dent à l’eau à par­tir de puits indi­vidu­els, plus ou moins pro­fonds et de manière plus ou moins pro­tégée dans la nappe souter­raine. Celle-ci devient une ressource à risque san­i­taire, en par­ti­c­uli­er pour les plus pau­vres dont les puits sont moins pro­fonds et donc moins protégés.

À cela s’a­joute une sit­u­a­tion très peu con­trôlée en matière de rejets indus­triels. Les entre­pris­es sont peu sen­si­bles aux con­traintes envi­ron­nemen­tales et peu encadrées par une régle­men­ta­tion abon­dante mais insuff­isam­ment appliquée, et déversent leurs efflu­ents pol­lu­ants par­fois dans les réseaux d’as­sainisse­ment mais aus­si dans des évac­u­a­tions souter­raines, dans les réseaux d’eaux plu­viales et directe­ment dans le milieu, en par­ti­c­uli­er dans les petits cours d’eau.

La complexité institutionnelle

Sur le plan insti­tu­tion­nel, l’Ar­gen­tine est un régime fédéral avec un État fédéral, des provinces et des munic­i­pal­ités. Buenos Aires con­naît une petite par­tic­u­lar­ité puisque la ville-cap­i­tale était en fait un ter­ri­toire fédéral jusqu’en 1995. Elle est dev­enue par une réforme con­sti­tu­tion­nelle une ville- province, ce qui rajoute un acteur insti­tu­tion­nel dans le paysage. Ces dif­férents acteurs insti­tu­tion­nels, l’É­tat, les provinces, la ville-cap­i­tale, ain­si que les munic­i­pal­ités ont des com­pé­tences et des respon­s­abil­ités mul­ti­ples en matière d’amé­nage­ment, d’en­vi­ron­nement, de développe­ment et con­trôle des services.

En Argen­tine, il n’est pas évi­dent de dire qui est tit­u­laire et respon­s­able de l’or­gan­i­sa­tion des ser­vices d’eau et d’as­sainisse­ment, con­traire­ment en France où la com­mune en est claire­ment respon­s­able. Il n’y a pas un texte fon­da­men­tal qui explicite les rôles des dif­férents niveaux admin­is­trat­ifs, mais plutôt une sit­u­a­tion de fait présen­tant une dis­par­ité d’or­gan­i­sa­tion et de ges­tion des ser­vices. En matière d’amé­nage­ment et d’en­vi­ron­nement, on con­state égale­ment une mul­ti­plic­ité de com­pé­tences et de respon­s­abil­ités des dif­férents niveaux d’or­gan­i­sa­tion poli­tique et admin­is­tra­tive, dont il résulte sou­vent une abon­dance de régle­men­ta­tion, une insuff­i­sance de moyens et de coor­di­na­tion dans leur mise en œuvre, et une cohérence insuff­isante des plans ou programmes.

En matière d’eau et d’as­sainisse­ment, comme d’ailleurs dans les autres domaines de l’én­ergie ou du trans­port, l’É­tat a rem­pli le rôle prin­ci­pal de développeur d’in­fra­struc­tures et de prestataire de ser­vices par l’in­ter­mé­di­aire de sociétés nationales puis­santes jusqu’à la fin des années 1960. Ces sociétés ont ensuite péri­clité dans les deux décen­nies suiv­antes, affrontant des déficits financiers crois­sants, per­dant leur capac­ité de plan­i­fi­ca­tion à long terme et de maîtrise des évo­lu­tions de sys­tèmes com­plex­es. Elles se sont retranchées peu à peu dans une ” tour d’ivoire ” en per­dant leur capac­ité de coopéra­tion avec les autres insti­tu­tions. Elles ont été frap­pées de plein fou­et par un déficit de ressources et de capac­ités finan­cières tech­nologiques et humaines : en 1990, Obras San­i­tarias n’équili­brait pas son bud­get d’ex­ploita­tion, était surabon­dante en effec­tifs et inef­fi­ciente, n’avait aucune capac­ité d’emprunt et était rigoureuse­ment inca­pable d’investir.

Face à cette sit­u­a­tion, l’É­tat argentin a pris en 1990 une déci­sion courageuse qui con­sis­tait à mod­i­fi­er pro­fondé­ment l’or­dre des choses et des acteurs en faisant appel au secteur privé pour inve­stir, dévelop­per, mod­erniser et gér­er, tout en con­ser­vant pour lui-même un rôle pri­mor­dial d’or­gan­isa­teur et de régu­la­teur des services.

L’ambitieux projet du partenariat public-privé

La mise en con­ces­sion ” d’O­bras San­i­tarias “, ser­vice pub­lic d’eau et d’as­sainisse­ment pour 10 mil­lions d’habi­tants, répond à des objec­tifs très clairs d’in­vestisse­ment, de mod­erni­sa­tion et d’amélio­ra­tion de la ges­tion, représen­tant, en valeur 1992, 4 mil­liards de dol­lars d’in­vestisse­ments à réalis­er sur les trente ans du con­trat de con­ces­sion. Les objec­tifs sont extrême­ment ambitieux à par­tir du con­stat de départ : attein­dre 100 % de cou­ver­ture en eau, assainisse­ment et épu­ra­tion pour 10 mil­lions d’habi­tants au terme de trente ans. En France, il a fal­lu plus d’un siè­cle pour dévelop­per les infra­struc­tures que l’on con­naît aujourd’hui.

Cette con­ces­sion est, dans le con­texte des années 1990, un pro­jet à la fois ambitieux et nova­teur en ter­mes de parte­nar­i­at pub­lic-privé dans un pays en développe­ment. Elle con­stitue un change­ment rad­i­cal qui entraîne un cer­tain nom­bre d’en­gage­ments et de risques sous-jacents. C’est d’abord une nou­velle donne et de nou­veaux rôles pour l’É­tat. Aupar­a­vant ges­tion­naire et financeur, il se retire de la ges­tion et du finance­ment tout en con­ser­vant son rôle d’or­gan­isa­teur, de plan­i­fi­ca­teur et de régu­la­teur des ser­vices, ayant pour mis­sion d’en assur­er la qual­ité et la via­bil­ité sur le long terme.

Pour y arriv­er, les moyens don­nés à la con­ces­sion reposent en par­ti­c­uli­er sur un principe essen­tiel d’équili­bre économique : les tar­ifs doivent cou­vrir l’ensem­ble des coûts implicites et explicites dans le développe­ment et la ges­tion des ser­vices, en par­ti­c­uli­er les investisse­ments et le coût du cap­i­tal financier à mobilis­er. Le pro­jet de développe­ment prévoit égale­ment le recours à des finance­ments inter­na­tionaux, car l’Ar­gen­tine, en 1992–1993, n’a pas de marché local de cap­i­taux. Ce change­ment entraîne égale­ment l’émer­gence d’un nou­v­el acteur majeur : l’usager ou le client, jusque-là totale­ment pas­sif face à un ser­vice qui fonc­tion­nait mal ou ne fonc­tion­nait pas, se trou­ve investi à la fois de droits et d’oblig­a­tions vis-à-vis du service.

Les résultats obtenus : un partenariat facteur de progrès

Dans l’ensem­ble, le redresse­ment voulu par le gou­verne­ment a été réus­si. En matière de qual­ité du ser­vice, l’eau dis­tribuée est potable et étroite­ment con­trôlée, le ser­vice est con­tinu, une pres­sion sat­is­faisante assurée. Les ressources humaines se sont pro­fes­sion­nal­isées. Le niveau de tarif est par­mi les plus bas d’Amérique latine, et reste inférieur en valeur réelle au tarif de démar­rage de la concession.

1,7 mil­liard de dol­lars ont été investis en dix ans dans la con­ces­sion pour réha­biliter, renou­vel­er et éten­dre les infra­struc­tures et réseaux, soit cinq fois le mon­tant investi par OSN dans la décen­nie précé­dant la con­ces­sion. Deux mil­lions d’habi­tants sup­plé­men­taires ont été rac­cordés au réseau d’eau potable, et un mil­lion au réseau d’as­sainisse­ment. Cette expan­sion a été gérée sans exclu­sion sociale, en cher­chant à la fois à desservir les quartiers moyen­nement favorisés et à faciliter l’ac­cès aux pop­u­la­tions défa­vorisées. Pour y par­venir, des approches spé­ci­fiques impli­quant des tech­nolo­gies appro­priées, des amé­nage­ments tar­i­faires et une ingénierie sociale de par­tic­i­pa­tion active des pop­u­la­tions con­cernées ont été néces­saires : un cer­tain nom­bre d’usagers n’é­tant pas en mesure de pay­er le tarif nor­mal d’ac­cès aux ser­vices, il a fal­lu met­tre en œuvre des mécan­ismes de sol­i­dar­ité pour per­me­t­tre l’ac­cès de ces pop­u­la­tions aux ser­vices et en assur­er une ges­tion durable.

Pour financer ces investisse­ments, le cash-flow de l’en­tre­prise a été util­isé et ses résul­tats large­ment réin­vestis, mais il a égale­ment fal­lu accéder au marché financier en dol­lars. L’en­gage­ment financier de l’en­tre­prise et de ses action­naires a été impor­tant, face à un risque de change en théorie cou­vert, jusqu’à fin 2001, par la loi dite de con­vert­ibil­ité étab­lis­sant la par­ité du peso argentin avec le dol­lar, et l’in­ser­tion cor­re­spon­dante, dans le con­trat de con­ces­sion, de claus­es automa­tiques d’a­juste­ment des tar­ifs en cas de mod­i­fi­ca­tion de cette loi.

Le sys­tème insti­tu­tion­nel entourant la con­ces­sion a lente­ment mûri entre l’É­tat con­cé­dant, le régu­la­teur, les munic­i­pal­ités et la province. La con­ces­sion a con­tribué à la dynamique insti­tu­tion­nelle et a été un fac­teur de pro­grès dans les rela­tions entre les dif­férentes par­ties prenantes. Elle a per­mis aux con­som­ma­teurs et à leurs asso­ci­a­tions ain­si qu’aux élus et respon­s­ables des dif­férents niveaux poli­tiques et admin­is­trat­ifs, de pass­er d’une atti­tude pas­sive par rap­port aux ser­vices à celle d’ac­teur infor­mé, par­tie prenante aux débats sur les niveaux de ser­vices et leur expansion.

L’équili­bre économique et insti­tu­tion­nel com­plexe de la con­ces­sion a été bru­tale­ment rompu par la crise économique et finan­cière qui a frap­pé l’Ar­gen­tine à la fin de 2001.

La déval­u­a­tion bru­tale du peso argentin (dont la valeur par rap­port au dol­lar a été divisée par trois) con­séc­u­tive à l’ab­ro­ga­tion de la loi de con­vert­ibil­ité, et les lois d’ur­gence économique qui ont uni­latérale­ment blo­qué l’ensem­ble des tar­ifs des ser­vices publics (alors que, dans le même temps, les prix des pro­duits de base, y com­pris ceux pro­duits en Argen­tine comme les pro­duits ali­men­taires de pre­mière néces­sité ont aug­men­té de l’or­dre de 70 à 80 %) ont détru­it l’équili­bre économique de la con­ces­sion et mis en cause la pour­suite de son développement.

La crise économique et le change­ment de gou­verne­ment ont égale­ment entraîné une remise en ques­tion poli­tique du mod­èle d’ap­pel au secteur privé, ren­forçant les incer­ti­tudes sur le cadre futur du parte­nar­i­at pub­lic-privé dans le pays. Aguas Argenti­nas assure tou­jours la ges­tion des ser­vices dans un con­texte opéra­tionnel, économique et financier de plus en plus déli­cat, qui néces­site des déci­sions désor­mais urgentes de la part du gou­verne­ment argentin en matière de rétab­lisse­ment, par une rené­go­ci­a­tion équitable du con­trat de con­ces­sion, d’un équili­bre économique souten­able sur le moyen et long terme.

Quels enseignements pour la gestion et le développement des réseaux dans les mégapoles ?

L’his­toire riche et diver­si­fiée du développe­ment des infra­struc­tures et ser­vices d’eau et d’as­sainisse­ment de Buenos Aires apporte de nom­breux enseignements.

En pre­mier, il est fon­da­men­tal de ren­forcer la gou­ver­nance et les mécan­ismes de con­cer­ta­tion entre les dif­férentes par­ties prenantes, dans un sys­tème poli­tique, économique et social qui assume de manière durable les poli­tiques et les choix de développe­ment, d’or­gan­i­sa­tion et de ges­tion indis­pens­ables à la sat­is­fac­tion pro­gres­sive des besoins en ser­vices essen­tiels comme l’eau, l’as­sainisse­ment et la pro­tec­tion des ressources en eau néces­saires au développe­ment durable d’une méga­pole de la dimen­sion de Buenos Aires. Il est indis­pens­able qu’un cadre légal et régle­men­taire solide et durable garan­tisse les droits et devoirs de toutes les par­ties prenantes impliquées : acteurs publics, opéra­teurs et investis­seurs privés, consommateurs.

Quel finance­ment du développe­ment : le tarif ou l’im­pôt ? Le choix d’o­rig­ine de finance­ment exclusif par le tarif dans le con­texte de la con­ces­sion de Buenos Aires ne sera sans doute pas pérenne, étant don­né la crise économique et sociale à laque­lle doit faire face le pays, pour relancer demain la pour­suite du développe­ment des infra­struc­tures. Il fau­dra com­bin­er tarif et apports publics pour financer les infra­struc­tures néces­saires pour cou­vrir la demande encore insat­is­faite sur l’ag­gloméra­tion, et adapter en con­séquence les règles pour mobilis­er à la fois des finance­ments publics assumés par l’É­tat (ressources fis­cales, emprunts mul­ti­latéraux…) et des finance­ments privés.

Il est impor­tant de met­tre en place des approches inté­grées et dynamiques de plan­i­fi­ca­tion des grandes infra­struc­tures, plutôt que des approches ” mécan­istes “. Les habi­tudes des ingénieurs doivent être remis­es en ques­tion, pour les réori­en­ter en fonc­tion des évo­lu­tions des sit­u­a­tions à la fois tech­niques, envi­ron­nemen­tales, sociales et économiques, dans des logiques nou­velles de développe­ment durable. C’est un exer­ci­ce en soi com­plexe. Le cas de Buenos Aires mon­tre toute l’im­por­tance d’une réflex­ion sur le milieu envi­ron­nemen­tal dans le développe­ment des réseaux, et en par­ti­c­uli­er ceux d’as­sainisse­ment, réflex­ion qui a été insuff­isante dans la plan­i­fi­ca­tion d’o­rig­ine de la con­ces­sion déter­minée par le gou­verne­ment pour le lance­ment de l’ap­pel d’of­fres de mise en con­ces­sion. Il faut aus­si trou­ver un équili­bre, tou­jours dif­fi­cile à attein­dre, entre la main­te­nance des infra­struc­tures exis­tantes, en d’autres ter­mes le main­tien de la qual­ité pour celui qui a déjà le ser­vice, et le développe­ment des infra­struc­tures, à savoir apporter le ser­vice à ceux qui ne l’ont pas, ser­vice qui coûte de plus en plus cher au fur et à mesure qu’on s’éloigne du cœur de l’agglomération.

Pour bien plan­i­fi­er, il est indis­pens­able de bien com­pren­dre la demande réelle de ser­vices (dans cer­taines sit­u­a­tions, le plan con­tractuel de développe­ment de la con­ces­sion prévoy­ait le développe­ment pri­or­i­taire du réseau d’eau, alors que le con­som­ma­teur souhaitait de l’as­sainisse­ment). Il faut aus­si éval­uer avec soin ce que les usagers sont prêts à pay­er et com­ment ils val­orisent le ser­vice qui va leur être apporté.

Faut-il priv­ilégi­er une organ­i­sa­tion, une ges­tion et un développe­ment en méga ou mul­ti­sys­tèmes ? Le mégasys­tème per­met des économies d’échelle, ce qui est évi­dent dans le cas de Buenos Aires. Mais il est com­plexe aux plans tech­nique et insti­tu­tion­nel, car on aug­mente la mul­ti­plic­ité du ” choix pub­lic “. Cha­cun devient une voix et un acteur dans le débat autour du sys­tème et des con­di­tions économiques et tech­niques de son fonc­tion­nement et de son développement.

Le développe­ment durable de grands sys­tèmes d’in­fra­struc­ture requiert une matu­rité insti­tu­tion­nelle forte pour pré­par­er et assumer les choix qui enga­gent les acteurs publics ou privés sur le long ou le très long terme.

N. B. : l’auteur de l’article a été, de 1993 à 1998, directeur général adjoint d’Aguas Argenti­nas et, de 2002 à 2004, directeur “ Amérique du Sud ” de Suez-Environnement.

Commentaire

Ajouter un commentaire

Anonymerépondre
12 mars 2014 à 15 h 21 min

Pro­jet étu­di­ant, prévenir les inon­da­tions de Buenos Aires

Bon­jour mon­sieur, actuelle­ment étu­di­ant de deux­ième année à l’é­cole Cen­trale de Nantes, je mène avec mon équipe un pro­jet de ges­tion des excé­dents et déficits hydriques. Dans ce cadre nous avons décidé de nous intéress­er au cas de Buenos Aires, qui con­nait des inon­da­tions régulières. Mal­heureuse­ment pour nous pencher plus avant sur le sujet nous man­quons de don­nées pré­cis­es ; aus­si bien d’un point de vu géo­graphique et géologique que d’un point de vu urbain.

En par­ti­c­uli­er nous n’avons aucune carte du réseau d’eau de la ville. Ain­si, au cours de mes recherch­es, je suis tombé sur vôtre arti­cle et j’ai pen­sé que, de part votre par­cours et votre expéri­ence, vous seriez sus­cep­ti­ble de pou­voir nous aider. Pensez-vous pou­voir nous aider dans nos recherch­es et nous fournir des infor­ma­tions ou des doc­u­ments qui nous per­me­t­traient d’a­vancer sur notre pro­jet ? Mer­ci d’a­vance, Sincèrement,

Guil­laume Barbé

Répondre