DAVID FATTAL (98) ET PIERRE-EMMANUEL EVREUX (98)

Les écrans de l’avenir

Dossier : TrajectoiresMagazine N°716 Juin/Juillet 2016
Par David FATTAL (98)
Par Pierre-Emmanuel EVREUX (98)
Par Hervé KABLA (84)

Plus besoin de lunettes pour avoir une sen­sa­tion de pro­fon­deur 3D. Une tech­no­lo­gie d’écrans holo­gra­phiques, inter­face uti­li­sa­teur de l’avenir va être dif­fu­sée dans un an. Ou com­ment uti­li­ser une tech­no­lo­gie bien connue dans un domaine pour en révo­lu­tion­ner un autre 

Comment vous est venue l’idée de développer une technologie holographique ?

D. – Mon équipe de recherche tra­vaillait à l’époque (2010−2011) sur un pro­jet com­plè­te­ment dif­fé­rent aux HP Labs, consis­tant à déve­lop­per des tech­no­lo­gies de pho­to­nique pour inter­con­nec­tions optiques. Le but était de rem­pla­cer cer­tains cou­rants élec­triques dans des micro­pro­ces­seurs par des signaux lumineux. 

Nous uti­li­sions de la nano­tech­no­lo­gie pour extraire la lumière de struc­tures pla­naires (les pro­ces­seurs pho­to­niques) et la pro­je­ter dans l’espace sous la forme de fais­ceaux très direc­tion­nels pour cap­ture et trans­port dans des fibres optiques. 

La clef fut de réa­li­ser que les mêmes struc­tures pou­vaient ser­vir à géné­rer un champ lumi­neux (light­field) qui est aujourd’hui la recette « secrète » de nos écrans holographiques. 

En somme, uti­li­ser une tech­no­lo­gie bien connue dans un domaine pour en révo­lu­tion­ner un autre. 

Qu’est-ce que cela change par rapport aux terminaux usuels ?

D. – Un écran clas­sique pro­jette une image qui a la même appa­rence quel que soit le point d’observation. Un écran holo­gra­phique fabri­qué par LEIA, en revanche, peut pro­je­ter des images dif­fé­rentes dans dif­fé­rentes régions de l’espace. Un obser­va­teur ver­ra une image qui dif­fère de l’œil droit à l’œil gauche, pro­vo­quant une impres­sion de pro­fon­deur (sem­blable à l’effet sté­réo 3D à base de lunettes que l’on trouve par­tout dans les cinémas). 

De plus, quand on bouge la tête autour de l’écran, on peut voir autour des objets (effet de paral­laxe). On a réel­le­ment l’impression d’avoir affaire à des objets réels qui sortent de l’écran et que l’on peut mani­pu­ler avec les doigts – une expé­rience assez magique. 

Le potentiel est gigantesque, est-ce raisonnable pour une start-up ?

“ Utiliser une technologie bien connue dans un domaine pour en révolutionner un autre ”

D. – Le poten­tiel en effet est énorme, on parle de créer l’interface de l’avenir dans le monde du numé­rique. Les enjeux sont grands mais le concept est tel­le­ment révo­lu­tion­naire qu’il ne peut être déve­lop­pé dans sa phase ini­tiale que par une start-up. 

Il y a sim­ple­ment trop d’inertie dans les grosses boîtes traditionnelles. 

P.-E. – Pour qu’une inno­va­tion soit accep­tée par les consom­ma­teurs, elle doit amé­lio­rer net­te­ment ce qu’il y avait avant. Sinon, pour­quoi chan­ger son habi­tude pour quelque chose de mar­gi­nal ? C’est para­doxa­le­ment plus simple de viser haut. 

Comment protège-t-on une telle invention ?

D. – Évi­dem­ment il y a les bre­vets, LEIA dépose à peu près cin­quante bre­vets par an et le nombre va sans doute conti­nuer de croître. Mais plus impor­tant, c’est le concept d’innovation continue. 

Quand une ver­sion de nos écrans est ren­due publique, nous avons déjà conçu la sui­vante, de manière à mini­mi­ser les risques d’être copiés. 

Combien de temps avant la diffusion auprès du grand public ?

P.-E. – Second semestre 2017. 

Leia est basée aux États-Unis ; pourquoi ?

D. – Les membres de l’équipe fon­da­trice ont tous étu­dié aux États-Unis et y rési­daient depuis quinze ans. Il était natu­rel d’y créer la socié­té, notam­ment parce que la Sili­con Val­ley a tout l’écosystème en place pour sou­te­nir une start-up dans les hautes technologies. 

P.-E. – La Sili­con Val­ley est née à par­tir de Fair­child Semi­con­duc­tor qui a ensuite don­né nais­sance à Intel, Natio­nal Semi­con­duc­tor, AMD, etc. L’expertise en nano­tech­no­lo­gie et semi-conduc­teurs y est donc extrê­me­ment forte. 

Nous avons besoin de cet éco­sys­tème et de cette pépi­nière de talents pour mettre toutes les chances de notre côté. 

Entre recherche et entreprenariat, qu’est-ce qui est le plus passionnant ?

Un champ lumineux qui est aujourd’hui la recette « secrète » des écrans holographiques
Un champ lumi­neux qui est aujourd’hui la recette « secrète » de nos écrans holographiques

D. – La recherche est pas­sion­nante d’un point de vue intel­lec­tuel certes, mais après une dizaine d’années j’avoue qu’on en vient à se las­ser du quo­ti­dien et de sa répé­ti­ti­vi­té – faire des « manips », écrire des papiers, pré­sen­ter ses tra­vaux lors de confé­rences et recommencer. 

L’entreprenariat c’est le contraire, aucun jour ne res­semble à un autre, il y a tou­jours des impré­vus et de nou­veaux pro­blèmes à résoudre. Cepen­dant, après avoir sui­vi une for­ma­tion scien­ti­fique pous­sée comme celle de l’X, on en vient à man­quer les chal­lenges techniques. 

L’idéal, c’est l’entreprenariat comme abou­tis­se­ment de ses tra­vaux de recherche. J’ai eu la chance de pou­voir déve­lop­per le pro­jet dans le confort des labos d’HP, loin des pres­sions des clients, avo­cats ou inves­tis­seurs, et aujourd’hui de le voir s’émanciper dans le monde réel où il va pou­voir tou­cher des cen­taines de mil­lions de personnes. 

Leia 3D finira-t-elle chez Facebook, comme Oculus Rift ?

D. – Nous voyons un énorme poten­tiel dans notre pla­te­forme de « réa­li­té holo­gra­phique » qui pro­met de deve­nir un stan­dard d’interaction avec le monde numé­rique, et natu­rel­le­ment nous avons de fortes ambi­tions pour la socié­té. Notre phi­lo­so­phie actuelle est de nous concen­trer sur l’exécution et la crois­sance du busi­ness sans vrai­ment se pré­oc­cu­per de la sortie. 

P.-E. – Ce qui est impor­tant pour nous, c’est que Leia finisse chez tous les consom­ma­teurs en enri­chis­sant leur quo­ti­dien. Le reste arri­ve­ra naturellement. 

L’essor des technologies virtuelles n’est-il pas le reflet de l’effondrement de nos sociétés réelles ?

D. – Était-ce la ques­tion de phi­lo du der­nier concours d’entrée ? Qu’on le veuille ou non, nous assis­tons à une tran­si­tion irré­ver­sible du réel au vir­tuel. Nos moyens de com­mu­ni­quer, de tra­vailler, de nous édu­quer ou de nous dis­traire ont aujourd’hui tous une forme numérique. 

“ L’idéal, c’est l’entreprenariat comme aboutissement des travaux de recherche ”

Les tech­no­lo­gies vir­tuelles les ramènent dans le monde réel pour rendre leur uti­li­sa­tion immer­sive et intui­tive. De ce point de vue, elles élar­gissent et com­plètent les socié­tés réelles, y incluant une forme phy­sique du monde numérique. 

P.-E. – Le monde vir­tuel ne sup­plan­te­ra pas le monde réel, car les rela­tions humaines sont fon­da­men­ta­le­ment au centre des pré­oc­cu­pa­tions indi­vi­duelles. Le but du monde vir­tuel comme nous l’entendons est de rendre le monde numé­rique plus conforme à la réalité. 

Com­ment inter­agir avec lui de la même manière qu’avec les objets qui nous entourent ? 

Quels sont les facteurs « sociétaux » qui favorisent l’innovation ?

D. – Sans hési­ter, le goût du risque, qui va de pair avec l’acceptation d’un éven­tuel échec. La plu­part des gens ne sont pas nés avec, mais c’est quelque chose qui s’apprend si on y est encou­ra­gé. Par exemple dans le sys­tème éducatif. 

P.-E. – Le fac­teur cri­tique est la capa­ci­té des ingé­nieurs et scien­ti­fiques à prendre des risques. C’est la base de l’innovation. Tout le reste (finan­ce­ments, culture du tra­vail, etc.) suit.

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